„Nightsongs“ de Samuel Reinard (Ryvage) / Capter les bruits avant le silence
„Nightsongs“ est un archivage des sons de l’industrie sidérurgique, mais également leur mise en musique, leur ordonnancement spatial au Bridderhaus et un parcours sonore à Belval. Soit autant de méditations sur le temps qui passe.
„C’est une carte postale sonore que tu vas commencer à changer pour l’amener autre part, sans jamais pouvoir nier d’où elle vient.“ Ce que dit Samuel Reinard (nom de scène Ryvage) de son projet „Nightsongs“ pourrait aussi s’appliquer à sa trajectoire d’artiste, les deux étant d’autant plus liés que le projet a une forte dimension biographique. Samuel Reinard (Ryvage) a vécu au quartier Clair-Chêne vis-à-vis de l’usine de Belval. Les bruits des usines ont bercé ses nuits d’enfant. Il lui a fallu une de ces nuits pluvieuses, propices à la perception auditive, pour y repenser: „Je me suis rendu compte à nouveau, comme si je l’avais oubliée alors que j’ai grandi ici, de cette coulisse sonore.“ Il avait pourtant souvent entendu des gens dire de sa musique qu’elle charriait „quelque chose de mélancolique, d’industriel“. Il a alors fait directement le lien. „En fait, dans mes influences, il y a Aphex Twin, Autechre et bien d’autres, mais aussi un énième disque qui n’existe pas et qui est la coulisse sonore nocturne d’Esch.“ D’ailleurs, s’il y avait un album fantôme dans sa discothèque, il y avait aussi un hôte tout aussi insaisissable qui s’invitait au repas. „L’industrie sidérurgique était toujours la quatrième personne à table“. Son père, Charles, était un de ces ingénieurs passionnés par leur métier, qui accrochait des posters de palplanches sur les murs de la maison.
En fait, dans mes influences, il y a Aphex Twin, Autechre et bien d’autres, mais aussi un énième disque qui n’existe pas et qui est la coulisse sonore nocturne d’Esch.musicien et artiste sonore
„Pour la postérité“
Samuel Reinard s’est donc mis en tête d’enregistrer ces sons, pour un projet qui est tout aussi mémoriel que musical. Il y avait une urgence, non pas la perspective d’Esch2022, dans le cadre duquel le projet s’est développé avec de nombreux partenaires. „Dudelange avait fermé, les Terres rouges avaient fermé, Schifflange avait fermé. J’en ai parlé avec mon père et j’ai pensé qu’à un moment, à Esch, la nuit sera silencieuse comme toutes les autres villes. Tout ce côté poétique, dystopique, tellement particulier aura disparu. Il fallait enregistrer ces sons-là pour la postérité.“
Il aura fallu beaucoup de temps et de nombreuses tentatives pour parvenir à le faire. Il fallait un micro suffisamment sensible pour enregistrer les nuances harmoniques et suffisamment fort pour encaisser les décibels de ces bruits assourdissants. Cela s’est fait avec le CNA et avec Mad Trix, studio avec lequel a été faite l’installation sonore du projet visible au Bridderhaus. Ce sont d’abord les „sons-clés“ qui ont été enregistrés: ceux du laminoir, des ponts roulants, des sirènes, des ventilations. Ceux ensuite créés en tapant sur des bouts de métal ou en grattant du matériel pour capturer des ambiances. Un autre type de sons fut engendré par la diffusion des sons industriels dans les espaces vides du site industriel d’Esch-Schifflange et par l’enregistrement d’une réverb à partir de la „réponse impulsionnelle“ des lieux, de manière à pouvoir faire sonner un piano comme si l’on en jouait dans une tour de refroidissement du site. „En voulant capturer le silence et le vide, on a recréé une autre dynamique poétique. Et à partir de là, la musique a commencé à venir très vite.“ Petit à petit, cette opération de sauvetage du champ sonore initiée en 2019 s’est étoffée de nouvelles idées, de nouvelles aspirations et de drame aussi. „Je voulais partir du bruit et en faire de la musique, ensuite, le sujet de la nuit est arrivé comme le moment de tous les refuges, les rêves, les cauchemars.“
Contraintes créatrices
Le projet „Nightsongs“ est ainsi multiple. C’est un archivage de sons qui seront intégrés au Centre national de l’audiovisuel à partir du mois de janvier. C’est aussi un disque vinyle sorti en septembre, à la faveur d’un concert à la Kufa. Ce disque, Samuel Reinard l’a voulu collectif, pour que chacun puisse se prêter à un exercice réglementé par quelques phrases de contexte poétique, mais aussi un cahier des charges précis par morceau. Il n’était possible de ne piocher que dans les 200 sons enregistrés et, selon les morceaux, d’y ajouter un synthé, une voix ou un sampler par exemple. Il s’agissait de veiller à la cohérence par le type de contraintes que Ryvage, passé par le rock, a pris l’habitude de se poser pour ne pas se perdre dans les possibilités infinies de la musique électronique. „J’aime beaucoup travailler avec des contraintes. Ça donne au moins un fil rouge. Si tu décides de ne pas le respecter, tu dois trouver une raison“, explique-t-il. „Pour ma part, c’est le meilleur moyen de finir des morceaux. Car tu peux constamment, sinon, aller chercher un nouveau truc.“
