Théâtre / Cela ne me définit pas: „Good Girls“ au Théâtre d’Esch
Avec „Good Girls“, Larisa Faber signe une comédie musicale au vitriol, portée par trois actrices convaincantes, où l’humour féroce pointe vers une analyse précise d’une société encore trop marquée par le non-dit et des réflexes patriarcaux.
Il fallait l’oser: „Good Girls“ est une comédie musicale souvent drôle sur l’avortement au sein d’un pays où de tels sujets ont tendance à ne pas être thématisés du tout. Et quand il l’est, thématisé, l’IVG est presque toujours traitée sur le mode du tragique, entérinant ainsi esthétiquement et narrativement un des clichés réactionnaires qu’on associe à l’avortement: à savoir que c’est une épreuve non seulement physiquement douloureuse – elle l’est toujours –, mais dont il est nécessaire de porter des stigmates psychiques, insinuant plus ou moins que les femmes qui recourent au procédé sont des tueuses d’enfants et qu’il ne serait pas normal d’en sortir soulagée, une telle posture montrant à quel point l’Occident est encore profondément marqué par des siècles d’idéologie chrétienne (et des décennies de règne du CSV, pour le Luxembourg).
On répétera par ailleurs plusieurs fois, au cours de la pièce, qu’on ne peut pas réécrire un métarécit profondément ancré dans les consciences depuis plusieurs siècles, en l’espace d’une quarantaine d’années – et Tekle Baroti de s’étonner, vers la fin de la pièce, qu’il fût possible qu’une institution connue pour ses scandales sexuels et le comportement erratique de ses membres ait osé édicter de tels principes de soi-disant pureté morale – et qu’on ait de surcroît pu vivre aussi longtemps en respectant de tels dogmes ridiculement érigés en principes moraux.
Pour aller à l’encontre de cette conception de l’IVG comme événement nécessairement traumatique, Larisa Faber a eu l’idée de prendre au pied de la lettre cette idée formulée par une dénommée Lynne Miles, idée selon laquelle il serait important de donner à entendre le récit de femmes qui ont procédé à une IVG – et qui s’en portent bien.
Ce sont ces voix qui émailleront sa pièce, qui s’insurgeant contre les objections d’un·e gynécologue dont c’est pourtant le métier de procéder à l’intervention, qui remarquant que ça n’est que depuis 2014 que l’IVG est „fully accessible“ au Luxembourg, qui parlant des clichés hétéronormatifs qui ont lesté son expérience d’avortement en tant que personne non-binaire.
„Ech hunn ëmmer geduecht: Firwat soll ech mech outen? Meng Schwëster huet sech jo och net als hetero ge-out“, dira-t-elle, rappelant quelque peu la démarche du groupe R.E.M. qui, au milieu des années 90, fit un coming-out en annonçant non pas l’homosexualité de leur chanteur Michael Stipe, mais l’hétérosexualité des trois autres membres.
La pièce commence comme un coup de poing très drôle, avec Tekle Baroti, Monika Valkunaite et Nora Zrika chantant ad nauseam – l’expression latine étant pour une fois à prendre dans tous les sens du terme – Mifegyne, le nom de la pilule qu’on prend pour enclencher une IVG, alors que des formules chimiques s’affichent sur l’écran en arrière-fond.
Les trois actrices, incarnant le Père, le Fils et le Saint-Esprit (ou plutôt une parodie féminine et très drôle de ces trois instances), deviennent ensuite comme les récipiendaires de tous les témoignages recueillis en Lituanie, au Luxembourg et au Royaume-Uni, témoignages qui sont aussi à l’origine du livre éponyme dont la publication accompagne la sortie de la pièce et où l’on retrouvera certaines des voix de la pièce, ces témoignages venant s’entrelacer avec les chamailleries des trois actrices par des séquences vidéo.
Si la désignation de comédie musicale est quelque peu trompeuse (ce serait plutôt une forme hybride entre théâtre documentaire et passages musicaux), c’est que la pièce oscille constamment entre les témoignages recueillis et le métaniveau, où les trois actrices s’en donnent à cœur joie, proposant en chanson trois versions de la meilleure façon d’éduquer ou de confronter les gens au sujet, les trois chantant trois fois un texte similaire, mais changeant de tonalité, de style, le sur-titrage s’adaptant en fonction, avec une police et un lettrage différents. Au début, l’une reproche à l’autre d’avoir été flat, donc d’avoir raté des notes, le jeu de mot sur flat permettant en même temps d’embrayeur sur le sujet de la pièce, le flat belly pouvant aussi référer au ventre vide d’enfant, ailleurs.
