Théâtre / Bras cassés: „Fracassés“ de Kae Tempest dans une mise en scène d’Aude-Laurence Biver
Après „Moi, je suis Rosa“, Aude-Laurence Biver adapte „Fracassés“, une pièce autour d’une génération de jeunes trentenaires écrite par l’auteur·rice Kae Tempest. Si ce portrait générationnel se veut au vitriol, l’impression de déjà vu n’est pas transcendée par une mise en scène qui suit trop fidèlement un texte en fin de compte assez convenu.
Charlotte, Dany et Ted sont prêts à sauter à deux pas dans la vie avec un grand V. Ils sont jeunes, sont issus d’un lieu où „il ne se passe pas grand-chose mais où tout peut arriver“. Le monde est à leurs pieds, ils se sont enfin glissés dans la peau de ceux qu’ils admiraient dans la cour d’école et qui brillaient d’assurance et d’insolence.
Très vite cependant, la désillusion pointe: dans un monde ébranlé par la crise financière de 2008, les certitudes s’estompent, le sombre avenir social appelant des incertitudes, des questionnements existentiels, au point que les trois jeunes finissent par réaliser que ce qu’ils avaient pris pour de l’assurance et de l’insolence, ça n’était en réalité que de „l’arrogance et de la débilité“.
Depuis qu’ils ont investi la capitale anglaise, leurs choix de carrière les séparent – et pourtant, leurs vies continuent de se ressembler: Ted (Charles Segard-Noirclère) est devenu un comptable dépressif dont l’épouse pense que „sa carrière est en train de décoller“ parce qu’il se promène en costard élégant; Charlotte (Nina Hazotte-Maggipinto) est une instit complètement désabusée depuis qu’elle a vu des gamins d’école privée en uniforme et leur apparence, leur éducation parfaites, elle qui bosse avec des gosses insolents qui se contentent d’envoyer des photos de bites et se demande „comment faire naître des vocations“ dans de telles conditions; quant à Dan (Benjamin Zana), il croit mener une vie d’artiste toujours sur le point de percer alors qu’il joue dans un groupe de merde, fréquente et drague des gens qui ont „des adjectifs à la place de prénoms“ et s’enfonce dans la défonce, caractéristique qui leur est cependant commune à tous les trois.
Pourtant, quelque chose de noir les relie à jamais: il y a dix ans, leur pote Toni est mort, et lors d’une soirée qui occupe quasiment tout le temps diégétique de la pièce, dans une presque unité de lieu et de temps digne du théâtre classique, tout se focalise, dans l’action, autour d’une soirée passée dans un club lors de laquelle ils veulent rendre hommage à celui qui est parti trop tôt. Alors que les personnages se rassemblent autour de l’arbre de Toni, conçu par l’artiste et scénographe Clio van Aerde –, chacun des trois, comme rappelé à l’ordre par ce constat que la vie est courte, qu’elle peut nous être retirée en un rien de temps, décide de changer de vie, de tout larguer ou de cesser enfin d’aller de défonce en défonce.
„Si on est honnête avec vous, on ne sait pas ce que vous faites ici“, s’exclament Nina Hazotte-Maggipinto, Charles Segard-Noirclère et Benjamin Zana qui, entre les scènes dialoguées et les monologues, incarnent un chœur dont les voix s’enchevêtrent et se dissocient selon une rythmique propre au slam et au spoken word, discipline par lesquelles Kae Tempest s’est fait connaître avant de se diversifier dans le hip hop, le théâtre et la littérature. Ils affirment ensuite être de ceux qui „se sentent mal à l’aise au théâtre“, et qu’ils n’ont pas l’intention de „montrer quelque chose d’intelligent, juste quelque chose d’honnête“.
Cul-de-sac
Honnête, la pièce de Kae Tempest l’est: „Fracassés“, dont le titre en coup de poing rappelle les pièces de Sarah Kane, dépeint une génération perdue – une jeune génération déboussolée par la perte de valeurs, aspirée par cette ère du vide dont parle le sociologue Gilles Lipovetsky, malmenée par une société qui avance et recule au pas de danse du NASDAQ, une génération anglaise, surtout, qui souffre des séquelles d’une politique thatchérienne ayant produit du chômage en série, l’Angleterre ayant, depuis les années 80, une tendance à une sorte de masochisme électoral, nommant avec une constance choquante des leaders politiques qui en ont le moins à foutre du bien-être des citoyens à la tête du pays.
