Collecte des archives publiques / Collecte accélérée auprès des ministères et administrations publiques: A la recherche du temps perdu
D’ici septembre 2025, les Archives nationales vont conclure des tableaux de tri avec 120 administrations publiques, pour les accompagner dans la conservation et le versement de leurs archives auxquels ils sont désormais tenus. L’Administration de l’emploi fut la première à y passer.
A la mi-décembre, les Archives nationales annonçaient s’être offert un „beau cadeau de Noël“. Il n’y avait là que les spécialistes pour comprendre que la signature d’un tableau de tri avec l’Administration de l’emploi (ADEM) puisse apporter tant de joie. Il fallait sans doute y voir un mélange de soulagement d’en finir avec une administration qui est une grosse productrice d’archives et d’enthousiasme des grandes premières.
La loi sur l’archivage du 10 juillet 2018 a introduit l’obligation pour les ministères et administrations publiques de verser leurs archives aux Archives nationales. Jusqu’alors, les administrations faisaient comme elles le souhaitaient. Les Archives nationales géraient ce qu’on leur soumettait. Pour rattraper le temps perdu sur les autres pays, la loi a laissé sept ans aux ministères et administrations publiques appartenant au régime dit général pour adopter les méthodes les plus récentes de gestion de leurs archives.
Les Archives nationales ont l’initiative et maîtrisent le calendrier. Elles ont identifié près de 120 organismes qui devront d’ici septembre 2025 adopter l’outil de gestion des archives qu’est le tableau de tri. L’ADEM et le Service d’information et presse furent les deux premiers à y passer.
L’enjeu des documents passés
La conclusion d’un tableau de tri est un fastidieux processus, long de plusieurs mois. Il commence par une étude documentaire réalisée par les Archives afin d’identifier les activités et missions de l’organisme. Elles mènent ensuite des entretiens avec les personnes-ressources qu’elle repère en leur sein (33 furent menés dans le cas de l’ADEM) afin de repérer les grands ensembles documentaires dans un premier temps, puis confronter cet inventaire à l’analyse des dossiers physiques. Il faut ensuite déterminer les domaines d’activités et les sous-catégories de conservation, dans lesquelles seront classés et inventoriés les documents produits à l’avenir. Dans cette lourde tâche, les 2,5 équivalents temps-plein sont soutenus par 5 équivalents temps-plein de la société privée Labgroup.
Destinés à la gestion des documents produits à partir de la date de leur signature, ces tableaux de tri représentent un enjeu considérable, parce qu’ils devraient en effet guider la conservation et le sort réservé aux documents plus anciens dont disposent les administrations publiques. Rien toutefois ne les y obligent. Si elles sont tenues légalement de proposer aux Archives nationales les documents de plus de 70 ans, elles peuvent encore faire ce qu’elles veulent des documents moins anciens produits à l’époque du vide législatif. Elles peuvent les conserver de la manière dont elles le souhaitent ou même les détruire.
Dans le meilleur – et le plus plausible – des cas, la conclusion de ces tableaux de tris devrait produire à court terme un arrivage consistant de documents d’archives plus anciens. Leur livraison, après leur reconditionnement et leur inventorisation, devrait rendre encore plus pressante la construction d’un nouveau bâtiment pour les archives nationales, jusqu’à maintenant dispatchés sur plusieurs sites.
Conserver ou détruire
La loi sur l’archivage a fixé les délais d’accessibilité aux documents. Elle définit notamment qu’un document est accessible 25 ans après la mort de la personne concernée ou, si on ne connaît pas cette date, 75 ans après le plus récent document du dossier auquel il appartient. Elle est particulièrement restrictive pour ce qui est du délai d’accès aux documents relevant du secret fiscal, fixé à 100 ans.
Cependant, dans le détail des tableaux de tri, se prennent aussi des décisions également lourdes de sens pour les chercheurs présents et futurs. Deux choix décisifs pour l’exercice de droit d’accès aux archives y sont fixés: la durée d’usage administratif et le sort final des archives.
La durée d’usage administratif définit le temps de conservation des documents au sein de l’organisme public, que ce soit à des fins administratives ou pour le respect de délais de recours. L’enjeu est que cette durée n’empêche pas l’exercice du droit d’accès aux documents. Pour des activités communes à tous les services, tels que le management et le budget, il existe des durées généralement admises que les Archives nationales suggèrent à son interlocuteur. Pour les activités qui constituent le cœur de métier de l’administration, il faut négocier au cas par cas. „Il faut trouver la bonne valeur à la fois pour couvrir les besoins de l’administration et ensuite mettre les documents à disposition du citoyen“, explique Magali Soler, cheffe du service Collecte, conseil et encadrement des Archives nationales.
