Festival de Cannes / Cartographier le chaos: „Crimes of the Future“ , „Decision to Leave“, „Holy Spider“ et „Boy from Heaven“ en compétition à Cannes
La compétition officielle délaisse la famille et les amis pour s’intéresser au polar et au film d’enquête, jouant avec les codes de genre pour faire autre chose. Fort heureusement, ce sont les films qui s’éloignent le plus de leur hypotexte qui convainquent là où d’autres, malgré de bonnes idées, se fourvoient parfois sur des chemins trop balisés.
Et s’il avait fallu attendre le premier film asiatique pour que la compétition officielle démarre enfin sur les chapeaux de roues? Vu le niveau très élevé des films japonais, chinois et coréens des éditions précédentes – au-delà des Palmes d’or pour „Shoplifters“ et „Parasite“, chacun sait que la Palme d’or de l’année dernière aurait dû aller à „Drive My Car“ de Ryusuke Hamaguchi –, vu aussi la qualité du cinéma de Park Chan-wook, dont le dernier film, „The Handmaiden“¸ un conte érotique avec une intrigue à tiroir intelligente, avait constitué un retour en force percutant, la sixième journée festivalière s’annonçait d’autant plus prometteuse qu’on y projetait aussi, à côté de „Decision to Leave“, „Crimes of the Future“ de David Cronenberg.
De crimes, il y en aura eu un peu plus dans le film de Park Chan-wook que dans celui de Cronenberg, dans le monde duquel la notion de crime s’est de toute façon un peu modifiée, voire estompée, vu que l’humanité de cet avenir noir n’éprouve plus vraiment de douleur, ce qui change quand même, vous en conviendrez, un peu la donne (quoiqu’un meurtre y reste un meurtre – on y reviendra).
Chez Chan-wook, la douleur – émotionnelle, physique – s’éprouve encore, ce dont un homme d’affaires fera les frais, dont on retrouve le cadavre assez amoché au bas d’une montagne haute d’un équivalent de 138 étages (cela aura toute son importance dans le film) et qu’il aura tacheté de son sang à plusieurs points d’impact.
L’enquête veut conclure à l’accident ou au suicide, si ce n’est que la veuve, Sore (Tang Wei), se comporte de façon suspecte – lors de l’interrogatoire, elle aura un sourire à un moment assez inopportun et comme il s’avère qu’elle a fort probablement été maltraitée par son mari, elle aurait d’ailleurs d’assez bonnes et compréhensibles raisons pour avoir voulu se débarrasser de lui.
Le policier Hae-joon (Park Hae-il), connu pour la méticulosité de ses enquêtes, commence à surveiller ses moindres faits et gestes, espérant déceler un geste suspect, traître, dans la vie de cette Coréenne d’origine chinoise, qui s’occupe de vieillards solitaires, qui admet volontiers avoir assisté sa mère dans son souhait d’en finir en lui administrant quatre cachets de Fentanyl et dont il finira par tomber amoureux, son intérêt professionnel pour sa personne finissant par se muer en intérêt privé.
Vous en dire plus sur ce film, qui est comme la plupart des films de Park Chan-wook un film à revirements où se manifeste une jouissance de l’art de la narration qui est venue à manquer un peu trop au cinéma d’auteur européen, ne ferait qu’enlever le plaisir de découvrir ce que le réalisateur, qui l’a co-écrit, ce film, réserve en péripéties.
Il suffit de savoir que se nouera, entre la suspecte et l’investigateur, une relation assez ambiguë pour qu’on ne sache jamais vraiment sur quel pied danser, même si leur relation connaît des moments très touchants: alors même que Sore le laisse entrer dans son intimité, Hae-joon ne parviendra pas à abandonner ses réflexes d’investigateur. Pour ce qui est de Sore, l’on se demandera toujours si elle ne séduit pas ce policier zélé afin qu’il cesse de regarder de façon trop précise les détails du cas.
