Edition / Avec le roman graphique, l’histoire sort de sa bulle
A l’université du Luxembourg, une doctorante fabrique une bande dessinée en parallèle de sa thèse et a organisé un colloque dédié à la collaboration entre historiens et dessinateurs. C’est le reflet de la crédibilité dont jouit désormais la bande dessinée pour traiter du passé.
Histoire et bande dessinée ont des intérêts communs. Les historiens peuvent trouver dans la bande dessinée un public plus large. La bande dessinée trouve un réservoir de narrations dans l’histoire. Mais pour qu’un véritable rapprochement puisse s’opérer entre universitaires et dessinateurs, il aura fallu du temps (aux seconds) pour se défaire des préjugés (des premiers) qui entourent la bande dessinée considérée comme lecture légère. „Pouvoir travailler avec un journaliste d’investigation, un historien ou le musée de Louvre, était complètement inconcevable il y a vingt ou trente ans“, attestait le dessinateur français à succès, Etienne Davodeau, le 28 avril dernier, lors d’un colloque sur le sujet organisé à l’université du Luxembourg. „La bande dessinée s’est affranchie de ses clichés, sans renier ce qui faisait une partie de l’histoire. Ses nouveaux champs d’exploration, que sont le reportage, l’autobiographie et les récits historiques, sont le dernier mouvement de ce qui arrive principalement de bien à la bande dessinée contemporaine.“
Une histoire publique
Le champ relativement neuf de la discipline historique qu’est l’histoire publique, en ce qu’elle s’intéresse à la médiation et à la co-écriture de l’histoire, est un marchepied naturel de la bande dessinée au sein du monde universitaire. C’est à la suite d’un master en histoire publique à Créteil qu’Aliénor Gandanger a eu l’idée d’inscrire sa thèse d’histoire débutée en 2021 dans ce champ et de demander une co-tutelle au „département“ d’histoire publique de l’université du Luxembourg, dirigé par le professeur Thomas Cauvin. Sa thèse classique pilotée sous l’égide de l’université de Caen s’en est trouvée enrichie d’un projet de médiation, volet luxembourgeois de sa recherche. Aliénor Gandanger a alors choisi la bande dessinée. „Elle m’est parue assez évidente sur un temps de thèse de quatre années maximum, comme ce qui était faisable en parallèle d’un sujet que je dois traiter de fond en comble“, témoigne-t-elle.
Le premier volume, la thèse classique, sera consacré à son sujet – les marraines de guerre durant la Première Guerre mondiale – et prendra appui sur des lettres, des journaux et des livres. Le deuxième volume de sa thèse répondra à la question: comment communiquer des travaux de recherche par la bande dessinée? La bande dessinée ne sera pas imprimée d’ici la soutenance. Elle ne le sera même peut-être jamais. Une bourse de la fondation Dr. Roswitha and Hermann Zeilinger, sous l’égide de la Fondation de Luxembourg, va permettre de proposer un tiers du découpage et une ou deux planches toutes prêtes. Pour mener à bien cette tâche qui se veut collaborative, Aliénor Gandanger s’est adjoint les services de l’illustratrice Laura Bensoussan, avec laquelle elle avait déjà composé un livre pour enfants. Elle apporte le sujet qu’elle connaît depuis 2018, tandis que l’illustratrice porte un regard neuf. L’échange permet de trouver l’équilibre entre l’illustration qui parle souvent d’elle-même et le texte. Il faut aussi que le texte sache se retirer pour faire place à l’image. „Si on raconte ce qu’on voit, ce n’est pas intéressant.“ L’intérêt pour l’historienne en passant par la bande dessinée va lui permettre de franchir ce qui aurait été autrefois un fil rouge, à savoir s’essayer à la fiction. „Cela va permettre de proposer des hypothèses que je ne peux affirmer dans le volume I de ma thèse, mais que je peux soumettre au lectorat dans ma bande dessinée.“
L’université du Luxembourg a innové en intégrant la conception d’un roman graphique dans le cadre d’une thèse d’une de ses étudiantes. Elle a innové également en organisant le 28 avril, par l’intermédiaire de sa doctorante, un colloque sur la collaboration entre historiens et dessinateurs (dont les enregistrements sont disponibles en ligne).
