Prix littéraires (3) / „Arracher quelques centimètres à l’ombre“: „Quand tu écouteras cette chanson“ de Lola Lafon
Treizième ouvrage de la belle collection „Ma nuit au musée“ dirigée par Alina Gurdiel, „Quand tu écouteras cette chanson“ de Lola Lafon évoque la nuit qu’a passée l’autrice au Musée Anne Frank dans un récit intimiste et bouleversant, qui désenchevêtre la vie de „la victime de la Shoah la plus célèbre au monde“ du palimpseste de gloses intéressées tout en retraçant le passé migratoire de sa propre famille.
„Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine.“ C’est par une telle pirouette rhétorique, empruntée à Marguerite Duras, que l’autrice s’en sort quand Ronald Leopold, le directeur du Musée Anne Frank à Amsterdam, veut savoir ce qui l’amène au juste à vouloir y passer la nuit.
Au-delà du fait que l’exploit serait inouï – „si tu vas jusqu’au bout de ta nuit, tu seras la seule à l’avoir fait“, lui glissera la vigile Gladys à une heure entre chien et loup –, le directeur se montre prudent: on ne laisse pas n’importe qui passer la nuit dans ce lieu, et avant de lui accorder son autorisation, Leopold, loin de vouloir la soumettre à un questionnaire, cherche quand même à savoir ce que „représente la jeune fille“ pour l’autrice.
Or, c’est précisément pour trouver une réponse à cette question que Lola Lafon passera la nuit au musée. Car cerner Anne Frank, „la seule jeune fille juive à être si follement aimée“, que „le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose“, équivaudra non seulement à aller au-delà du fameux „Journal“, „que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment“, pour dépouiller la personne historique de toutes les gloses, de toutes ces appropriations, de ces vampirisations qui la déposséderont, au fil des décennies et de façon posthume, de son identité: il s’agira aussi d’affronter le passé de sa famille juive que Lafon admettra avoir essayé, pendant des années, à fuir – d’un, parce qu’il est traumatique, et de deux parce que sa famille a tant essayé de s’intégrer dans cette France que ses grands-parents espéraient accueillante qu’elle a hérité de ces mécanismes d’assimilation, de ces injonctions de se rendre invisible, „de ne pas donner son vrai nom, aux consonances étrangères“.
Au cours de sa nuit au musée, Lafon hésitera à entrer dans l’Histoire, rodera devant la chambre d’Anne Frank sans oser y entrer – l’on pense à „Préhistoire“ d’Éric Chevillard, où le narrateur, gardien d’une grotte préhistorique, refuse lui aussi, de façon certes plus ludique, à entamer son récit, Chevillard poussant ici au paroxysme sa méfiance des ficelles faciles des structurations narratives, dont il sait à quel point elles simplifient souvent le réel, quand elle ne le réécrivent pas, le noyant sous un palimpseste de signes.
Dans „L’Arche Titanic“, sa propre contribution à la collection „Ma nuit au musée“, ce même Chevillard écrit, au sujet de l’extinction de certaines espèces animales: „Triomphe de notre ingéniosité, nous sommes devenus égaux, en termes de dévastation, au plus contondant astéroïde, à la plus réfrigérante glaciation, aux plus violents cataclysmes!“ avant de conclure: „L’homme est un monstre paradoxal. Je ne lui confierai pas mes filles.“
Regarder au cœur même du vide
Plutôt que d’ajouter encore un texte à ce palimpseste qu’est devenu le „Journal“ d’Anne Frank, Lafon suit le conseil de Laureen Nussbaum, qui étudie l’œuvre depuis 1990 et qui lui conseille de lire les quatrièmes de couverture des différentes éditions: alors que dans les années 60, un éditeur affirmait que „lire le journal d’Anne Frank, c’était assister à l’épanouissement d’une adolescente face à l’adversité“, sa parution aux États-Unis fut accompagnée des mots d’Eleanor Roosevelt, qui louait „la noblesse de l’esprit humain“ et „le message d’espoir“.
„Pas une allusion au régime nazi, ni à la Shoah. Pas un mot sur les conditions dans lesquelles Anne Frank a écrit“ – conditions sur lesquelles Lafon, loin de la fiction cinématographique un peu mièvre qu’Ari Folman en a tiré dans sa coproduction luxembourgeoise qui, rappelons-le, part elle aussi du Musée Anne Frank, n’a de cesse d’attirer l’attention, évoquant le terrible confinement d’Anne Frank et de sa famille, sa lucidité sur les déportations et les chambres à gaz, son exaspération de ne pas être prise au sérieux par Fritz Pfeffer, son voisin de chambre, son humour, ses désirs de jeune fille, les passages souvent censurés sur la masturbation, les décorations de sa chambre d’adolescente, où se reflète le contenu de magazines prônant une esthétique aryenne („Anne Frank affichait dans sa chambre les images-propagande d’un monde blond, triomphalement aryen, dans lequel elle n’était qu’une tache à effacer, qu’un cancer à éradiquer“) ou encore la conscience de la valeur documentaire future de ses écrits. Elle va jusqu’à écrire ce qu’Anne Frank s’est d’abord interdit d’imaginer puis n’a plus pu raconter, l’autrice s’insurgeant contre ceux qui omettent volontairement que, si Anne Frank a été „drôle, futile, adolescente“, ce fut „en dépit du reste“.
