Santé / Ce que peut faire un citoyen européen pour éviter de nouvelles pandémies
L’écologue Serge Morand ne se lasse pas de rappeler les liens entre agriculture intensive, perte de la biodiversité et augmentation des épidémies. Sur le terrain en Thaïlande, il tente de comprendre les chaînes de transmission des virus et évalue les bienfaits des projets de reforestation pour les casser.
On avait quitté Serge Morand à Bangkok en juin 2020 sur une note pessimiste. L’écologue français se désespérait de faire entendre des politiques l’alerte qu’il lançait depuis plusieurs années. Il l’avait formulée notamment dans son ouvrage „La prochaine peste“, à savoir que „l’épidémie d’épidémies“ qu’on observe depuis 1950 et qui va crescendo est fortement liée à la perte de biodiversité et aux rapprochements dangereux de l’homme et des animaux sauvages, par la déforestation ou le trafic d’animaux. La crise du coronavirus est venue confirmer ses dires. Depuis, il a insisté, dans „L’homme, la faune sauvage et la peste“, sur les rapports entre l’agriculture intensive et les épidémies, et appelé l’homme à soigner la santé de la nature pour soigner la sienne dans une approche „One health“. La démondialisation qu’il appelait de ses vœux dans nos colonnes n’est pas encore en marche. Mais, des signes annoncent une nouvelle prise de conscience. Le prochain ouvrage de Serge Morand ne sera d’ailleurs pas un cri d’alerte, mais un cri du cœur sur une histoire des relations entre les hommes et les animaux d’élevage, depuis le Néolithique à aujourd’hui. Pour réhabiliter l’agro-pastoralisme.
Tageblatt: En juin 2020, notre interview se finissait par votre crainte de devenir collapsologue face au manque de réaction des politiques et scientifiques. L’êtes-vous devenu?
Serge Morand: Pas du tout, heureusement. Il s’est passé quelque chose au niveau des organisations internationales, avec par exemple la mise en place d’un haut conseil du „One health“ par l’Organisation pour la santé animale (OIE) et l’intégration de cette approche au sein de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et de l’Organisation mondiale pour la santé. Il y a eu aussi la mise en place d’autres expertises, sur les forêts et la santé humaine, d’un panel international sur la biodiversité et les services écosystémiques, la Convention sur la diversité biologique qui discute de mettre ce lien entre biodiversité et santé au cœur de nouveaux accords. On voit qu’au niveau des organisations internationales, il y a vraiment un nouvel élan et la prise de conscience qu’il faut encore plus s’appuyer sur l’expertise scientifique de qualité et qu’elle soit davantage en adéquation avec les demandes de politique publique et les communautés locales. L’Europe dans son programme Horizon 2020 a pris conscience aussi de tout cela. On voit aussi un développement très positif à l’échelle locale. Les politiques locaux et administrations locales avaient déjà pris conscience du problème du changement climatique, mais ont encore pris plus conscience du fait que tout cela est un peu plus large et qu’il faut faire des territoires plus résilients pour la santé: celle des êtres humains, mais aussi celle des animaux et celle des plantes.
Par contre, à l’échelon national, la prise de conscience et l’application, au-delà des beaux discours, laissent à désirer. Notre président français en est un bon exemple. On reste dans l’expectative. C’est là qu’il va falloir mettre plus de pression. Il y a encore une faible intersectionnalité, avec peu de discussions entre les différents ministères. Et surtout le vrai décideur est le ministère des Finances. C’est là que le bât blesse, car on reste toujours dans les mêmes logiques de croissance. Il y a trop de pression des différents lobbys. On le voit bien pour l’agriculture.
Dans un rapport publié fin octobre 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques souligne pourtant que cela coûterait moins cher de prévenir que de guérir les futures pandémies appelées à se reproduire si rien ne change. Cela ne suffit-il pas?
Non. Il y a toujours cette pensée unique de répondre par la croissance. En fait, il manque un plan d’action globale. On va répondre au cas par cas. On peut comprendre que, dans une situation de crise, on réponde ainsi. Mais après, il n’y a pas de stratégie intersectorielle, on ne discute pas de ce qu’est un endettement qui doit être productif. On ne dit pas qui va payer. On cache beaucoup de choses sous le tapis. Il y a un manque de sincérité dans les budgets des Etats. On va nous dire qu’on va mettre de l’argent dans la recherche pharmaceutique, mais l’argent était là et on l’a mis dans des crédits d’impôt qui n’ont servi à rien à part à aller dans les poches des actionnaires. Il faut repenser tout cela. La plaie, c’est le manque de sincérité des gouvernements.
On se rend compte que même dans le débat public, cette question peine à percer. On préfère se déchirer sur la liberté de circuler ou de se vacciner. Qu’en pensez-vous?
