Théâtre / Apocalypse intime: „Juste la fin du monde“ de Jean-Luc Lagarce dans une mise en scène de Myriam Muller
Après „Songes d’une nuit…“ au Grand Théâtre et „Blackbird“ au Théâtre du Centaure, „Juste la fin du monde“, initialement prévu pour la saison dernière, est la troisième mise en scène de Myriam Muller qui, après la boîte de nuit aux teints féeriques de Shakespeare et le huis clos de David Harrower, nous plonge dans l’univers familial noir de Jean-Luc Lagarce, où les gens parlent beaucoup sans jamais parvenir à entrer en communication.
Un fils rentre voir sa famille qu’il a fuie tout au long de sa vie pour leur annoncer qu’il va mourir. Pourtant, rien ne se passe comme prévu: la famille à laquelle il retourne est en pièces, le précaire équilibre entre ses membres est détruit par l’arrivée de cet ancien membre de famille que la distance et le temps ont transformé en parfait étranger, d’anciennes animosités, de très vieilles rivalités somnolentes se réveillent tout à coup, la jalousie que ce fils, Louis, ait osé s’en aller dans le monde mener une vie plutôt que de rester entravé aux liens familiaux comme l’ont fait les autres, qui ont l’impression d’avoir terminé leur vie en cul-de-sac. Du coup, il repartira sans avoir rien dit, des conflits irrésolus et irrésolubles planant au-dessus de ce foyer familial qu’il abandonnera ainsi à nouveau, et pour toujours.
Traversée par des récits bibliques tels, évidemment, le retour du fils prodigue, mais aussi l’histoire de la rivalité fraternelle entre Caïn et Abel, „Juste la fin du monde“ s’est vite imposé comme un classique du théâtre contemporain et a souvent fait l’objet d’adaptations, la plus connue étant probablement celle de Xavier Dolan, en compétition à Cannes en 2016, avec, entre autres, Gaspard Ulliel, tragiquement décédé depuis.
Au-delà de la tragique dimension autofictionnelle du texte de Lagarce qui, comme son protagoniste Louis, mourra cinq ans après la publication de la pièce, qu’il a écrite alors qu’il se savait séropositif, c’est le traitement tout particulier au langage qui en fait, entre autres, l’attrait: il y a ces personnages qui parlent pour ne rien (se) dire, ces mots qui comblent le silence pénible où pourrait surgir la confidence que personne ne veut attendre, il y a cette constante préoccupation à bien s’exprimer, grammaticalement, alors qu’on semble s’en foutre de ne jamais entrer en dialogue avec l’autre.
Il y a ce constat, fait par Suzanne, que si le frère est parti pour devenir écrivain, il n’a pourtant jamais su avoir les mots justes pour eux, n’a jamais voulu les utiliser pour entrer en communication avec eux – ce fut aux autres qu’il les réserva, ces mots.
Dire sans se parler
Pour sa mise en scène repoussée – la production était prévue pour la saison dernière –, Myriam Muller se concentre sur la visualisation de cette distance et les efforts, ratés, des personnages de la combler. Cette distance, cette incompatibilité, se traduit dans la scénographie, qui éclate les différentes pièces et éléments du foyer familial pour les recomposer imparfaitement, les disséminer aux quatre coins de l’arrière-salle du Kinneksbond, où l’on avait découvert l’entrepôt de „Moi, je suis Rosa“, autre coproduction du Centaure.
Cet éclatement se manifeste aussi dans la chorégraphie des acteurs, qui se frôleront sans vraiment se toucher dans une série de monologues exprimant l’incompréhension qui règne entre eux tout comme cet espoir que, quand même, à travers les mots, on arrivera à plus de proximité.
C’est par le recours à la vidéo que Louis feint d’abord de se mettre à distance – entre sa famille et lui, s’interpose la caméra et son regard – pour en réalité essayer de se rapprocher de sa famille – car dans ce geste de filmer les membres de sa famille, son regard s’attardera sur tel ou tel détail, une carte postale, un collant troué, il lui arrivera de percer la surface des mots pour pénétrer dans l’intimité de ceux qui lui reprochent de ne jamais s’être intéressé à eux, reproduisant en abyme le geste d’observation de l’auteur.
C’est une idée simple mais touchante qui s’accompagne d’effets visuels – des citations qui apparaissent sur l’écran et qui subdivisent les différentes scènes – et musicaux – la création sonore réussie de Michel Zeches – et qui permet de rythmer quelque peu une pièce qui prend son temps pour laisser flotter les animosités et les efforts de rapprochement.
Se situant ainsi à mille lieues du déchaînement que fut „Blackbird“, la pièce prend un peu de temps à nous saisir, la distance entre les personnages se traduit parfois dans un jeu d’acteur qui, individuellement, convainquent (même si on commence à avoir l’impression que Jules Werner a fait le tour de la masculinité toxique, dont il a montré qu’il sait en incarner les différentes facettes dans „Blackbird“, „Kommunioun“ (voir ici même page 10) et donc cette pièce-ci) mais dont l’aliénation est si bien mimée qu’elle risque parfois d’aliéner aussi les spectateurs.
C’est vers la fin, alors que Louis raconte la mort d’un amant et sa maladie, et lors de son départ que la mise en scène devient plus empathique, plus rythmée, qu’elle change de ton pour nous laisser voir le vide béant de la mort et toute la tristesse de ces familles où, faute de trouver les mots et les gestes justes, la communication est enrayée – cette communication qui, pourtant, fait l’essence du théâtre.
Info
Prochaines représentations au Kinneksbond: demain, mercredi et samedi à 20 heures, dimanche à 17 heures. Durée: 1h 50
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