Théâtre / Chiens errants: les productions luxembourgeoises au Festival Off d’Avignon
Avec „Midas“, „Starving Dingoes“, „Frontalier“ et „Terres arides“, le Luxembourg n’a pas moins de quatre productions luxembourgeoises à l’affiche avignonnaise. Si le risque reste toujours grand de rester inaperçu au milieu des quelque 1.500 spectacles qui y sont proposés pendant le mois de juillet, force est de constater que la qualité des productions n’est pas en reste. Le Tageblatt invite à une visite guidée un brin chaotique de l’Avignon luxembourgeois.
Ça commence comme il se doit – dans le chaos d’une odyssée dont les péripéties ne sont pas sans rappeler des productions luxembourgeoises qui parlent souvent de voyages, de déplacements, de frontières et d’errances. Alors qu’on nous avertissait que le train de la veille avait encaissé plus de deux heures de retard, celui du mardi dernier, qui acheminait, hormis votre serviteur (et une ribambelle d’inconnus), Emilie Goulême, Head of Communications chez Kultur|lx et Annick Kieffer du Studio Polenta, responsable de la belle identité graphique qui accompagne l’exposition Romain Urhausen à Arles, n’en avait qu’une petite demi-heure.
Or, petit hic, la première pièce au programme, la répétition générale de la version écourtée de „Terres arides“ en présence de la ministre de la Culture Sam Tanson („déi gréng“), commence quasiment tout de suite après notre arrivée tardive. Petit re-hic, la voiture-restaurant, par manque de personnel – un manque de personnel qui semble affecter non pas un seul mais quasiment l’ensemble des trains de la SNCF en cette période estivale – ne propose ni café ni encas ni plats, tout cela faisant qu’à peine débarqués à Avignon, deux individus affamés et assoiffés parcourront avec leurs plus ou moins lourdes valises les quelque deux kilomètres qui séparent la gare de la Caserne des pompiers, lieu emblématique de la Région Grand Est à Avignon – tout cela sous un soleil impitoyable et un mistral qui fouette les ruelles de la ville tapissées d’affiches qui volettent et claquent sous le vent.
Surgit, inévitablement, la question de la durabilité, que le milieu du théâtre, frappé par une surproduction postpandémique, doit impérativement confronter et qui, face à ces quelque 1.500 spectacles qui tous cherchent à attirer l’attention sur leur production, semble loin d’être résolue – à voir les milliers d’affiches collées un peu partout dans le centre-ville et à s’imaginer le bruyant ballet de camions débarquant avec le décor et le matos de tous ces spectacles, l’on commence à avoir un peu le tournis. Pourtant, sur le coup, on est trop stressés pour la développer, la problématique, on en discutera plus tard, quand le temps nous le permettra – et que le mistral aura encore arraché bien plus de posters des murs de la ville, où certains ont mis, de façon involontairement ironique, des affiches qui indiquent une … défense d’afficher.
Pour qui s’imagine que l’équipe autour de Terres arides passe un été entre des séances piscine et des soirées (ar)rosé(es)-piscine un peu décadentes où l’on célèbre l’art et la vie et où Luc Schiltz serait accueilli sous les huées admiratives de spectateurs·rices de „Capitani“, dont la deuxième saison vient de passer sur Netflix, force est de constater que le quotidien des acteurs, metteurs en scène et techniciens est un peu moins glamoureux que cela: entre les séances de tractage et d’affichage, où il s’agit de distribuer des flyers et d’accrocher les affiches, et les représentations quotidiennes – il n’y a relâche que le mercredi –, le quotidien est assez éreintant, même s’il reste évidemment, comme le confirme Ian De Toffoli, mainte occasion pour s’exercer à une de ses activités favorites – le fameux networking autour d’un ou de plusieurs verres de rosé.
Un rosé-piscine entre deux séances de nettoyage
S’y ajoute le fait que, tous les soirs, après la dernière représentation à la Caserne des pompiers, où „Terres arides“ suit „Sales gosses“ dans la série de productions du Théâtre du Centaure envoyées à Avignon, l’un des ensembles présents a pour mission de balayer et de nettoyer la salle. Ian De Toffoli et ses deux acteurs Luc Schiltz et Pitt Simon auront donc dû se pointer à trois reprises à la Caserne vers 22.30 h et s’y munir de balais et de serpillères afin de redonner son éclat au lieu.
