Théâtre / Avec „Barbara contre Esch City Plus“, Richtung22 critique la gentrification eschoise
En recourant à un dispositif scénique qui a fait ses preuves, Richtung22 parvient à donner plus de cohérence et une dimension plus nuancée à son théâtre politique: „Barbara contre Esch City Plus“ est grinçant, sombre et (un brin) moins ostentatoire que les pièces précédentes du collectif.
Que théâtre et tribunal fassent bon ménage – peut-être parce qu’un certain arc dramatique, voire tragique, est inhérent aux deux –, on le sait au moins depuis le „Kongo Tribunal“ de Milo Rau, à la suite desquels un ministre congolais a dû démissionner, ou encore depuis „Terreur“ de Ferdinand von Schirach, à la fin de laquelle le public pouvait trancher si le jeune pilote accusé était coupable ou innocent, la pièce déployant dès lors, selon l’avis de la majorité démocratique de la soirée, une des deux fins différentes.
C’est un dispositif similaire auquel recourt le collectif Richtung22 pour „Barbara contre Esch City Plus“, qui s’inscrit dans tout un cycle de projets divers développés dans le cadre de leurs recherches autour de la transformation de la ville d’Esch (dans une osmose un peu étrange, le projet bénéficie du support financier d’Esch2022) et dont la première incarnation scénique, „Esch ass dout“, avait pris forme au socle C à Belval.
Poussant plus loin encore sa charge critique contre la gentrification de la ville d’Esch, „Barbara contre Esch City Plus“ imagine un tribunal qui décide quels citoyens auront le droit de pouvoir continuer à vivre à Esch – et lesquels devront s’exiler de la ville, voire du pays, faute d’avoir les moyens financiers nécessaires pour pouvoir se permettre d’affronter les prochaines augmentations de loyers et autres hausses du coût de vie à venir. Car le citoyen eschois dont rêve la ville est quelqu’un de friqué, qui s’en foute de ce que peut coûter un appart et qui puisse gonfler les poches du pays en consommant à tout-va.
Située sur le Plancher des coulées à Belval, au-dessus de la Möllerei, où l’on entendait, vendredi soir, encore un (très) léger tintement de verres et un brouhaha conversationnel du vernissage de l’expo „In Transit“, „Barbara contre Esch City Plus“ accueille les spectateurs dans un espace scénique sombre, qui prend ses acteurs entre deux grands blocs de ciment, suggérant dès le départ une sorte de traquenard, de guet-apens.
Alors que la première accusée, Marta Soares (Manon Roukoz) est brutalement escortée sur scène par des individus casqués issus tout droit d’un film de science-fiction dystopique, apparaît tout en haut d’un pupitre inatteignable la juge Gentrificatia (Anne Gillen) – les choses peuvent commencer. Et il apparaît assez vite, lors de cet incipit, que du procès démocratique, les événements n’en épouseront que la forme.
Courgettes et décantation
Faute de gagner assez bien sa vie et malgré que Marta Soares, „produit de l’immigration ouvrière“, soit une citoyenne eschoise depuis toujours, le parquet, représenté par le Dr. Arc, exige qu’on l’expulse: „Est-ce que cette personne a un avenir à Esch? Est-ce que Madame Soares est celle à qui nous souhaitons offrir les courgettes que nous faisons pousser actuellement dans le jardin communautaire la Rout Lëns? Est-il justifié, vu ces circonstances, que Madame Soares prenne la place d’une personne qui collerait bien plus à l’avenir d’Esch?“ La défense, quant à elle, plaide assez lamentablement pour une période probatoire de deux ans, arguant qu’il faut bien à Esch quelques exemples d’immigrants ou immigrantes bien intégrés et authentiques.
Après ce premier procès, censé nous initier dans le fonctionnement d’un tribunal aux rouages plus que douteux – la juge parlera bien d’un „procès équitable basé sur les lois du marché“, ce qui est une contradiction dans les termes – et à la xénophobie plus qu’apparente, enter Barbara Dos Santos (Magaly Teixeira), ancienne journaliste de „La lingua rossa della Minett“ qui se retrouve à la rue depuis que son journal – une victime parmi d’autres du grand changement que les politiciens font traverser à la ville d’Esch – a dû mettre la clé sous porte – ce qui est d’autant plus grave que ce journal, fondé par des femmes courageuses lors de la crise sidérurgique, était le seul à avoir donné une voix à tous ceux et celles qui ont bâti ce pays sans que celui-ci leur accorde serait-ce que le droit de vote en retour.
Très remontée, Barbara n’aura de cesse de démonter les tours rhétoriques du parquet, dont le langage même est traversé par la conscience des hiérarchies sociales et du mépris du peuple, de dénoncer le tribunal comme illégitime, de montrer clairement la dimension fasciste de cette volonté d’épuration de la société eschoise.
Face aux témoins et experts convoqués par le diabolique Dr. Arc (un Raphael Lemaire merveilleusement mielleux et mesquin), elle ne fera pas le poids et le procès trouvera une tournure de plus en plus noire et grinçante, tout d’abord avec l’expertise gorgée d’imageries fascistes du Professeur Remix (Sammy Braun), selon lequel la mixité des populations est une illusion et qui évoque le décantage naturel de la population, à la fin duquel les mauvais grains, d’une masse plus élevée, tomberaient des régions plus riches pour s’agglomérer tout en bas, dans le Minett, ensuite avec le plaidoyer postapocalyptique de Noah (Emilie Berg), qui confirme que le monde court à sa perte et selon qui il faut construire, au Luxembourg même, un arche pour sauver les riches et les éduqués.
Alors qu’„Esch ass dout“ avait été bien trop didactique et dégageait quelque peu l’impression que le collectif avait, dans tout son engagement politique, oublié d’écrire et de faire du théâtre, „Barbara contre Esch City Plus“ constitue un assez grand pas en avant, à la fois dans son esthétique, dans le jeu des acteurs, même s’il reste trop inégal, et dans sa façon de concevoir son théâtre politique.
Si c’est parfois un peu gros – la démonstration politique y reste plus importante que l’esthétique et la narration –, si la pièce se perd parfois dans son accumulation de chiffres et s’il aurait été sage de l’élaguer, de la condenser quelque peu, surtout vers sa fin, force est de constater que la scénographie, qui s’adapte parfaitement au lieu, le jeu impeccable de Magaly Teixeira, convaincante dans son incarnation d’une femme qui résiste, le ton grinçant, tantôt drôle, souvent sombre, qui reflète une colère et une inquiétude bien réelles, en font un spectacle bien plus abouti que les précédents efforts du collectif.
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