On discute de choses qui n’auraient pas dû l’être si les gouvernements avaient fait un peu plus de transparence, d’explication. Des erreurs ont été commises. Il est normal d’en faire. Mais elles n’ont pas été reconnues. Finalement, il y a une perte de confiance. La confiance est dure à gagner, mais facile à perdre. Et après, il y a des choses que certains scientifiques peuvent raconter dans les médias qui sont intenables. On mélange tout. On n’a plus un discours rationnel clair. On commence à gérer l’après-crise avec des mesures de crise. Ce n’est pas bon du tout.
Au début du confinement, vous étiez stupéfait par la discipline des gens en Asie. L’ont-ils gardée?
Il y a un peu de débat sur la liberté, mais ça ne passe pas du tout. Ici, ça leur paraît complètement fou que l’on puisse manifester contre la vaccination. Pour eux, ça ne se discute même pas de se vacciner pour protéger les autres. Il y a une vision communautaire de la santé. On se protège parce qu’on a peur, mais en même temps on a l’obligation de protéger les autres. Il est impossible de se balader sans son masque. On fait de la distanciation. Le vaccin a pris du retard, car le gouvernement voulait développer le sien. Mais maintenant, on en est déjà à la quatrième dose. Ils ont pu contrer ainsi le variant delta.
Ici, ça leur paraît complètement fou que l’on puisse manifester contre la vaccination. Pour eux, ça ne se discute même pas de se vacciner pour protéger les autres. Il y a une vision communautaire de la santé. On se protège parce qu’on a peur, mais en même temps on a l’obligation de protéger les autres.
Le débat sur les rapports entre environnement et épidémies a-t-il plus de visibilité dans ces conditions?
Pas plus que cela. Avec d’autres crises sanitaires comme la peste porcine africaine et le problème du changement climatique, cela bouge. Les gens ont pris conscience qu’il va falloir prendre des mesures importantes sinon l’impact, notamment du changement climatique, va être vraiment important sur l’agriculture, sur l’eau. Pour ce qui est de l’émergence de nouvelles épidémies, il y a une prise de conscience par les gouvernements. La Thaïlande depuis un certain temps a mis en place une bien meilleure lutte contre le trafic de la faune sauvage et les problèmes de la déforestation. Il y a une prise de conscience dans les autres pays, notamment le Vietnam, dans sa législation sur la vente d’animaux sauvages, qu’il faut encore plus réguler les crimes environnementaux. A travers les Etats, avec l’accompagnement réalisé par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) et les organisations internationales sur place, il est devenu un souci central de faire une meilleure protection de la biodiversité pour éviter des crises nouvelles. Mes collègues thaïlandais, avec les municipalités, ont récemment fait une conférence à Bangkok sur „One health“ et les solutions basées sur la nature et la ville. Après, pour qu’il y ait une transition vraiment écologique, ce n’est pas encore gagné.
Justement, quelles sont les politiques à mener dans les villes pour augmenter la résilience face aux épidémies?
Le meilleur exemple est Singapour, qui est en avance. C’est une ville-Etat qui a pu reforester, recréer des zones humides et ainsi créer des lieux idéaux pour reconstituer des cycles de vie, avec la faune sauvage qui revient avec des gîtes à moustiques. Les taux d’épidémie de dengue y sont beaucoup plus faibles qu’à Bangkok, une des villes les plus pauvres en termes de parcs urbains. Remettre de la faune en ville et refaire des jardins peuvent aussi profiter à la santé psychologique des gens. Cela peut avoir des effets bénéfiques sur les climats en supprimant les îlots de chaleur, sans créer de risques nouveaux et peut-être en les diminuant. Même si cela reste à démontrer. C’est ce qui est intéressant, on peut repartir sur des recherches un peu plus positives. Au lieu de faire des recherches comme j’en faisais jusqu’à présent, où on ne regarde que les risques et les dégradations, maintenant on m’appelle pour accompagner des projets de restauration écologique, de reforestation, de forêt urbaine et démontrer que non seulement cela va avoir des effets positifs en termes de biodiversité, d’adaptation au changement climatique, mais que ça peut avoir des côtés positifs pour la santé humaine. Donc là on peut passer sur des solutions et des innovations, basées sur les écosystèmes. Cela répond aux enjeux d’une population toujours plus urbaine, surtout dans les pays intertropicaux et notamment en région africaine.
Même au niveau des villes européennes, il faudrait segmenter et réduire les flux pour réduire les transmissions?
En fait, c’est bête à dire, il faudrait recréer des quartiers de vie, au lieu de conserver la vision d’une ville avec ses zones dortoirs, ses zones de bureaux et ses centres commerciaux. C’est ce que le Japon a fait. Quand on prend le train à Tokyo et qu’on sort du train, on change véritablement de quartier à chaque fois. II faut diversifier les activités dans chaque quartier. On n’a pas besoin de se balader à un endroit, d’aller au restaurant dans un autre et de dormir dans un troisième.
Luxembourg n’est donc pas un bon exemple dans la mesure où il y a des salariés qui viennent d’un rayon de 50 km autour pour y travailler, et donc une concentration de flux.
Ce n’est pas très bon en effet.
