Théâtre / Bourreau de bureau: „Eichmann“ de Serge Wolfsperger et Gilles Guelblum
Bei einer guten Staatsführung hat der Untergebene, der Befehlsempfänger, Glück; bei einer schlechten Unglück. Ich hatte kein Glück.
Suivant le procès d’Eichmann à Jérusalem, se focalisant sur les dernières heures de cet „architecte“ de la solution finale en enchâssant les étapes qui menèrent à la mise à mort industrialisée du peuple juif, „Eichmann“ a du mal à se focaliser sur l’énigme de la banalité d’un personnage qui prétendit n’avoir fait qu’obéir aux ordres et se perd dans une reconstitution de l’histoire de la Shoah qui a du mal à trouver le ton juste.
„Ce dont on ne peut parler, il faut le taire“: c’est par ces mots que Ludwig Wittgenstein concluait son célèbre „Tractatus logico-philosophicus“. Quand le célèbre essai de philosophie analytique fut publié en 1918, Wittgenstein ne se doutait pas qu’il y aurait un jour un autre indicible, un indicible qui ferait dire à d’aucuns que la poésie était désormais impossible.
Il ne savait pas que son injonction – celle de se taire – serait un jour gorgée d’images insupportables, constituées de mises à mort industrielles inouïes: comme l’expliquait fièrement Rudolf Höß, commandant d’Auschwitz, à Adolf Eichmann lors d’une visite du tristement célèbre camp de concentration, le dispositif des cheminées permettait un „rendement“ de 10.000 morts quotidiennes.
La scène que j’évoque est tirée d’„Eichmann“, nouvelle création écrite et mise en scène par Serge Wolfsperger et Gilles Guelblum, qui tourne autour, comme son nom l’indique très clairement, de la personnalité d’Adolf Eichmann, l’un des „architectes“ de la „solution finale“ qui, tout au long de son procès, se borna à répéter qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres.
À l’instar de nombreux autres nazis plus ou moins célèbres, Eichmann trouva refuge en Argentine, où il changea d’identité pour devenir Ricardo Klement, y menant une existence paisible avant d’être arrêté puis transporté à Jérusalem par des agents du Service de renseignement israélien.
Pauvre Amérique du Sud d’ailleurs, dont le sol fut foulé par tant de bottines nazies gorgées de sang, ces escapades nazies sudaméricaines paraissant par ailleurs exercer un intérêt tout particulier sur la littérature contemporaine, comme en témoignent les récents „La disparition de Josef Mengele“ d’Olivier Guez et „El Desafortunado“ d’Ariel Magnus, qui retrace les années argentines d’Eichmann, le roman de Magnus commençant par une visite de son épouse qui confronte le pauvre Klement à une pénurie de fleurs chez les floristes.
Lire plus loin
„Enfant de salaud“, de Sorj Chalandon, 2020, Editions Grasset
„El Desafortunado“ d’Ariel Magnus (disponible en traduction allemande sous le titre „Das zweite Leben des Adolf Eichmann“, paru en 2021 chez KiWi)
Dire l’indicible, rompre le silence
Encadrée par Hannah Arendt (Tatiana Nekrasov), censée nous guider à travers la soirée – elle se bornera à quelques rares apparitions au cours desquelles le personnage se contentera de questions et réflexions ponctuelles au final très loin de ce que la véritable Hannah Arendt eût proféré, qui, de femme et philosophe forte, est transformée ici en pâle cheffe d’orchestre –, la pièce est centrée sur le procès d’Eichmann à Jérusalem. En début de pièce, le juge Halevi (Bernard Bloch) énonce les 15 chefs d’accusation formulés à son encontre – un déferlement d’actes tellement ignobles, infâmes, affreux que les mots lui restent coincés dans la gorge.
Eichmann, quant à lui, incarné de façon souveraine par un Marc Baum qui, depuis „Es ist so dunkel hier“, paraît assez à l’aise dans de tels rôles (le contraste est intéressant pour qui connaît son engagement et ses convictions politiques en tant que député), se tait d’abord, laisse comme pleuvoir sur lui ces accusations sans obtempérer en affichant un air d’indifférence – un silence que la pièce se veut d’élucider, Wolfsperger et Guelblum cherchant à savoir quelles furent les dernières pensées d’Eichmann avant qu’on ne proclame sa condamnation à mort – la seule fois, dans l’histoire de l’État d’Israël, que la peine capitale fut appliquée.
La pièce alterne alors entre son cadre – le procès à Jérusalem – et des analepses qui reconstituent l’histoire nazie en se focalisant sur l’implication d’Eichmann dans la shoah: les interdictions infâmes, le fanatisme et l’obéissance aveugle de nazis convaincus d’être en guerre contre le méchant peuple juif, l’horrible saccage des synagogues pendant la Nuit de cristal, les réflexions sur la manière la plus efficace de massacrer les juifs en grand nombre et, évidemment, la fameuse conférence du Wannsee, mais aussi les actes de résistance héroïques d’un Herschel Grynszpan (Timo Wagner).