Agir sur les représentations
En 1993, l’historien Pascal Ory avait proposé une distinction entre la bande dessinée historique qui cherche la vraisemblance et joue avec la fiction et la bande dessinée historienne qui s’appuie sur la discipline historique, réalité de l’histoire. Il faut y ajouter une troisième catégorie, celle qui utilise le passé comme arrière-plan exotique. C’est dans les années 2000 que s’est imposée une volonté de plus en plus grande de fidélité à la vérité historique, en s’intéressant à l’écriture de l’histoire et à la collaboration avec les historiens. „L’histoire illustrée de la France“, initiée en 2014, est sans doute la forme la plus ambitieuse de bandes dessinées pédagogiques qui explorent des solutions graphiques narratives nouvelles pour enseigner et sensibiliser à l’histoire. Chaque numéro de cette collection, dirigée par le professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble, Sylvain Venayre, agit à deux niveaux, sur les faits historiques et sur l’écriture. A chaque tome, un nouvel historien et un nouveau dessinateur se penchent sur une nouvelle époque. Pensée en réponse aux débats sur l’identité nationale lancés par le président Nicolas Sarkozy, elle proposait de „reprendre l’histoire de France non pas comme la somme des éléments qui constituent l’identité des Français aujourd’hui, mais comme la façon dont on a interprété cette histoire“, explique Sylvain Venayre.
Jean Dytar et Florent Grouazel s’inscrivent plutôt à la suite d’auteurs de bande dessinée, comme Art Spiegelman ou Joe Sacco, qui se sont emparés de l’histoire. Pour Florent Grouazel, auteur avec Younn Locard, de „Révolution“, une série en quatre volumes consacrée à la Révolution française qui se vend très bien, ce n’était pas une vocation. Il avoue sa réticence de base avec ce que la bande dessinée historique représentait, à savoir „de la BD à la papa“. „On avait tout sauf envie de se définir comme des auteurs de BD historique. Ça ne faisait pas rêver alors qu’on sortait d’une décennie où les auteurs qu’on admirait avaient fait exploser les codes“, expliquait-il lors du colloque du 28 avril dernier. „Ce qui m’a le plus accroché est le travail sur la longue histoire des représentations dans la culture populaire dont la bande dessinée fait partie“, explique-t-il. „C’est prendre aussi notre part dans le travail de diffusion des imaginaires, en étant assez situé, en ayant l’ambition de combattre pas mal de choses.“
Florent Grouazel et Younn Locard n’ont pas le temps de se confronter à l’archive, activité chronophage, mais recourt plutôt aux livres d’historiens et aux collections des musées. La recherche doit leur donner la vision la plus large possible du cadre dans lequel les personnages de fiction vont évoluer à travers des événements qui ont eu lieu. Il s’agit de sélectionner des situations qui résonnent avec le présent. Ses salutations narratives, Florent Grouazel les emprunte chez les autres, sans que ce soit du plagiat. C’est dans la tradition de la bande dessinée. „Je crois peu à la vision d’un auteur très singulier. La manière dont je construis mes solutions narratives et dessins est d’aller piquer partout ailleurs“, confie-t-il. „Je ne sais pas si quelque chose m’appartient en propre à part la somme de toutes ces influences, de toutes ces envies.“ Son compère Younn Locard et lui ont veillé à ne pas contacter trop tôt l’historien qui aurait pu les aiguiller et leur retirer notre indépendance. Mais cela n’aura fonctionné à plein que pour le premier des quatre tomes. Car les discussions déclenchées par leur travail les ont obligés à se poser des questions qui n’étaient pas initialement les leurs.
Ce qui m’a le plus accroché est le travail sur la longue histoire des représentations dans la culture populaire dont la bande dessinée fait partiedessinateur
Après des études d’arts plastiques, c’est par l’histoire de l’art, en cherchant des sujets qui vont avec ses intérêts esthétiques, que Jean Dytar est entré dans l’histoire. L’auteur des éditions Delcourt a commencé par la transposition d’une légende historique iranienne lui permettant de reproduire la miniature persane. Puis c’est avec un travail sur la Renaissance vénitienne et Antonello de Messine qu’il a découvert la compatibilité entre le plaisir de l’investigation historique pour restituer le contexte et les enjeux esthétiques narratifs. Il s’agit d’opérer „un travail approfondi pour comprendre un contexte, le restituer et être sérieux sur le contenu avec un enjeu d’écriture dramaturgique“. Il fut ensuite l’auteur de „Florida“, sur la tentative de colonisation de la Floride par les Huguenots, qui, au départ d’un questionnement sur la confrontation d’un cartographe et un territoire, l’a mené à rencontrer des historiens. „La curiosité était réciproque“, témoigne-t-il.