Arroser le monde
Entre ces négociations souvent loufoques, des femmes prennent la parole. L’une dit comment, réalisant qu’elle est enceinte, sa première réaction fut: „pas lui, pas maintenant“, une autre raconte comment elle décida d’avorter parce qu’elle était en relation avec un partenaire abusif („most of us probably never think we would be in an abusive relationship, because why would you stay with a person who’s abusive“), une autre encore dit avoir voulu l’intervention parce qu’elle avait déjà deux enfants, précisant que c’est un événement banal dans la vie d’une femme, une autre enfin raconte l’enfer réactionnaire affronté à Tyrol, où elle vit son premier enfermement pour avoir osé, lors d’une manif censée contrer celle d’une association contre l’avortement, entonner un slogan quelque peu blasphématoire: „Hätte Maria abgetrieben/Wärt ihr uns erspart geblieben“. Dans une des scènes les plus poignantes, après qu’on nous a expliqué qu’en Belgique, même après avoir pris la décision de vouloir un avortement, il faut encore attendre une semaine, les heures et minutes s’affichent à l’écran et les trois comédiennes se figent pendant un très, très long temps, illustrant à merveille l’absurdité de devoir attendre alors que le choix est déjà fait, montrant l’aberration d’une telle infantilisation des femmes concernées.
Se dégage de tous ces récits une forme de courage, de volonté de ne pas s’en laisser conter, de „reprendre les rênes de sa vie“, de s’octroyer des droits qui leur ont été pris par différentes configurations sociétales idiotes, par une société qui longtemps décidait pour les femmes plutôt que de les laisser décider, elles, de dire haut et fort que leur corps leur appartient. S’en dégage aussi une volonté féroce d’en finir avec des résidus patriarcaux, de débarrasser le monde d’anciens réflexes de réac, de se libérer de tous ces récits de culpabilité contraignants et de s’en inventer des nouveaux, de récits.
La forme de la comédie musicale, le ton souvent désinvolte, les discussions à bâtons rompus, les négociations sur la représentation du sujet, les disputes avec Eve, l’instance en charge des surtitres, tout cela en vient, à un certain moment, à rappeler une version féministe et engagée de Monty Python et de leur „Life of Brian“, comédie musicale où la critique de la doctrine catholique fut déjà, pour l’époque, féroce.
Quand on se rappelle cette chanson culte entonnée par un couple qui s’en est rigidement tenu à la doctrine catholique, n’a recouru à aucune contraception, a par conséquent engendré un nombre invraisemblable d’enfants et qui, dans une pauvreté affligeante, répète joyeusement „Every sperm is sacred / Every sperm is saint / If the sperm is wasted / God gets quite irate“, on se dit que „Good Girls“ ne serait pas pour déplaire à ceux qui savent que, derrière ce qui peut s’apparenter à du nonsense britannique, se cache une critique sociétale féroce – et que le divertissement et l’humour sont peut-être une des meilleures façons pour inciter à la réflexion.
„Educated, empowered, and entertained“: c’est par le souhait que le public ressente un peu toutes ces choses à la fois que Larisa Faber clôtura notre entretien-fleuve en début de semaine. Un pari remporté, même si on avait parfois l’impression – mais cela n’est pas la faute de la réalisatrice ni de sa production –, que „Good Girls“ prêchait aux convertis: on m’a fait, lors de la première mardi soir, plusieurs fois la remarque d’être quasiment le seul homme présent dans la salle, ce qui était une façon certes hyperbolique mais cependant assez juste de me signaler que les hommes étaient aux abonnés absents, comme si le sujet ne les concernait plus une fois qu’ils eurent arrosé le monde de leurs petits spermatozoïdes, pour citer le texte décapant de la pièce. Alors, chers arroseurs – si jamais vous lisez ces lignes, allez la voir, cette pièce, qui sera encore jouée aujourd’hui, demain et samedi, afin de vous sentir, vous aussi: educated, empowered et entertained.
Prochaines représentations à l’Ariston: aujourd’hui, demain et samedi à 20.00 heures
- Barbie, Joe und Wladimir: Wie eine Friedensbotschaft ordentlich nach hinten losging - 14. August 2023.
- Des débuts bruitistes et dansants: la première semaine des „Congés annulés“ - 9. August 2023.
- Stimmen im Klangteppich: Catherine Elsen über ihr Projekt „The Assembly“ und dessen Folgeprojekt „The Memory of Voice“ - 8. August 2023.
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