Entretien / Accueillir le hasard: un entretien avec Jean-Philippe Toussaint
Dans le cadre de sa publication de quatre textes singuliers, qui font parenthèse dans une œuvre romanesque exigeante, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint était invité à l’Institut Pierre Werner, où il s’est entretenu avec Ian De Toffoli. Le Tageblatt a rencontré cet auteur singulier, dont le style ciselé ne cesse d’enthousiasmer, pour s’entretenir de cycles romanesques, d’écriture théâtrale, mais aussi des temps sombres actuels.
Tageblatt: Votre carrière romanesque s’est récemment déployée en cycles. D’où vient l’attrait pour cette forme? S’agit-il d’une contrainte ou, au contraire, d’un cadre qui permet à l’écriture de s’épanouir?
Jean-Philippe Toussaint: C’est au moment de l’écriture du cycle autour de Marie que je me suis rendu compte de l’intérêt qu’il y avait à publier des livres qui étaient autonomes, mais qui s’inscrivaient conjointement dans un ensemble plus vaste. Ce fut pour moi une découverte, un plaisir qui m’a occupé pendant onze ans. Si, grâce au cadre du cycle, je savais où j’allais, il restait toujours des choses à découvrir – chaque nouveau livre était à construire, à imaginer. En même temps, il y avait quelque chose de déjà établi, qui me permettait de créer des échos, des résonances. J’ai entrepris un deuxième cycle autour de l’Europe, de Bruxelles, avec le personnage de Jean Detrez. Ce cycle a été nettement interrompu par la pandémie. En réalité, en 2020, j’aurais dû commencer à réfléchir au troisième volet, à mener des entretiens préparatoires. A cause de la pandémie, j’ai fait autre chose – il y a encore un gros morceau qui ne va pas tarder à sortir. Sinon, il y a eu la publication de deux petits textes – „La disparition du paysage“ et „L’instant précis où Monet entre dans l’atelier“ – qui ont un format très particulier, très exigeant: il me semble que des textes aussi courts sont jugés avec plus de sévérité. Il faut vraiment qu’ils tiennent la route. J’estime que les temps (sombres) actuels sont plus favorables à la réception de tels textes: plutôt que de passer trois jours ou une semaine à lire un livre, les gens consacrent peut-être plus facilement une demi-heure très intense à de la littérature exigeante. Ces petits formats, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup – parmi les références que j’ai en tête, il y a „L’image“ de Samuel Beckett ou „L’occupation des sols“ de Jean Echenoz. Minuit est d’ailleurs pratiquement le seul éditeur à en publier. D’ailleurs, ces livres me plaisent jusque dans leur matérialité, leur sobre élégance.
Dans „La Clé USB“, la question du blanc, du parler autour prédominait – vers la fin, on avait l’impression que l’histoire d’espionnage avait été un leurre, un MacGuffin –, alors que „Les émotions“ confrontaient le narrateur de façon bien plus immédiate à la mort du père. Peut-on espérer une suite à ce nouveau cycle – et vers où ira-t-il?
J’y réfléchis. Le dyptique, je l’ai écrit à la suite, dans la foulée. Je savais qu’il y aurait une suite, notamment parce que l’aspect espionnage du premier volet n’est pas complètement élucidé. Après la mort du père, ces questions restent en suspens – et moi-même, j’ai assez envie de savoir ce qui arrivera. Car en fait, pour l’instant, je n’en sais rien, sur ce qui va se passer. Mais je suis tenté de me pencher à nouveau là-dessus. J’avais esquissé quelques idées, qui sont en train de se transformer. A l’heure actuelle, le troisième volet est déjà très différent de ce qu’il aurait dû être il y a quelques années. Cependant, j’ai l’impression que ça n’est pas pour tout de suite, qu’il me faudra encore un an avant de vraiment m’y mettre.
Pour beaucoup de gens, la littérature, c’est raconter des histoires. Pour les auteurs de Minuit, s’il peut leur importer de raconter une histoire, ce qui est au premier plan, c’est la forme, la manière, la réflexion sur le genre (…)écrivain
Dans „Les émotions“, il y a un moment douloureux, où toute la vision du monde européen pour laquelle vivait le père du narrateur s’effondre. Que dirait-il à présent?
La date charnière de 2016, que j’avais alors choisie, est peut-être moins opérante avec le recul, au vu de ce qui nous est tombé dessus depuis. Il reste toutefois pertinent de dire que le vingt-et-unième siècle, plutôt qu’en 2001, a véritablement commencé avec la double rupture du Brexit et de l’élection de Trump en 2016. Mais il est évident qu’avec la pandémie en 2020 et la guerre en Ukraine, cette rupture est devenue moins nette. Finalement, je trouve que „La disparition du paysage“, qui est jouée en ce moment, répond, pour moi, plus à l’inquiétude de notre temps, puisque le monologue parle de terrorisme – qui est par ailleurs un autre sujet escamoté par les événements récents.