Ce faisant, Jean Dytar s’est rapproché toujours plus des sources primaires, jusqu’à en faire la matière première de „#J’accuse“. Dans cet exercice de style magistral, il restitue les mots prononcés autour de l’affaire Dreyfus (1896-1906) en les enchâssant dans un dispositif de création qui montre les liens avec notre présent médiatique: que ce soit la saturation de l’information, l’extrapolation à partir d’un fait divers, la stratégie de tension des idéologues ou encore la mécanique des comportements face à l’information.
Un trop petit marché
Florent Grouazel est convaincu „que la bande dessinée est le média le plus puissant“ pour agir sur les imaginaires. „Avec peu de moyens, du papier et de l’encre, on arrive à proposer des récits plus faciles à mettre en œuvre économiquement – et peut-être plus puissants.“ Mais pour pouvoir en bénéficier, il semble qu’il faille disposer d’un marché éditorial large. C’est la conviction que l’on gagne en auscultant l’histoire rachitique de la bande dessinée historique au Luxembourg. Pourtant, les aspirations n’ont pas manqué. En janvier dernier, par un article de son bibliothécaire Yorick Schmit, la Bibliothèque nationale du Luxembourg a mis en avant le cas pionnier d’une bande dessinée parue de janvier à juillet 1946 dans le journal des conscrits réfractaires „Ons Jongen“. Dessiné par Pierre Bergem, „De lânge Wé“ emprunte à la biographie de son auteur les éléments de l’histoire fictionnelle d’un réfractaire qui rallie les alliés et va venger son père dénoncé par des collaborateurs.
Malgré ce bon départ à une époque qui signe le début de la bande dessinée historique, le Luxembourg est resté à la traîne par la suite. Publié l’année dernière, „Schortgen – En Eisefrësser an der Chamber“ (éditions Guy Binsfeld) est l’un des rares ouvrages du genre publiés depuis lors. Son grand succès a montré que la demande était là. Mais si l’ouvrage consacré au premier député ouvrier du pays s’est vendue à bien plus de 2.000 exemplaires, c’est parce qu’il y avait non seulement la ville de Kayl-Tétange derrière, capable de financer les neuf mois nécessaires à l’illustrateur, Marc Angel, et au scénariste, Charel Meder, pour achever l’ouvrage – mais aussi la perspective d’Esch 2022. La commune avait le projet de financer une bande dessinée. Charles Meder auquel elle s’est adressée et Marc Angel ont pensé à mettre en récit la vie de Jean Schortgen. „Au niveau dramaturgique, cela se prête particulièrement du fait qu’il est élu avant et député pendant la première guerre mondiale, qu’il est assermenté le lendemain de l’arrivée des Allemands, qu’il va rencontrer tous les problèmes liés à l’occupation et à la guerre, et du fait de sa mort tragique le 1er mai“, confie Charel Meder. „J’ai tout de suite vu les images.“ Les deux complices n’ont pas voulu faire un biopic exhaustif, mais plutôt une évocation située et signalée par la présence de deux hommes en costume noir, les auteurs, qui proposent leur narration.
Soucieux de s’expérimenter dans tous les domaines, de la littérature au théâtre en passant par la bande dessinée, Charel Meder a apprécié l’exercice. „C’est très intéressant de travailler avec un illustrateur, car il faut penser autrement; à ce qu’on dit par les images, à ce qu’il faut compléter par un texte et où“, témoigne Charel Meder. „C’est un défi d’écrire le scénario.“ Les deux coauteurs ont d’ailleurs envie de remettre l’ouvrage sur l’établi. Ils ont une autre idée de roman graphique qui se déroulerait autour de la même période. Mais même si leur premier livre, publié en français et en multilingue, a eu un grand succès, notamment auprès des lycéens à la faveur d’un dossier pédagogique, le financement d’une suite est une autre paire de manches. Les éditeurs veulent disposer d’un projet fini. Ce que le temps de l’illustration ne rend pas possible. Et pourtant, au Luxembourg aussi, les dessinateurs peuvent donner de sérieux coups de main aux historiens.
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