D’un point de vue technique, comme nous l’indique Antoine Colla, les choses ne sont pas moins compliquées, puisque la Caserne n’offre aucune des spécificités techniques nécessaires pour la projection d’une pièce de théâtre. Il fallait donc fournir un véritable travail de transformation, ce qui nécessitait, avant le début des représentations, plus d’une semaine.
En dépit de ces inconvénients et en dépit de notre essoufflement au moment de notre arrivée – nous étions passés sans nous en rendre compte à côté d’une partie de la délégation luxembourgeoise qui finissait un repas sur une terrasse et devait bien se marrer en nous voyant, rouges et essoufflés, avancer d’un pas hâtif sur les pavés disjoints de la ville –, il nous fut possible de vérifier que la nouvelle concision, qu’exigeait le passage à Avignon, sied bien à la pièce mise en scène par l’auteur et les deux comédiens.
De Toffoli a écourté la première demi-heure, un brin trop pédagogique, l’a plongée dans le contexte de sa représentation en France, où les fictions sur la radicalisation de jeunes sont légion et s’est focalisé sur le double voyage du jeune Portugais Steve Duarte en Syrie, où il a parachevé sa radicalisation avant qu’il ne finisse en prison et du même voyage effectué par le journaliste Petz Bartz, parti sur les traces du jeune Duarte pour l’interviewer afin de comprendre ce qui pousse les jeunes à une telle radicalisation, pour montrer aussi une certaine faille du système judiciaire, pour dénoncer enfin la lâcheté de nos autorités, personne ne voulant s’occuper du cas du jeune S., comme il est nommé dans la pièce, le Luxembourg prétextant qu’il est un citoyen portugais et que son cas ne tombe donc pas sous sa juridiction. Les comédiens accaparent avec brio cette forme documentaire, papotant entre eux, éliminant la distance avec le public, brisant le quatrième mur pour négocier une situation géopolitique et idéologique déplorable.
Arpenter le monde à la recherche d’un refuge
S’ensuit un séjour encore plus chaotique du côté des transports à Arles, où les chauffeurs de taxis de la ville s’avèrent complètement débordés et où les transports en public, dès qu’on s’éloigne un minimum du centre, sont inexistants, au point que, pour retourner à Avignon afin d’assister à la représentation de „Frontalier“ de Jean Portante, je suis confronté à la fois au débordement des uns – „mauvaise nouvelle, le chauffeur que nous avions commandé pour 11 heures nous dit être en route pour Montpellier“, me dit-on à la réception de la résidence où je logeais – et au retard des autres: après qu’une réceptionniste très gentille ait accepté de me conduire à la gare d’Arles, il s’avère que mon train a (à nouveau) du retard – j’étais sur le point de vérifier, à un moment, si la SNCF n’avait pas été rachetée par la DB.
Comme dans une version avignonnaise de „Groundhog Day“, me voilà donc en train de redétaler, seul cette fois-ci, et avec moins de jeu, côté créneau temporaire, les ruelles de la ville, afin d’arriver, essoufflé, au Théâtre du Balcon pour donc voir „Frontalier“, shortlisté pour le prix Servais et dont j’avais, à l’époque, raté la représentation au Luxembourg. „Il est midi/ C’est l’heure de partir/ dans la valise dort une blessure“ – les mots du texte de Portante résonnent étrangement en moi, qui viens de passer quelques jours sur la route et dont le dépaysement du voyage obfusque parfois une propension à la mélancolie.