Si le film désoriente, c’est autant par sa tonalité que par son jeu sur les formes: cette fois-ci, les emboîtements et revirements narratifs pour lesquels Chan-wook est connu depuis au moins le final d’„Old Boy“, bien que présents dans l’intrigue, sont assez convenus, ce qu’on ne pourra pas dire des voltiges formelles et tonales. Ainsi, lors des scènes de surveillance et d’interrogatoire, Chan-wook multiplie les angles et les dédoublements de plans, les ellipses étranges, créant comme un feuilleté, un palimpseste où plusieurs plans se superposent, n’hésitant pas, quand il montre Hae-joon en train de surveiller Sore, de métaphoriquement placer l’enquêteur à ses côtés, annonçant visuellement comment ses intérêts professionnels l’amèneront à s’immiscer dans, puis à se fasciner pour sa vie.
C’est très ingénieux sans verser dans la frime – en opérant de la sorte, en déréalisant, en déconstruisant formellement le réel du film, en y glissant de l’hésitation, du spectral, Chan-wook montre ce qu’a d’étrange, de surnaturel, d’irréel cette passion étrange, qui les dépasse tous deux.
De cette étrangeté découle aussi le ton du film, qui passe de moments du pastiche de polar néo-noir (les assistants de Hae-joon jouent systématiquement le rôle du bouffon shakespearien) à un final de mélo romantique. Si ce mélange des tons et des formes peut intriguer et si la deuxième partie, très „Lost Highway“ dans son traitement d’une réapparition incongrue, est formellement plus sage, avec „Decision to Leave“, Park Chan-wook brouille avec brio les pistes – et en finit enfin avec ces films en compétition trop clairs, qui ne s’élèvent que rarement au-delà de leur niveau de lecture premier.
Corps avec trop d’organes
Attendu au tournant, le nouveau film de David Cronenberg – son premier en huit ans – bouscule enfin une compétition pour l’instant formellement et sémantiquement très, voire trop conventionnelle – un bousculement que „Decision to Leave“ avait déjà quelque peu amorcé.
Attention: „Crimes of the Future“ n’est pas un remake de „Crimes of the Future“, deuxième long-métrage du réalisateur canadien dont il reprend cependant quelques pistes, mais bien plutôt une œuvre-somme dont l’homonymie pointe à la fois vers l’autoréférence, dont ce long-métrage est gorgé, et vers l’idée du double, thème freudien qui a toujours fasciné le réalisateur canadien.
Dérangeant, le nouveau Cronenberg réussit à l’être, qui commence avec un enfant, Brecken, en train de dévorer avec parcimonie une poubelle en plastique dans la salle de bains. Une fois qu’il se couche, sa mère, de toute évidence terrorisée par son propre fils, prend un coussin, l’étouffe puis appelle le géniteur, le priant de bien vouloir venir la débarrasser de la chose.
Le monde dystopique – un monde science-fictionnel hyper-sombre, un peu comme un film tiré d’un monde de Philip K. Dick sans le côté asiatico-clinquant – dans lequel se situe „Crimes of the Future“ se déploie peu à peu, Cronenberg prenant le parti d’une science-fiction assez peu didactique, intégrant ce que Darko Suvin appelle le novum, donc les éléments qui font que l’extrapolation diffère du monde réel tel que nous le connaissons, sans clairement l’expliquer, le tissant dans un monde dont le spectateur, intrigué, découvre peu à peu les lois, les mœurs, les dérèglements.
Ainsi, dans ce monde, l’homme a cessé de pouvoir éprouver de la souffrance. Il développe de nouveaux organes, sans utilité la plupart du temps, organes qu’il faut signaler au Bureau du registre des nouveaux organes, dont le rôle est de contrôler que l’homme reste bien l’homme – bref d’éviter que de nouvelles mutations organiques deviennent naturelles, systématiques et accélèrent l’évolution de l’humanité vers quelque chose de bien différent.
Dans ce contexte, les pratiques artistiques ont évolué et au centre du film figure un couple d’artistes dont les performances sont mondialement réputées: lui, Saul (Viggo Mortensen), développe incessamment de nouveaux organes qu’elle, Caprice (Léa Seydoux), sa partenaire, tatoue puis extrait chirurgicalement lors de performances à la fois gore et sensuelles – la chirurgie est le nouveau sexe, dira Timlin (Kristen Stewart), une agente du registre éprise de Saul, tissant des échos avec d’autres films cronenbergiens comme „Crash“.
L’intérêt que prennent Timlin et Wippet pour l’artiste ne sera pourtant pas exclusivement sensuel, puisque l’enfant Brecken, premier être humain à avoir su naturellement digérer du plastique, pointe vers une évolution étrange sur laquelle Saul devra enquêter en tant qu’agent double.