Volume et coût des documents
Pour établir la durée d’utilité administrative, l’administration concernée a la main. Les Archives nationales lui font entendre raison le cas échéant. Le rapport de force s’inverse pour ce qui est du sort final à réserver aux documents à la fin de la durée d’utilité administrative. La sélection des archives doit être guidée par une vision très large de l’intérêt de recherche historique, afin de ne pas obérer la recherche des générations futures dont on ne peut anticiper tous les questionnements.
Il y a destruction quand les informations sont déjà disponibles des rapports de synthèse ou des procédures. „Le détail n’est alors pas utile à la compréhension historique d’un ensemble“, explique Magali Soler. Mais il y a aussi destruction pour des raisons d’espaces de stockage, afin de ne pas augmenter déraisonnablement le volume et donc le coût des documents à conserver. Face à des administrations qui traitent avec des dizaines de milliers de citoyens pendant des décennies, il faut faire des arbitrages.
Dans l’absolu, en tant qu’historien, tout peut être intéressant, mais en tant qu’archiviste, il faut rationaliser. C’est le travail de l’historien, à partir des sources qu’on aura conservées de les exploiter pour essayer d’en tirer le maximum sans disposer de l’exhaustivité.cheffe du service Collecte, conseil et encadrement des Archives nationales
Faire le tri
C’est là que des tensions entre historiens et archivistes peuvent naître. „Dans l’absolu, en tant qu’historien, tout peut être intéressant, mais en tant qu’archiviste, il faut rationaliser. C’est le travail de l’historien d’exploiter les sources qu’on aura conservées, pour essayer d’en tirer le maximum sans disposer de l’exhaustivité. L’exhaustivité serait inexploitable même pour l’historien. L’objectif est d’être le plus neutre possible vis-à-vis de l’analyse des documents“, observe Magali Soler.
Pour faire le tri, il existe deux grandes tendances en archivistique. La première consiste à pratiquer un échantillonnage et à conserver une partie des dossiers dans leur intégralité. L’échantillon peut être déterminé en retenant un critère aléatoire: une année, une région, des lettres de l’alphabet. C’est une approche qui sauvegarde les chances de faire une recherche plutôt qualitative, chère à des approches historiographiques comme la micro-histoire.
Les échantillonnages produisent des lacunes et comportent une contradiction. „S’il y a échantillonnage, il y a intérêt historique, alors on préfère préconiser la conservation“, observe Magali Soler. Les Archives nationales ont fait pour le moment le choix stratégique de ne pas procéder à de tels échantillonnages. „On va plutôt conserver les pièces essentielles mais intégrales, faire un tri à l’intérieur d’un dossier pour conserver les documents plus importants et éliminer les pièces justificatives“, explique-t-elle. Cela privilégie un traitement davantage sériel, statistique. „De manière générale, sur tous les tableaux de tris, l’approche est plutôt largement conservatrice, car c’est la première fois que l’exercice est fait depuis l’adoption de la loi sur l’archivage. L’approche est plutôt de diminuer le risque et de conserver certains documents.“
Activés d’abord, anonymisés ensuite
Toutefois, dans le cas de l’ADEM, la déchiqueteuse va tourner à un rythme soutenu. D’abord parce que l’ADEM génère énormément de documents dans le cadre de ses prestations qui n’ont pas forcément beaucoup d’intérêt historique. Mais aussi parce qu’elle va se séparer de nombreux autres documents plus sensibles, en raison de leur volumétrie.
Au vu de l’activité cœur de métier de l’institution dont l’ancêtre, l’Office national du travail, fut créé en 1945, l’accompagnement des demandeurs d’emploi, il fut décidé que la durée d’utilisation administrative de ces documents serait de 50 ans, soit un peu plus que la carrière d’un travailleur. Pendant toute cette période, l’ADEM devra conserver les dossiers de suivi et les dossiers individuels des chômeurs. A l’issue de cette période, ces dossiers sont détruits plutôt que versés aux archives.