Belle surprise, le texte de Portante, publié chez Hydre Éditions, nous plonge dans la peau d’un frontalier qui, au volant de sa voiture, met ses pas dans ceux de son père décédé. Coincé dans un de ces embouteillages que les frontaliers doivent supporter tous les jours et qui sont devenus symptomatiques de la folie néolibérale, le narrateur relie, dans un monologue dense et poétique, son destin personnel et familial – le départ de son grand-père italien pour le Luxembourg, le mal du pays, les accidents miniers, l’industrialisation, l’absurdité d’une frontière qui départage entre les haut-fourneaux qui fument encore et ceux qui déjà n’en crachent plus, de fumée –, ceux, universels, d’Ulysse et d’Énée et ceux des milliers de migrants auxquels on refuse aujourd’hui l’accès en Europe et qui viennent scandaleusement mourir sur nos plages: „maintenant, on le reconstruit partout/ le mur universel.“
Si au début, l’entrelacement de ces différents destins paraît quelque peu forcé, le souffle épique, la beauté des vers en prose et l’intelligence de la construction narrative font de „Frontalier“ un texte saisissant, qui n’est pas sans rappeler le très beau „Mahmoud ou la montée des eaux“ d’Antoine Wauthers.
La pièce est portée par un Jacques Bonnaffé en grande forme, qui fait sien ce texte pourtant ardu – Portante joue sur les répétitions, les leitmotive, les liens métaphoriques et les inversions, les syllepses („nous avons nos propres vaincus/ qui partent vers l’Est gaver les puces de leurs cartes de crédit/ les puces qui dévorent les corps des enfants dans le Sud“) et les quasi-homonymes („de mot à mort erre une consonne“). L’acteur arpente la scène et transforme peu à peu le carré scénique en carte géographique, traçant à la craie des lignes de fracture, des frontières, montrant à quel point sont arbitraires les travaux disruptifs des géomètres, des douaniers, de tous ceux qui parcellisent et séparent une terre qui nous est pourtant commune.
Saluons par la même occasion le travail de Frank Hoffmann, dont la mise en scène, toute en retenue, construit une lente chorégraphie entièrement au service du jeu de l’acteur et de la beauté du texte.
„Pourquoi nous mettre au monde, alors?“
„Un seul être tombe et c’est l’humanité qui périt/ pourquoi nous mettre au monde alors“, se demande le narrateur de Portante. Ce sont des interrogations similaires qui hantent la nouvelle production de la chorégraphe et danseuse Léa Tirabasso: „Pour ‚The Ephemeral Life of an Octopus‘ (sa production précédente, ndlr.), on traitait la mortalité à travers le spectre de la maladie et de la matière-corps qui a une fin, alors que pour ‚Starving Dingoes‘, l’accent est plutôt mis sur la conscience de la finitude, sur le fait que savoir que notre vie a une fin conduit à la folie. On y trouve aussi la notion du sacrifice, puisque naître, c’est déjà être sacrifié sur l’autel de la vie. Être en vie c’est déjà mourir. Donner la vie, c’est donner la mort.“
Les propos de la chorégraphe, qui admet elle-même que la pièce est „un peu dark“, ne sont pas sans rappeler le passage dans „En attendant Godot“ où Beckett écrit: „Les femmes accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau.“
Pour la dernière étape du séjour, nous sommes sortis des remparts de la vieille ville pour assister, dans un studio non loin du centre-ville, à une répétition de „Starving Dingoes“, où nous retrouvons la chorégraphe en plein travail. Sa production fait suite à une pièce qui interrogeait de façon à la fois artistique, scientifique et intime la manière dont se créait puis évoluait une cellule cancéreuse.