Si le nouveau Cronenberg est un film-somme, qui reprend non seulement le slogan obsessionnel du réalisateur – le corps est la seule réalité – mais condense aussi des sujets qui lui sont chers dans une esthétique sombre mais resplendissante: alors que Mortensen, sa capuche rabattue sur la tête le faisant ressembler à un Sith de Star Wars, se promène dans une version postapocalyptique d’Athènes, où le film a été tourné, la caméra capture d’étranges créatures, comme cet artiste dont le corps est greffé d’oreilles – loin du corps sans organes deleuzien, on a ici un corps truffé d’organes, une humanité qui souffre d’un excès d’organes, dont les flux incontrôlés sont le résultat d’un évolutionnisme exacerbé dans un monde malade et pollué.
C’est aussi un film d’une complexité magistrale, qui propose, au-delà de ses moments choquants (si on était mauvaise langue, on dirait que „Crimes of the Future“ est un peu „Titane“ en bien), de nombreux niveaux de lecture – écologique d’abord, puisque le corps de l’homme s’adapte de plus en plus au monde synthétique et pollué qui l’entoure; artistique ensuite, puisque le personnage de Viggo, alter ego de Cronenberg, oscille entre performance d’avant-garde sensuelle et attrait pour le concours de beauté des organes, qui incarne le mainstream et Hollywood, l’art mâché, rabâché et déjà digéré (il sera par ailleurs beaucoup question de digestion dans le film); psychanalytique encore, puisque les organes que son corps produit, objets d’une incongruité totale, sans fonction et donc foncièrement artistiques, lui échappent, qu’il n’en saisit pas le sens, produits de l’inconscient donc; ontologique enfin, puisque c’est un beau et terrible film sur le vieillissement et la mort, ce que souligne un dernier plan énigmatique, où l’on voit Saul perché sur sa chaise digestive, qui torsionne et plie son corps afin de l’aider à digérer au mieux, une barre de nourriture synthétique potentiellement létale à la main.
Le silence des araignées
Une femme berce son enfant puis s’habille et se farde pour sortir. On voit son dos parsemé de bleus. Elle sort faire les trottoirs, fume de l’opium (on fume énormément d’opium, dans cette compétition), passe d’amant en amant, se fait maltraiter, arnaquer jusqu’à tomber sur le tueur de prostitués qui rôde en Iran, qui régulièrement fait la une des journaux et dont le motif est de nettoyer sa ville – Mashhad – des femmes impures qu’il étouffe avec leur fichu. De cet incipit choquant, on retient la limpidité des images, l’économie des moyens, une façon de filmer un quotidien choquant, où le meurtre n’est que l’apogée d’une série de violences et d’une maltraitance banalisée des prostituées.
Ce sont les séquences les plus marquantes, les plus terribles d’un film qui, par la suite, voit débarquer la journaliste Areezo Rahimi (Zar Amir Ebrahimi), venue enquêter sur les meurtres. Dès le départ, elle est confrontée à la misogynie même pas latente de son pays: on lui refuse d’abord une chambre d’hôtel pourtant réservée à son nom parce qu’elle est une femme célibataire voyageant seule, forçant Areezo à montrer sa carte de journaliste pour obtenir l’accès à son logis.
Cette misogynie se manifestera de façon plus grave encore dans la passivité de la police, qui ne semble pas être très embarrassée à ce que quelqu’un tue des femmes dont la religion et la politique du pays condamnent de façon fort hypocrite les mœurs – mœurs auxquels les hommes ont cependant le droit de succomber sans se faire trucider.
Dès le départ aussi, l’identité du meurtrier est connue – il s’agit, comme dans la série „The Fall“, d’un père de famille on ne peut plus banal, un vieux vétéran qui a fait la guerre contre l’Irak. Profitant des absences d’une épouse effacée, il ramène des prostituées à l’appartement et se débarrasse ensuite des corps, appelant un journaliste local pour lui faire part de l’emplacement des cadavres – un journaliste qu’Areezo impliquera dans son enquête. Et comme dans „The Fall“, elle-même inspirée d’un dispositif narratif connu depuis le fameux „Silence des agneaux“, on y trouve un tueur mâle et une jeune enquêtrice qui ne supporte plus le mal qu’on fait aux femmes, le quotidien des deux étant mont(r)é en parallèle jusqu’à la rencontre finale, inévitable.