„Ce reste qu’elle n’a pas pu nous écrire“ et que Lafon, fustigeant ceux qui isolent de son Journal des phrases, citant hors contexte son passage sur „la bonté innée des hommes“ – ce sont les mêmes qui ne retiennent, de la Peste camusienne, que sa conclusion similairement lumineuse et partielle –, restitue dans un chapitre qui dit sans concession la déportation des Frank, leur mort horrible, le désespoir du père, seul survivant qui a pendant longtemps recherché ses filles, refusant leur mort.
C’est vous (nous) contre l’oubli
Et si elle le dit, c’est parce qu’elle estime que c’est notre devoir de l’écrire, cette fin terrible – afin de l’opposer aux conspirationnistes et négationnistes qui ont osé dire qu’Otto Frank avait inventé sa fille, de l’opposer à ces mièvres adaptations théâtrales où l’on cherchait à éradiquer le fait qu’Anne Frank était juive – le metteur en scène Garson Kanin voulait en faire une pièce ni „trop juive“ ni „trop triste“, allant, au nom d’une universalité complètement idiote, jusqu’à éradiquer à la fois Hanukkah et les Allemands en uniforme du récit afin d’insister sur la romance entre Anne et Peter, toutes argumentations qui cachent mal un antisémitisme plus que latent.
Cette nuit au musée n’est cependant pas une simple réhabilitation, un simple dépouillement de l’histoire d’Anne Frank: à travers le récit de vie de „la victime de la Shoah la plus célèbre au monde“, à travers cette nuit passée dans l’Annexe, où les murs vibrent de l’absence de ces habitants – pour Lafon, si Otto Frank voulait que l’appartement demeure en l’état dans lequel il l’avait trouvé, c’était pour qu’on devienne témoin du vide, qu’on ne puisse s’y soustraire, qu’on se dise: „dans l’Annexe, il n’y a rien et ce rien, je l’ai vu“ –, c’est son propre passé qui ressurgit, ce passé et cette identité juives dont elle s’est écartée à l’adolescence, se vouant à „l’illusion internationale de la légèreté“ plutôt que d’embrasser l’insoutenable lourdeur de son passé familial, refusant ses déportés et ses morts, ignorant ses accros au Lexomil, remède-miracle contre une dépression héréditaire, refoulant la confrontation des grands-parents à l’antisémitisme français alors même que c’est son passé dans la Roumanie de Ceausescu qui la lancera sur la voie de l’écriture et de la fiction – parce qu’on commence parfois à écrire pour „inventer une suite à ce qui n’est plus“.
Dans son texte intime, Lola Lafon réussit ainsi à passer de l’autofiction au récit historique en évitant le double écueil du nombrilisme – ç’aurait signifié l’échec de ce projet que de débarrasser Anne Frank et son journal de ses glosateurs afin de se le réapproprier pour légitimer un récit personnel – et de l’épiphanie: si l’on assiste, vers la fin, dans un passage un chouïa pathétique, au retour d’un refoulé traumatique dans la chambre d’Anne Frank, la délicatesse de son récit, la sensibilité de sa reconstitution, le soin avec lequel elle évoque sa grand-mère polonaise, le silence de son père et, finalement, cet ami rencontré en Roumanie et mort sous le régime totalitaire de Pol Pot s’intègrent dans un projet de réécriture.
En finissant avec ce palimpseste étouffant rédigé par ceux qui cherchaient à rendre son destin visible pour mieux le cacher, Lafon inscrit la vie d’Anne Frank dans une nouvelle généalogie – celle des victimes d’un antisémitisme qui semble aujourd’hui intarissable, celle des migrants qui, par des réflexes héréditaires, se cachent et s’adaptent pour ne pas attirer l’attention sur leur soi-disant altérité, celle d’un „sous-peuple impossible à éduquer“, comme le disaient les Khmers rouges, et que des tyrans sanguinolents „assassinent méthodiquement“ – et celle, enfin, de toutes ces filles irrévérencieuses dont Anne Frank serait la marraine et à l’hommage desquelles Lafon s’imagine construire un musée.
Info
„Quand tu écouteras cette chanson“, de Lola Lafon (2022 Stock, 19,50 euros, 256 pages) a été couronné par le prix Décembre et le prix littéraire des Inrockuptibles.
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