Le disque commence très fort avec un morceau d’Aufgang aux limites de l’Abstrakt Hip Hop. Suit ensuite un rude piste à la Aphex Twin de Ryvage. Il y a aussi le morceau „L’aube“, un échange avec Pascal Schumacher, un dialogue entre les sons industriels et les sons du percussionniste, mais aussi d’autres collaborations pour un total de neuf titres sur le vinyle et 14 au final, disséminés dans les différentes déclinaisons du projet. On retrouve notamment deux morceaux électro de Ryvage sur lequel se posent des voix sur des textes en français écrits par Samuel Reinard lui-même. Il faut y voir une étape de franchie dans la carrière de musicien, qui veut désormais allier son background littéraire à la passion de la musique électronique.
Célébration d’un territoire
Ces textes, ce sont aussi les aléas de la vie qui les ont dictés. „Bien qu’au début le projet était très conceptuel et très technique, il a commencé à se charger émotionnellement, autobiographiquement“, ajoute Ryvage. Forcément, quand on veut sauver le champ sonore de sa ville natale, on s’intéresse à la question de la disparition, de la mémoire. Pour mener à bien son projet, Samuel Reinard avait un guide, son propre père, lequel n’aura pas eu le temps de voir la fin du projet, ni même, à un mois près, de serrer sa petite-fille dans ses bras. C’était le rappel éclatant que les hommes en quelque sorte partagent le sort des machines et des sites industriels, et inversement. Ils sont voués à une implacable disparition et c’est aux vivants d’en entretenir la mémoire. „Nightsongs“ est aussi devenue une installation sonore au Bridderhaus qui peut être vue comme une messe solennelle de ces multiples disparitions et du temps qui passe. La scénographie y fait penser – par une lumière intimiste et des draps tendus pour rappeler la fonction de ce qu’on appelle l’Apdikt mais qui a servi à recoudre davantage des linges que des patients. Il y a des chœurs de machine, des musiques qu’elles auraient pu jouer, avant de disparaître, absorbées par la nature, émettant à la fin des chants semblables à ceux des baleines. Il y a aussi des oiseaux qui se mettent à imiter les machines désormais disparues, comme s’ils étaient, eux aussi, les gardiens du champ sonore.
On entend dans l’installation la voix d’une jeune fille qui évoque le grand-père qu’elle n’a jamais connu, tout comme ces usines-cathédrales fragiles qui avaient besoin des hommes pour tenir debout. Ces voix, on les retrouve dans un parcours sonore à Belval, au pied du haut fourneau C où travaillait le grand-père. Avec ce parcours, Samuel Reinard a voulu partager son bonheur d’écouter de la musique en déambulant, et par là même honorer un site architecturalement inspirant, la nuit, et ceux qui l’ont fréquenté par le passé. „À chaque coin du site, il y a un lien direct avec le site précédent et la plupart des gens ne le savent pas. J’ai voulu projeter mentalement une mémoire sur de nouveaux bâtiments, ajouter un degré de lecture.“ Le parcours imagine trois personnages de trois générations qui, le temps d’une nuit, ont l’impression de se rencontrer.
Souvent, quand ils sont portés par des regards étrangers au territoire, les projets sur le bassin minier n’arrivent pas à se défaire d’un a priori misérabiliste et sans issue. „Nightsongs“ prouve que les projets artistiques menés par les gens du crû ont à la fois la capacité à rendre hommage et à rendre fier.
Infos
Nightsongs, c’est une installation sonore au Bridderhaus, accessible les vendredis et dimanches de 18 h à 20 h 45 (sur réservation). Une rencontre avec Samuel Reinard a lieu aujourd’hui de 18 h à 19 h – un disque vinyle de neuf pistes que l’on peut acheter sur le compte Bandcamp de Ryvage – un parcours audio accessible tous les jours de 19 h à 9 h à Belval avec l’application GOH.
Ryvage est en concert le samedi 19 novembre au Gudde Wëllen à 21 h (il partage la scène avec Ice in my Eyes).
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