Bande dessinée / Avec Bella Ciao, Baru retrace l’odyssée des ouvriers italiens
A travers une série de tableaux tantôt tragiques, tantôt tendres, qui maturent en lui depuis trois décennies, Baru rappelle aux immigrés italiens le prix payé par leurs ancêtres pour qu’ils ne le fassent pas payer aux nouveaux venus. Depuis les cités de Sainte-Claire à Thil qui l’ont vu grandir, le dessinateur de 73 ans adresse un message universel nécessaire.
„Bella Ciao“, c’est la communauté qui chavire et s’époumone dès les premières notes. C’est la lutte promise dans ses paroles à qui s’en prend à la liberté. Mais c’est aussi et encore un formidable quiproquo sur les origines d’une chanson de lutte que Baru se plaît à raconter, dans un échange savoureux entre son personnage Teodorico Martini et son cousin qui nous emmène dans les rizières de la plaine du Pô. Celui donne l’occasion au cousin anthropologue d’expliquer le concept de „mauvaise attribution“. Il ne peut que plaire à Baru dont les souvenirs des siens et de la vie entre Thil et Villerupt s’enchevêtrent tellement qu’il ne sait plus toujours s’il a vraiment vécu un fait et quand.
Baru s’accommode bien de ces approximations et réinterprétations. Il „essaie d’adosser ses histoires à des réalités factuelles“, explique-t-il. Il ne se veut pas historien, même si avec le premier chapitre qu’il consacre au massacre des Italiens d’Aigues-Mortes, il démontre – à la manière d’un Etienne Davodeau, entre autres – tout ce que peut apporter la bande dessinée, pour redonner de la chair et de la fureur à des événements historiques.
32 planches restituent dans le premier quart du livre, l’engrenage de ces chaudes journées d’aout 1893, dans les salines qui voisinent la ville fortifiée par Louis IX, au bout duquel des travailleurs saisonniers s’attaquent violemment aux vigoureux ouvriers italiens qui leur font une rude concurrence, sous l’oeil complice de la bourgeoisie locale, qui choisit le camp de la préférence nationale plutôt que celui du mérite au travail. Résultat: dix morts italiens et aucune condamnation pour les assaillants. Baru y va de son hommage en redonnant un visage aux victimes et de sa mise en garde envers les Italiens qui leur ont succédé.
„Le beau rôle à la classe ouvrière“
Avec „Bella Ciao“ qui se déclinera en trois tomes, à raison d’un tome par automne, Baru continue à faire ce qu’il a toujours fait; à savoir mettre ceux qu’il appelle „les miens“ au premier plan. „J’ai commencé à faire des bandes dessinées parce que j’avais l’intention de nous donner le beau rôle, de donner le beau rôle à la classe ouvrière.“ Cette nouvelle série est un vieux projet qui mûrit dans sa tête depuis plus de trois décennies. Il marquera la fin d’un cycle, entamé au début des années 80 avec la série „Quéquettes blues“ (sa jeunesse dans les années 60), poursuivi au tournant du siècle avec la série „Les Années spoutnik“ (son enfance dans les années 50), consistant à faire en arrière-fonds, un portrait de la classe ouvrière d’immigration italienne depuis le début du XXe siècle jusqu’à la fin des usines.
La réalisaiton du projet est avec le temps devenu le fruit d’une colère, celle de voir le discours xénophobe typique du Front national gagner les terres jadis communistes, gagner les siens. „Quand tes parents ou tes grands-parents ont tant supporté pour que toi tu deviennes transparent, tu ne peux pas te comporter comme une ordure vis-à-vis des gens qui migrent. Je n’ai pas d’indulgence pour ceux qui le font.“
Le prix payé par les ancêtres pour être simplement transparents, voilà ce qu’il entend rappeler, à l’heure où le passé sidérurgique et les solidarités qu’il a créées s’effacent du paysage mais aussi des têtes. Ce prix à payer, c’est la violence physique, l’horreur xénophobe qui culmine à Aigues Mortes, sans pour autant se disparaître par la suite des coups et des mots.
Quand tes parents ou tes grands-parents ont tant supporté pour que toi tu deviennes transparent, tu ne peux pas te comporter comme une ordure vis-à-vis des gens qui migrent.dessinateur
Il y a ensuite la violence symbolique, qui intime aux immigrés de rester discrets. C’est celle qu’on voit à l’oeuvre dans cette scène où le grand-père refuse de parler italien avec son petit-fils qui le lui demande. „La plus importante des violences symboliques est celle que l’immigré s’impose à lui-même. Si son but était de rester, il fallait qu’il tue symboliquement l’Italien qui est en lui.“ Il évoque à ce propos „Pane e Cioccolata“, un film dans lequel le personnage campé par Nino Manfredi fait tout, y compris se teindre les cheveux, pour passer inaperçu dans son nouveau pays d’adoption, la Suisse. „C’est le film que j’aurais aimé faire“, dit celui qui est l’auteur de moult affiches du Festival du film italien de Villerupt.