Quand on compare vos narrateurs des débuts, qui parlaient de chats de Schrödinger ou taquinaient une olive pour l’épuiser, et ceux des dernières œuvres, il y a à la fois une continuité et une évolution – on a l’impression de passer de la métaphysique à la politique.
C’est tout à fait vrai, mais c’est en même temps très spécifique pour „La clé USB“ et „Les émotions“. Paradoxalement, quand j’ai fait mes études de Sciences Po à Paris, je me suis retrouvé dans une section intitulée „Politique économique et sociale“. En me mettant à écrire, je me suis rendu compte que mes livres ne traitaient ni de politique, ni d’économie, ni de social. C’est quelque chose que j’avais complètement écarté. Avec Jean Detrez, je revenais là-dessus – la politique, au sens large du terme, est devenue centrale. C’était lié aussi à la mort de mon père en 2013, qui en tant que journaliste et directeur du Soir, était très impliqué dans la politique. Comme ce livre est quelque peu un hommage à mon père, il était clair que je serais amené à parler de Bruxelles et d’Europe, que je m’aventurerais sur ce terrain. Il faut rajouter que c’est quelque chose qui n’est plus tout à fait dans mes préoccupations présentes. Mais quand j’ai commencé ce cycle, je me suis dit que la politique, c’était quelque chose à quoi je pourrai essayer de me frotter en tant que romancier.
C’est une scène très métalittéraire, réflexive, où est décrit le passage de la frontière, habituellement étanche, entre la fiction et le réel. Normalement, les éléments du monde réel n’entrent pas dans la fiction. Là, il y a une sorte d’intrusion un peu brutale du monde extérieur dans la fiction.écrivain
Vous multipliez les formes d’écriture et les genres – et avec „C’est vous l’écrivain“, vous venez de publier un nouveau livre où vous évoquez le processus d’écriture. Tracez-vous des frontières entre les différents genres ou formes que vous pratiquez?
J’ai eu dès le départ une curiosité très large puisque au-delà de la littérature, je me suis vite intéressé au cinéma et à la photographie. J’ai ensuite continué à élargir mes intérêts: mon site Internet est un site de création, où il y a une réflexion artistique, j’ai conçu l’exposition LIVRE/LOUVRE pour le Louvre et puis, j’ai adapté mon cycle M.M.M.M. pour le théâtre et j’y ai donné de ma personne, puisque j’étais sur scène comme narrateur et acteur. On pourrait dire que je me disperse mais, dans ce champ très large que je continue à élargir, j’ai l’impression qu’il y a une très grande cohérence dans ce que je fais. Il y a, par exemple, la balance entre gravité et humour, même si mes premiers textes sont peut-être, pour le dire rapidement, plus drôles, alors que les derniers sont plus graves. La cohérence dans ce que je fais, je dirais que je la trouve instinctivement.
Il y a, dans „Made in China“, une forte réflexion sur l’immersion, non pas du côté du lecteur, qui fut beaucoup théorisée, mais du côté de l’auteur lui-même: quel impact a le réel au moment de l’écriture?
„C’est vous l’écrivain“, paru chez Le Robert, m’a permis de revenir sur des réflexions sur l’écriture que j’avais développées dans „L’urgence et la patience“. Dans „Made in China“, c’est encore un peu différent, puisque j’y décris l’écriture de l’intérieur: il y a cette scène où l’écrivain est plongé dans son livre et où la réalité extérieure vient l’en sortir. Les Harley-Davidson qui arrivent réellement devant la place du village corse où je suis en train d’écrire, je les fais surgir dans le monde du livre. C’est une scène très métalittéraire, réflexive, où est décrit le passage de la frontière, habituellement étanche, entre la fiction et le réel. Normalement, les éléments du monde réel n’entrent pas dans la fiction. Là, il y a une sorte d’intrusion un peu brutale du monde extérieur dans la fiction. Cette scène prend toute son ampleur dans le cadre d’une réflexion que je mène dans ce livre, à savoir une réflexion sur le fatal et le fortuit, sur les choses qui auraient de toute façon figuré dans le livre et les choses auxquelles on ne s’attendait pas du tout et que l’écrivain peut être amené à attraper pour les faire entrer dans son œuvre. Au cinéma, quand on tourne en studio, on élimine tout le fortuit, les bruits extérieurs, pour recréer un monde complet, étanche. Les cinéastes de la Nouvelle Vague furent les premiers à accepter de faire entrer du hasard dans l’œuvre. Pour moi, l’auteur doit être à l’écoute de ces hasards intrusifs. Là où la plupart des auteurs les balaieraient, ne les observeraient même pas, moi, je suis à leur écoute, j’essaie de les accueillir.