Librement inspiré par les crimes de Saeed Hanaei, qui a tué seize femmes à Mashhad entre 2000 et 2001 et qui est incarné par un Mehdi Bajestani dont le regard buté, glacial fait peur, le film n’hésite pas à montrer des images de mise à mort choquantes, qui frôlent parfois la surenchère et le voyeurisme. Le véritable scandale pourtant (c’est ce qu’Ali Abbasi suggère lors de sa dernière partie) réside dans le fait que personne, ni la police, ni la justice, ni la société ne le considère comme vraiment coupable: nombreux sont ceux qui estiment qu’il a rendu service en éliminant ces pécheresses.
Pourtant, au moment final, Abbasi hésite, se rétracte, n’ose pas aller aussi loin dans la condamnation sociétale que le film le suggérait – tout se passe comme si le réalisateur voulait à la fois montrer l’hypocrisie d’une société qui évacue sur des femmes démunies ses penchants déviants (scène terrible où l’on punit Saeed pour de faux, le tortionnaire laissant claquer son fouet contre le mur tandis que Saeed feint de hurler de douleur, les deux hommes s’esclaffant de rire comme des gamins) tout en cherchant quand même le moment cathartique où le coupable paie pour ses crimes.
Mettre en scène la banalité du mal peut aussi, à force de redondance, résulter dans quelque chose d’un peu banal: c’est ce qui se produit vers la fin d’un film qui ne va pas assez loin dans sa condamnation de l’enchevêtrement entre religion, politique et justice et qui, bien qu’il nous plonge dans un univers différent de ceux des thrillers classiques, n’en reproduit pas moins les ficelles et les codes.
Taupe-là
Mosquée et université historique du Caïre, Al-Azahr devient le centre d’un thriller au décor assez peu conventionnel dans la contribution de Tarik Saleh: alors que le jeune Adam (Tawfeek Barhom) se réjouit d’avoir décroché une bourse lui permettant d’aller étudier dans la prestigieuse école, laissant derrière lui un père et un village de pêcheurs, il ne sait pas encore dans quel guêpier il va se mettre.
Car après le décès du grand imam, il faut un successeur – avec la différence que, suite à une modification des lois, l’imam est désormais élu à vie, ce qui lui confère un énorme pouvoir. Les enjeux sont de la prime importance, puisqu’il semble que les Frères musulmans aient infiltré l’université – et que les services secrets égyptiens cherchent à placer leur candidat, quitte à semer de cadavres les pavés de l’impressionnante mosquée.
Alors qu’il débarque à l’école et qu’il commence à se faire des amis – dont un voisin de dortoir qui, entre deux prières, écoute du black metal –, il est approché par une taupe dont l’identité a été percée à jour et qui doit trouver un successeur avant d’être massacré sauvagement. Se glissant malgré lui dans le rôle de la taupe alors qu’il connait le sort de son prédécesseur, le naïf Adam passe ses jours dans un climat bercé par les joutes oratoires et les battles de psalmodie, entre des imams qui encouragent la haine des kouffars et ceux, plus modérés, qui citent Karl Marx et autres penseurs occidentaux – journées assez paisibles où sourde pourtant toujours une menace d’arrière-fond qui se concrétise lors des rendez-vous avec un agent des services secrets.
Malgré des prémisses intéressantes – un polar qui dénonce les maniganceries d’un État gouverné par les intérêts personnels de personnalités religieuses, sorte de „Da Vinci Code“ ou de „Tinker, Taylor, Soldier, Spy“ en version plus politique – et malgré des plans de toute beauté (lestés par une bande-son très redondante), „Boy from Heaven“ n’arrive pas à convaincre tout à fait, faute d’avoir le cul entre deux chaises (de prière): en tant que film politique, son analyse reste trop manichéenne, trop superficielle. Et en tant que polar, l’écriture est trop plate et parfois peu cohérente: ainsi, les rendez-vous secrets dans une sorte de néo-Starbucks où les deux hommes se parlent tout en prétendant ne pas se connaître sont tellement maladroits qu’on imagine mal qu’un service de renseignements puisse recruter un agent aussi peu doué et la naïveté du jeune Adam frise parfois la stupidité.
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