Baru a aussi en tête l’interdiction à la même époque de la mora, ce jeu qui est en fait une alternative à la courte paille, à laquelle on reprochait d’être trop bruyante. „Il ne fallait pas qu’on les voit, pas qu’on les entende. C’était une transparence imposée, pas celle qu’ils auraient choisi pour devenir des Français.“ La violence symbolique est celle dont on voit la matrice dans les huit pages de la demande de naturalisation faite par son père en 1934, reproduites au coeur du livre. L’Etat hygiéniste s’y assure que le candidat n’a pas de tares et qu’il est suffisamment assimilé pour pouvoir échapper à l’Italie fasciste qui veut l’enrôler. Et pour finir, il y a les humiliations qui visent aussi bien le prolétaire que l’Italien qui s’y cache.
„Pour toucher l’universel, il faut parler depuis son village. Et moi je parlais depuis les cités Sainte-Claire de Thil.“ S’il semble s’adresser à l’immigration italienne, le message que Baru fait passer à travers ses bandes dessinées ratisse bien plus large. „Au travers des Italiens, j’essaie de parler de toutes les migrations“, dit-il, conscient toutefois pour l’avoir vécu avec sa bande de potes composée pour moitié d’Italiens et moitié de Maghrébins, que les expériences diffèrent. „Ces pauvres gens sont sans arrêt sous la menace d’une répression brutale qui peut aller jusqu’à l’expulsion du territoire. Donc ils se taisent, serrent les dents et supportent“, observe-t-il à propos de ces derniers.
Engagés et dignes
Comme le roman „La discrétion“ de Faïza Guène l’a démontré à la rentée, les enfants de Maghrébins ont plus souvent du mal à saisir l’attitude de leurs parents, marqués par la passivité, que les enfants d’Italiens. Les ouvriers italiens ont regagné leur dignité à travers les luttes syndicales et le mouvement communiste. Dans „Bella Ciao“, Baru ne manque pas de rappeler ces engagements politiques, antifascistes notamment, qui l’ont fortement impressionné dans sa jeunesse. Il excelle à rendre la fierté et l’honneur sur les visages de ceux qui ne plient pas et se battent, que ce soit contre le capitalisme ou contre le fascisme.
C’est cet engagement qui a permis aux siens de prendre un ascenseur social qui ne les attendait pas. „Il ne nous est pas fourni généreusement par ceux qui dominent. Ce n’est pas un don mais une conquête“, rappelle-t-il. Cet ascenseur social et cette dignité se faisaient d’ailleurs voir notamment à travers une mode particulière, que Baru nous donne à voir avec tendre. Elle consistait à porter son pantalon du dimanche trop court, non pour comme aujourd’hui, laisser apparaître ses chaussettes, mais pour faire admirer la beauté et la belle tenue de ses chaussures. Cette mode est celle qui orne la couverture du premier tome.
Baru se garde de toute nostalgie, mais il regrette la disparition de cette propension aux luttes collectives, dont il entend modestement rallumer la flamme. „C’était pas la belle époque. C’était une guerre permanente, qui continue aujourd’hui mais de manière soft, parce que nous nous taisons.“
„Quand un prolo prenait une gifle, il cognait avec son poing; Ces gens étaient debout. La domination capitaliste libérale a forgé cette mystification de l’individualisme qui a fait une génération de gens couchés“, déplore-t-il. „Aujourd’hui, on est presque des Américains, on pense qu’on ne pourra s’en sortir que tout seul. Cet abandon des collectivités de résistance, c’est pour moi la plus grande victoire du capitalisme et ce qui entraîne tous les désastres qu’on connaît aujourd’hui.“
Cette époque nouvelle, c’est aussi plus légèrement, celle des robots à cuisiner qui empêche de revivre les scènes de l’enfance, dont les fameuses préparations à la main de capellettes, récurrentes dans les oeuvres de Baru. Dans Bella Ciao, il se met en scène en train de perpétuer la tradition chez une amie, et en profite pour refiler sa recette mais aussi pour évoquer le génie du prolétaire qui se cache dans la réalisation d’un ustensile que l’industrie n’a pas pensé à faire.
Le Luxembourg en pointillés
„Bella Ciao“ est une histoire de France, mais d’une France des frontières. Dans le tome II, il rendra hommage aux réseaux de résistance montés par des Italiens – non français – dans la Moselle alors annexée par l’Allemagne. Mais le Luxembourg y fera son énième apparition dans une des oeuvres de Baru. Elle sera plus furtive que l’évocation faite dans „Quéquette Blues“, mais elle sera toujours abordée sous le même angle, celui des bals de la Frontière (Grenz) d’Esch, de cette ville où s’était installé le frère de sa grand-mère.