Gallimard a bien compris qu’il ne fallait rien changer à l’identité des Editions de Minuitécrivain
Observez-vous l’évolution du milieu éditorial français – et plus spécifiquement la vente des Editions de Minuit à Gallimard – avec inquiétude?
J’ai un attachement très particulier aux Editions de Minuit, puisque c’est mon éditeur de toujours et que la relation que j’ai eue avec Jérôme Lindon était extrêmement forte. C’est lui qui a découvert „La salle de bain“, c’est grâce à lui qu’il y a eu le succès mondial de ce livre alors que j’étais un jeune auteur inconnu. Jérôme Lindon était mon éditeur jusqu’à sa mort en 2001. Ensuite, c’est Irène, sa fille qui a pris la succession et qui a fait un très bon travail en étant fidèle à l’esprit qu’avait laissé son père. Au printemps dernier, Irène Lindon a décidé de vendre la maison aux Editions Gallimard puisqu’elle n’avait pas de successeur et qu’elle estimait que le moment était venu pour régler la question de la succession. Elle a trouvé, en accord avec Antoine Gallimard, le nouveau directeur éditorial en la personne de Thomas Simonnet, avec qui j’ai de très bonnes relations. Mon court texte sur Monet, qui arrive un peu à l’improviste, est de ce fait un livre de transition: alors que je l’ai envoyé à Irène Lindon, c’est Thierry Simonnet qui en est l’éditeur. Gallimard a bien compris qu’il ne fallait rien changer à l’identité des Editions de Minuit et, en ces trois mois, rien n’a changé, hormis le fait qu’il y ait un nouveau directeur. J’avais dit au départ que j’allais être vigilant, mais, à présent, je suis plutôt rassuré.
L’écriture des auteurs de Minuit a souvent été qualifiée de „blanche“. Diriez-vous qu’il y a une école, un style Minuit?
Pour moi, il y a une chose qui est propre à tous les auteurs de chez Minuit: c’est l’exigence littéraire. Il y a un sens de la littérature, ce qui veut dire, pour faire vite, que pour ces auteurs, ce n’est pas l’histoire qui est au premier plan. Pour beaucoup de gens, la littérature, c’est raconter des histoires. Pour les auteurs de Minuit, s’il peut leur importer de raconter une histoire, ce qui est au premier plan, c’est la forme, la manière, la réflexion sur le genre, comme on peut le voir avec „La disparition de Jim Sullivan“ de Tanguy Viel, où la réflexivité et le pastiche sont bien plus importants que l’histoire racontée.
„La disparition du paysage“ est votre premier texte théâtral. Comment fut conçu ce projet? En quoi l’écriture dramatique diffère-t-elle, chez vous, pour qui l’aspect visuel fut toujours un aspect important de l’écriture?
En réalité, ce texte, je ne l’ai pas écrit pour le théâtre. Je l’avais écrit à l’occasion d’une exposition au musée d’Ixelles qui s’appelait „Paysages de Belgique“. Pour moi, cela évoquait Ostende. Quand je l’ai repris en me demandant ce qui aurait pu se passer si j’avais été à Bruxelles dans le métro le jour des attentats du 22 mars 2016, que j’y ai donc rajoutée toute une dimension supplémentaire, le texte n’avait pas de destination puisqu’il avait déjà été publié dans un catalogue d’exposition et que je n’avais pas envie de le donner à Irène Lindon pour qu’elle le publie en texte court. Mais je l’ai gardé parce qu’il me plaisait beaucoup – et c’est alors que je me suis demandé: est-ce que ce texte n’aurait pas une dimension théâtrale? J’en ai parlé à Denis Podalydès, que j’admire beaucoup et que je connaissais – il avait lu „Football“ pour France Culture et nous avions dîné ensemble chez une amie commune. Dès que je le lui ai confié, il a pris son adaptation pour une mission – c’est lui qui a trouvé le metteur en scène. Ce qui fait que la question – est-ce que je vais un jour écrire pour le théâtre ? – reste pour l’instant sans réponse. Mais je peux dire que ça me tente.
Nouvelles parutions
„L’instant précis où Monet entre dans l’atelier“, de Jean-Philippe Toussaint, 2022, Les Editions de Minuit, 32 pages, 6,50 euros.
„C’est vous l’écrivain“, de Jean-Philippe Toussaint, 2022 Editions Le Robert, 176 pages, 14,90 euros.
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