Le Luxembourg connaît une urbanisation galopante. Pourrait-il être le foyer d’une épidémie?
Il y a deux choses qui jouent: le foyer d’infection, et donc le spillover avec des petites transmissions locales. Il faut ensuite être un hub de retransmission. Quand on regarde toutes les villes et les épidémies, celles qui sont le plus connectées au monde entier, les hubs de la mondialisation par les avions, on voit que c’est là que les maladies infectieuses se répandent tout de suite. Il y a le caractère local et le caractère connecté au global. Il faut agir sur les deux. Localement, que peu de choses puissent émerger ou, si elles arrivent, que peu de choses puissent s’amplifier. Au niveau global, il faut limiter les flux globaux, c’est clair.
Où en sont vos missions sur le terrain?
J’ai la chance de participer à plusieurs projets internationaux d’expertise. Je continue bien le terrain en Thaïlande sur justement les partages potentiels de virus qui peuvent exister entre la faune sauvage, la faune domestique (les chiens) et les humains. Il s’agit de monter et notamment sur des lieux où il y a de la reforestation. Mon hypothèse est qu’il n’y aurait pas beaucoup de transmissions. On travaille avec des pièges photographiques, on enregistre des sons de chauves-souris, des piégeages, colliers aux chiens pour voir comment ils se déplacent, qui peuvent être des sentinelles sur le terrain. Les analyses ne sont pas finies. Il y a pleins de projets de terrain enthousiasmants. 2021 était bien mieux que 2020.
Nous n’avons pas encore évoqué l’élevage intensif dont vous avez décrit la responsabilité dans l’émergence d’épidémies. Diriez-vous qu’il faut renoncer à l’élevage intensif ou qu’il faut en changer les pratiques?
Il faut en changer les méthodes. De nouvelles données le démontrent. On est arrivé, fin 2021, à plus de 30 milliards de poulets sur Terre selon la FAO. Le nombre d’oiseaux sauvages a été réestimé il y a deux mois à 40 milliards contre 300 milliards en 1997. Donc le nombre de poulets est quasiment égal au nombre d’oiseaux sauvages. Ce n’est plus possible. Nous allons d’épidémie en épidémie sur les animaux d’élevage. Ça veut dire qu’il faut réduire radicalement leur nombre. Il faut réduire la consommation de protéines animales, ça signifie aussi se battre contre les lobbys des pourvoyeurs de viande. Cela implique aussi de diversifier la consommation de protéines végétales, ce qui permet d’agir sur les territoires et sur la santé des consommateurs. De l’autre côté, on doit travailler sur le petit élevage et l’agro-pastoralisme, c’est-à-dire repartir sur des élevages intégrés dans les habitats, avec des races adaptées aux habitats. Les densités de bétail auront diminué. La diversité génétique sera plus importante. Les animaux seront moins sensibles aux maladies infectieuses. Par contre, ils seront plus exposés aux parasites. Les éleveurs en ont un peu perdu l’habitude. Avec des animaux complètement confinés, on perd les parasites, comme les ectoparasites, les vers, etc. Il va falloir se réhabituer à vivre avec ça, réapprendre à connaître les parasites et à les gérer. Ce n’est pas forcément dangereux. Il y a un peu de recherche à faire. Mais il sera important de remettre les animaux dans les basses-cours et dans les prés.
On est arrivé, fin 2021, à plus de 30 milliards de poulets sur Terre selon la FAO. Le nombre d’oiseaux sauvages a été réestimé il y a deux mois à 40 milliards contre 300 milliards en 1997. Donc le nombre de poulets est quasiment égal au nombre d’oiseaux sauvages. Ce n’est plus possible.
C’est l’inverse de ce qu’on faisait durant la crise de la grippe aviaire où on recommandait d’enfermer les volailles élevées en plein air pour protéger celles confinées …
C’est hallucinant. Il s’agissait de protéger ceux qui sont dans la batterie, qui sont pourtant les vrais dangers.
Pour conclure, quand on est un citoyen européen, quelle contribution peut-on apporter pour réduire le risque de futures pandémies? Baisser sa consommation de viande?
C’est une bonne idée, simple à faire. On peut aussi favoriser les circuits courts et s’investir dans le local, que ce soit en ville ou à la campagne. On peut compter dans beaucoup d’endroits sur le personnel politique local et les administrations locales. Cela crée vraiment du lien et recrée de la sociabilité.
Un sociologue soulignait récemment dans nos colonnes l’importance du local, de lieux de débats locaux pour contrer le complotisme, un autre phénomène mis à nu par la pandémie.
Complètement. Leur seule information est obtenue par les réseaux. Et on sait maintenant, grâce aux sociologues, que ces réseaux sont très modulaires, qu’on y discute qu’avec et qu’on y écoute que ceux avec lesquels on partage les mêmes idées. Finalement, se retrouver dans des associations, des lieux où il y a de la mixité sociale, des valeurs, des visions, force à écouter les autres, à réapprendre à dialoguer et à discuter. Ce qu’on a complètement perdu.
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