„‚Starving Dingoes‘ est une pièce beaucoup moins scientifique que celle qui précède. J’y poursuis mon questionnement autour du phénomène de l’apoptose – c’est le terme par lequel on désigne la mort cellulaire programmée. J’ai appris qu’une cellule cancéreuse a perdu sa capacité à se détruire – c’est donc une cellule qui vit, qui survit, et j’ai été intéressée par cette ironie de la vie dans cette maladie. Je me suis demandé ce que font les cellules autour: est-ce qu’elle sentent qu’il y a une cellule qui dysfonctionne, est-ce qu’elles peuvent la tuer pour sauver le corps? Beaucoup de scientifiques me disaient ne pas savoir. En extrapolant cela, on peut penser à un pays ou un politicien qui déconne, ou quelqu’un dans la famille qui se détracte – comment réparer cela? Ou faut-il plutôt sacrifier ce qui dysfonctionne? C’est le potentiel métaphorique qui m’intéresse plus que le simple phénomène médical.“
Puisqu’il y a, avec William Cardoso et Stefania Pinato, deux nouveaux danseurs pour les représentations avignonnaises, le processus de la répétition est on ne peut plus instructif pour voir comment naît, d’une succession de mouvements et de pas de danse, une séquence maîtrisée au millimètre. Soutenue par Catarina Barbosa, Karl Fagerlund Brekke et Laura Lorenzi, qui ont déjà intériorisé les différents moments d’une chorégraphie complexe, Léa Tirabasso leur explique avec délicatesse le déroulement d’un des avant-derniers souffles de la pièce – et c’est avec une rapidité impressionnante que les deux nouveaux danseurs, d’abord hésitants, intègrent la meute de chiens et de chiennes errant·e·s qui se flairent, titubent, se rapprochent et s’éloignent, trouvant une consolation dans les éphémères moments solidaires d’une folie partagée – cette folie que nous appelons la condition humaine.
„Je suis très intéressée par l’animalité chez nous“, poursuit la chorégraphe. „On est une drôle de bête sociale, on cache nos instincts primaires, on polit des choses alors qu’on est de la matière, des fluides, des odeurs. L’animal me permet de revenir vers une physicalité plus intéressante, vers un cru du mouvement, un cru de l’être. ‚Starving Dingoes‘, c’est aussi ces chiens affamés sur les plages, qui sont à la recherche de nourriture. Ils sont souvent seuls, ce sont des âmes errantes, affamées, perdues, un peu comme nous. La pièce représente cet animal à l’état sauvage, qui doit trouver des nourritures – là encore un peu comme nous, qui sommes constamment à la recherche de nourritures terrestres et célestes. On se nourrit de philosophie et de littérature, mais en même temps, il faut qu’on mange: on est constamment déchirés entre une vie pragmatique et une vie spirituelle, et on est un peu balancés entre ces deux besoins. Transcender la nourriture en gastronomie, en faire quelque chose de culturel, c’est encore une fois polir notre animalité et, je pense, notre finitude – ne pas se confronter à tout cela, à cet aspect animal, c’est se dire qu’on est éternel, qu’on est au-dessus de la nature – alors que ça n’est pas du tout le cas. Et cette bestialité, elle est belle. Il est important de ne pas oublier d’où on vient: on est de la matière qui va finir un jour.“
Alors que la répétition tourne vers sa fin, la chorégraphe se montre enthousiaste de pouvoir représenter sa pièce à Avignon: „On a été très honorés de pouvoir figurer dans la sélection luxembourgeoise. Cette joie est renforcée par le fait que la pièce est représentée aux Hivernales, qui est un lieu très connu en termes de danse contemporaine. La programmation y est belle et, surtout, variée: il y a autant de femmes que d’hommes. On est flattés de pouvoir faire partie d’une telle programmation, équilibrée à ce niveau-là aussi. Il y a beaucoup de professionnels qui viendront, ce qui veut dire qu’on joue un peu le futur de cette pièce – et peut-être le futur des prochaines pièces.“
Si l’avenir des pièces devrait être, au vu de leur qualité, assurée, celui de l’humanité, qui se situe quelque part entre les chiens errants de Léa Tirabasso, les frontaliers mélancoliques et désespérés de Jean Portante le jeune paumé et le journaliste courageux de Ian De Toffoli, paraît peut-être un chouïa plus incertain. Heureusement qu’il y aura, qu’il nous restera l’art pour le transcender.
Info
„Starving Dingoes“ est à voir tous les jours à 19 heures aux Hivernales jusqu’au 20 juillet, „Terres Arides“ tous les jours à 15.50 h à la Caserne des pompiers jusqu’au 26 juillet (relâche les mercredis) et „Frontalier“ tous les jours à 12.15 h au Théâtre du Balcon jusqu’au 30 juillet (relâche les mardis), „Midas“ tous les jours à 10.30 h au Théâtre Golovine jusqu’au 29 juillet (relâche les lundis).
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