Ces analepses montrent qu’entre son comportement lors du procès, au cours duquel il dit n’avoir jamais dit que la vérité et que toute torsion qu’il lui eût fait subir, à cette sacrosainte vérité, était à incomber aux défaillances de la mémoire, et ses agissements lors de la guerre et même après-guerre, alors qu’il vit en Argentine, où le reporter et ancien nazi Willem Sassen (Adrien Papritz) l’interviewa longuement, il y eut un fort décalage, Eichmann montrant dans l’exécution de ses tâches un zèle et une haine en opposition totale avec la banalité de ses assertions au tribunal à Jérusalem, annonciatrices d’ailleurs du silence buté d’un Klaus Barbie lors de son procès français (que Sorj Chalandon retrace dans son récent „Enfant de salaud“), tout cela contribuant à démontrer la lâcheté de ses vieux bourreaux.
Là où bât le blesse
Aussi louable et importante que soit ce projet, qui vise donc à braquer la lumière sur cet indicible, sur cette sombre période qui pendant longtemps fut entourée de silence et dont le procès d’Eichmann fut un premier pas vers la libération d’une parole jusque-là endiguée par l’horreur et la difficulté à mettre des mots, précisément, sur cette horreur, il s’avère qu’en pratique, malheureusement, ça ne fonctionne vraiment pas, faute à un jeu d’acteur inégal, à un texte qui tergiverse, tourne autour du pot, cherchant à cocher toutes les cases comme pour éviter de devoir cerner son sujet, peinant aussi bien souvent à trouver le ton juste, s’empêtrant dans du slapstick ou le pathos, faute aussi à un agencement scénique assez diffus, des problèmes langagiers récurrents et aussi, c’est un détail mais ça reste emblématique de l’échec que constitue, et je le répète, fort malheureusement, la pièce, un surtitrage défaillant, systématiquement en décalage avec le texte, parfois illisible et dont les chiffres sont faux presque constamment.
Entrons quelque peu dans le détail, puisqu’il le faut: tout d’abord, certains personnages sont dessinés avec si peu de finesse qu’on dirait qu’ils ne sont que des pastiches des personnes historiques qu’ils sont censés représenter. J’ai déjà évoqué le personnage de Hannah Arendt, pas loin du ridicule et donc de l’affront – d’autres leaders nazis sont tout aussi caricaturaux, ce que le ton de la pièce, parfois trop proche du slapstick et de la parodie, souligne, l’effet concomitant du ton scénique et du peu de profondeur des personnages débouchant sur des scènes souvent bâclées, que même les efforts des acteurs ou la scénographie (Christian Klein), tout en barreaux coulissants et d’un minimalisme efficace, ne permettent plus de sauver.
Ainsi, lors d’une séance de work-out matinal sur fond de gazouillis d’oiseaux, l’on s’entretient sur la meilleure façon de massacrer le peuple juif: on a compris que la mise en scène cherche à montrer le contraste entre la banalité paisible du quotidien nazi et l’horreur des plans qu’ils forgent – mais c’est mis en scène façon lourde, trop pédagogique, alors qu’il aurait suffi de montrer sans les commenter les agissements des nazis.
Si certaines scènes sont menées avec brio – la conférence du Wannsee, où les dirigeants nazis, munis de torches ceints autour de leurs fronts, envahissent la salle, plongeant le théâtre dans une ambiance subaquatique menaçante – elles se prolongent souvent outre mesure, comme cette visite de la Croix rouge au camp de Theresienstadt lors de laquelle est montrée un film de propagande nazi censé rassurer sur les conditions de vie des prisonniers. La scène finit sur du Verdi interprété par des musiciens juifs, faisant montre que la résistance, même dans les camps, demeurait possible à travers l’art. Car là où il y a de l’art, il reste de la dignité humaine. Là encore, c’est trop ostentatoire, trop long, trop peu subtil.
Quand on se rappelle „Codename Ashcan“ d’Anne Simon, qui était pareillement lesté par des problèmes de concept, de mise en scène et de texte, l’on finit par se dire que le TNL a un problème avec la représentation des horreurs et crimes du national-socialisme. Si l’on peut comprendre cette difficulté à montrer l’indicible, il est dommage qu’un sujet d’une telle importance – et il faut saluer le courage d’avoir osé travailler dessus – conduise presque systématiquement à des pièces bâclées.
Info
La pièce est encore jouée aujourd’hui, le 25, le 26, le 27 janvier à 20 heures et le 23 janvier à 17 heures.
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