Mais si la pièce est honnête, elle n’en reste pas moins un brin convenue, redondante, cyclique. Certes, cette dimension cyclique est voulue. Mais le problème d’un tel théâtre naturaliste, qui se permet de petites mais au final assez anecdotiques incursions fantaisistes, c’est que des textes sur les générations perdues, peu importe enfin qu’on les appelle X, Y ou Z, il y en a eu jusqu’à plus faim – on peut penser à Douglas Coupland, à Tao Lin, à Leif Randt – et, au-delà du fait qu’ils se suivent et se ressemblent, ils s’enferment surtout dans une sorte d’auto-apitoiement qui ou bien débouche sur une critique à charge sociale (c’est le système, capitaliste évidemment, qui est en faute), ou alors pointe un petit doigt moralisateur (vos soirées de défonce ne mènent à rien, les enfants) ou enfin se contente d’un portrait limpide (c’est le miroir de Stendhal au temps de la contemplation narcissique).
Si les personnages ne parviennent pas à s’extraire de la bourbe, l’auteur·rice n’y arrive pas non plus, dont le texte, faute à des longueurs, faute peut-être aussi à une traduction qui ne fonctionne pas toujours (j’ai souvent, lors de la pièce, retraduit en anglais et pensé que le côté simple, direct du ton de la pièce y fonctionnait mieux), n’a pas l’impact souhaité.
La mise en scène, plutôt que de le transcender, de le bousculer un peu, ce texte en fin de compte convenu jusque dans ses excès – la partenaire qui vous ramène à IKEA alors que vous êtes encore défoncé, la rituelle de la consommation effrénée de cachetons lors de soirées de danse effrénée, la mélancolie, le blues matinal qui les suit, les grandes discussions du toxico qui dit qu’il va changer de vie, ces discours de bras cassés qui oscillent entre emphase et désenchantement, tous les jeunes urbains y sont passés –, elle le suit dans ses méandres, dans ses sinuosités avec une fidélité qui ne connaît que de rares brèches – le rôle central de l’arbre de Toni tout comme la scène où Dany et Ted se retrouvent dans des caddies de supermarché confèrent à la pièce un côté beckettien, un peu surréel.
Ainsi, comme l’évolution de la trame, la mise en scène enchaîne les moments attendus qui, bien que souvent bien ficelés et interprétés, n’arrivent cependant pas à nous emporter, à nous faire rentrer en dessous de la surface d’un texte un peu creux – la rave et la danse effrénée, le mini-concert, les chorégraphies où les personnages se bousculent et s’entrechoquent comme des boules dans un jeu de billard, tout ça sent un peu le rabâché.
Malgré qu’on ait fait appel à un médecin addictologue et un psychologue, qu’on ait recruté David Galassi pour travailler le spoken word et le danseur et chorégraphe Gianfranco Celestino pour ciseler les scènes de danse, on a du mal à adhérer à la situation et au sort des personnages, en partie parce qu’il y a des problèmes de rythme – la façon dont les dialogues transitent, passent du coq des formules de convention à l’âne des sujets qui touchent, font mouche ou font mal, ne fonctionne pas vraiment et les jeunes acteurs, dont on découvre le jeu avec plaisir, ne parviennent pas à transcender des personnages un peu éculés.
Au final, quand les acteurs enlèvent chacun un morceau du tronc de l’arbre légèrement défiguré et que l’on se rend compte que cet arbre tient toujours debout – sa couronne est fixée par des tiges au plafond –, qu’il tient debout malgré lui, incongrument, ce geste montrant que l’arbre-système peut se passer de ses hommes-bûches, l’on se dit que ce tableau final dit bien mieux la misère de cette génération que ne l’ont fait les logorrhées plaintives des personnages.
Info
„Fracassés“, produit par le TOL, est représentée au Théâtre des Capucins. La pièce, d’une durée d’une centaine de minutes, sera encore jouée aujourd’hui, le 8, 9, 10 et 11 février à 20 heures et ce dimanche à 17 heures.
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