Les bals de la Grenz étaient les plus chics que Baru et ses potes pouvaient fréquenter autour de chez eux. „Esch-sur-Alzette, pour nous, c’était l’eldorado, quand on était jeunes. Parce qu’il y avait les bals de la frontière. C’était quelque chose de fantastique“, confie-t-il. On y allait aussi faire des emplettes; des cigarettes déjà mais aussi des vêtements. „Il y avait toute une rue avec des commerçants de fringues. C’était la rue du Brill. C’est là qu’on venait se fringuer car à Villerupt, il n’y avait pas grand-chose: un magasin, et c’était pas un truc de jeunes.“
„Le Luxembourg est hyper présent dans mes portraits de groupe, parce que c’était un élément essentiel de notre état de jeune adulte“, explique le dessinateur primé à trois reprises au prestigieux festival d’Angoulême de la bande dessinée, dont en 2010, pour l’ensemble de son oeuvre. „On devait aller au Luxembourg, parce qu’il y avait les filles, mais avec toutes les frustrations qui allaient avec car on n’avait pas tout ce qu’il fallait pour pouvoir en profiter. D’autres le faisaient à notre place. Et généralement, ça nous rendait assez furieux. Au moindre prétexte, ça partait en bourre-pifs.“ On se battait à son époque pour les filles mais jamais au nom d’une nationalité, à cette époque où les Italiens étaient en majorité.
Pour gagner cet eldorado, il y avait un obstacle de taille à passer. Celui des douanes. „Pour les Italiens, cette frontière les emmerdait à cause des contrôles tatillons. Le Luxembourg, surtout quand on était jeunes adultes, c’était une vraie galère. Pour un oui ou pour un non, ils nous empêchaient de passer. En plus, il n’en fallait pas la ramener car c’étaient des bestiaux qui, s’il vous en mettait une, vous la sentiez passer. Du coup, on était toujours dans le conflit avec ces foutus douaniers et on a développé des stratégies pour passer quand même, à travers l’usine par exemple.“
Baru regarde avec étonnement l’influence démesurée prise désormais par le Luxembourg à la frontière. Il était loin de l’avoir prévu dans le passé „Je faisais souvent la même blague, quand on avait un coup dans le nez. On est là, on est une dizaine, on envahit le Luxembourg et on l’annexe. Mais c’est le contraire qui s’est passé. C’est le Luxembourg qui annexe toute cette partie. Tous les gens qui sont là dépendent du Luxembourg pour leur survie et leur travail.“ Cela n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes de cohabitation, depuis l’arrivée récente de nombreux immigrés portugais, qui rentrent tout à fait dans le propos de Bella Ciao.
Insulte bestiale
Le premier chapitre de Bella Ciao semble fait sur mesure pour titiller les Luxembourgeois d’origine italienne. Baru y mentionne notamment l’appel à la chasse à l’ours qui fut alors lancée dans les salines d’Aigues-Mortes en 1893. L’insulte en France a rapidement disparu du langage. Baru n’a jamais entendu un des siens se plaindre d’avoir été insulté de la sorte. Il l’a notamment relevé dans la percutante étude „Le massacre des Italiens“ que le socio-historien Gérard Noiriel a consacré à ces événements.
Il en est tout autrement au Luxembourg où l’insulte a encore cours bien qu’elle tende à disparaître. L’évocation de ce massacre rappelle toute la violence que contenait par le passé le terme de Bier pour désigner les Italiens au Luxembourg. Or, ce „Bier“ luxembourgeeois est la traduction littérale de l’ours d’Aigues-Mortes, insulte qu’on rencontre quelques jours après le massacre d’Aigues-Mortes à Nancy, puis dans les années qui suivent à Villerupt et Thil, avant de faire une entrée fracassante en mai 1897 au Luxembourg, quand un ouvrier luxembourgeois qui avait imité le grognement de l’ours est abattu par un ouvrier italien irrité à Differdange. L’incident manqua d’ailleurs de provoquer une chasse aux Italiens.
Baru, qui ignorait jusque-là la permanence du terme de „Bier“ au Luxembourg, montre de l’intérêt pour le sujet et notamment du fait que le terme „Bier“, avec le temps, a vu son sens s’édulcorer. „Les termes perdent de leur violence politique et finissent éventuellement, avec un petit transfert, par se charger d’une autre signification“, observe-t-il. „Ça va de pair avec la dissolution. Le terme perd de sa charge péjorative quand ceux qu’il visait sont en train de devenir transparents dans la société dans laquelle ils ont choisi de vivre.“
- Un livre sur le colonialisme récompensé – Le choix de l’audace - 14. November 2024.
- Trois femmes qui peuvent toujours rêver: „La ville ouverte“ - 24. Oktober 2024.
- Une maison à la superficie inconnue: Les assises sectorielles annoncent de grands débats à venir - 24. Oktober 2024.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können.
Melden sie sich an
Registrieren Sie sich kostenlos