„Les dossiers individuels sur support physique ou numériques accompagnés des notes prises par les conseillers et classées dans le dossier de placement (…) ne sont pas à conserver sur le long terme car ils permettent simplement d’assurer le suivi des clients et des mesures“, dit le tableau de tri qui sera rendu public prochainement. Seules les données de supervision, encodées dans les systèmes et anonymisées seront versées aux ANLux. „Ces données permettent de comprendre et d’analyser la prise en charge des questions du chômage et de l’emploi, notamment du point de vue statistique. Les noms des clients de l’ADEM n’apportent pas de plus-value à cet usage.“
C’est catastrophique pour les historiens qui ne pourront donc jamais exemplifier les trajectoires des chômeurs en tenant compte de tous les acteurs qui interviennentprofesseur d’histoire à l’université du Luxembourg
Le non-recours à l’échantillonage, en pareil cas, pourrait empêcher certaines recherches. „C’est catastrophique pour les historiens qui ne pourront donc jamais exemplifier les trajectoires des chômeurs en tenant compte de tous les acteurs qui interviennent“, estime Benoît Majerus, professeur d’histoire à l’université du Luxembourg, spécialisé notamment dans l’histoire de la psychiatrie. „Si on n’avait pas sauvegardé des échantillons de dossiers complets en psychiatrie, on serait face à une histoire amputée.“
Qu’en est-il des autres documents?
Les autres documents produits par l’ADEM connaissent des sorts divers. Pour ce qui est des dossiers concernant des recours contre des décisions prises par l’ADEM, par exemple, ne seront conservés que la gestion des fautes graves et les recours contre l’ADEM auprès des juridictions nationales. L’ordinaire des réclamations et des réponses de l’administration disparaîtront après dix ans de conservation à des fins administratives.
La correspondance interne est conservée dès lors qu’elle est considérée comme engageante. Dans le cas de l’ADEM, les échanges de courriers ou de courriels doivent contenir une décision ou une information stratégique entraînant ou susceptible d’entraîner sa responsabilité. Un mail participant à la conception d’un projet est conservé. Un mail qui le conteste ne l’est que s’il mène à l’échec du projet. Les autres mails qui témoignent d’échanges d’apparence plus banaux connaissent le sort qu’ont connu par le passé les paroles qu’ils ont bien souvent remplacées: la disparition.
Pas tous soumis aux mêmes règles
La loi sur l’archivage a prévu qu’un certain nombre d’institutions publiques dérogent à la supervision des archives nationales. La Chambre des députés, les juridictions, le Conseil d’Etat, les établissements publics – potentiellement nombreux –, la Cour grand-ducale, le Médiateur, la Cour des comptes et l’Institut Grand-Ducal ont l’obligation de faire un tableau de tri mais peuvent le faire seuls et donc décider, sans l’aide des Archives nationales, de la date de conservation des documents en leurs murs et du sort qu’il leur réserve. „Que certaines institutions ne soient pas soumises aux mêmes règles que la majorité des institutions est toujours fâcheux parce qu’il y a risque d’une absence de transparence, d’un moins grand professionnalisme que celui assuré par les Archives nationales et d’un éparpillement des lieux de conservation“, commente Benoît Majerus.
La situation est encore plus fâcheuse pour ce qui est des communes et des établissements publics communaux. Ils échappent aux tableaux de tri et ont pour seule contrainte de devoir demander l’accord des Archives nationales lorsqu’elles détruisent leurs archives. Un futur règlement grand-ducal doit leur permettre de conclure des contrats de coopération avec les Archives nationales. Pour leur part, les organisations cultuelles et les associations, à l’instar des entreprises privées, échappent encore à tout contrôle.
Des exceptions, même pour le SREL
La loi prévoit aussi un autre type d’exception, au sujet de la publication des tableaux de tri. Ces documents érayant les choix de conserver ou détruire, en fonction des catégories de documents produits par l’organisme visé, ne seront pas publics pour ceux qui référencent „des documents qui ont trait à la défense nationale, à la sécurité du Grand-Duché de Luxembourg ou à la sécurité des États étrangers ou des organisations internationales ou supranationales avec lesquelles le Luxembourg poursuit des objectifs communs sur base d’accords ou de conventions“.
A la lueur de cette exception, le tableau de tri que le Service de renseignement de l’Etat (SREL) doit conclure d’ici septembre 2025 ne sera pas rendu public. Il ne sera donc pas possible de savoir quel traitement l’administration entend réserver à ses documents futurs mais aussi à ses documents passés.
Il n’est toutefois pas sûr qu’elle entend utiliser le tableau de tri dans ce dernier cas. On pourrait en savoir plus, lorsqu’en février prochain, l’historien Jean Reitz et l’historienne Nadine Geissler rendront leur rapport sur ces archives, qu’ils ont eu le mandat d’exploiter pendant deux ans. „Je plaiderai pour une conservation complète des archives vu les enjeux politiques, sociaux et financiers de l’institution“, confie Benoît Majerus, membre du comité d’évaluation.
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