Théâtre / Combats et métamorphoses de deux hommes: Franz Kafka et Edouard Louis au „Escher Theater“
Le pari était osé: faire tenir des écrivains aussi différents que Franz Kafka et Edouard Louis sur une scène en tissant des liens entre „Ein Bericht für eine Akademie“ et „Qui a tué mon père“, le tout sur un fond commun de solitude mâle et de masculinité toxique. Le réalisateur Stefan Maurer est là pour le relever, soutenu par ses acteurs Luc Schiltz et Germain Wagner.
Ça commence par une mise en bouche kafkaïenne, „Ein Bericht für eine Akademie“ avec Germain Wagner, qui avait déjà incarné Rotpeter, ce singe aux idiosyncrasies d’hominidé, dans une mise en scène de Charles Muller, alors directeur du „Escher Theater“, et qui reprend donc ce court monologue simiesque au cours duquel il raconte ses péripéties parmi les hommes.
Ces derniers, il les imite assez vite à perfection, puisqu’il suffit de bien savoir tenir l’alcool et d’avoir une bonne descente pour être bien accueilli parmi eux, Wagner oscillant entre galanterie langagière et bassesse gestuelle comme pour montrer qu’une fois que le vernis de la civilisation s’écaille, toute noblesse, tout maniérisme s’avère n’avoir été que de surface, comme pour montrer aussi que si c’est le langage qui nous tient lieu de civilisation, c’est aussi lui qui nous trahit, comme pour montrer encore que l’homme partage avec le singe cette propension à l’imitation, qui est l’un des fondements de l’art théâtral.
Une fois Rotpeter applaudi, qui avait nerveusement arpenté une passerelle au milieu du public, les rideaux s’ouvrent pour laisser place à la pièce maîtresse de la soirée: une mise en scène de „Qui a tué mon père“ qui suit celle de Stanislas Nordey, représentée au TNL il y a exactement deux ans.
Sur scène, un bloc rocheux, vert fluo, comme une de ces cartes colorées qui indiquent les dénivelés, les aspérités du terrain. Deux avatars d’Edouard Louis – Luc Schiltz et Germain Wagner – l’arpentent, montent, descendent. Car ce terrain pentu conçu par la scénographe Hanna Rode, c’est celui de l’ascension, que choisira Louis, et encore celui de la dégringolade sociale, dont sera victime le père, victime d’un engrenage tel qu’il n’aurait jamais pu espérer faire autre chose que choir, physiquement et mentalement.
Accuser l’histoire politique
Car c’est de cela que parle le texte: comment la politique, faite par des nantis pour qui elle est essentiellement une question d’esthétique, broie une classe sociale entière, qui n’a jamais eu la moindre chance d’accéder au bonheur, et qui finit par s’empêtrer dans l’alcoolisme, la haine de soi et dans la violence, se débattant comme des mouches dans une toile tissée par une araignée qui les a laissés à leur sort.
Dans „La plus secrète mémoire des hommes“ de Mohamed Mbougar Sarr (prix Goncourt 2021), la poétesse Marème Siga s’insurge: „peu d’écrivains sont restés fidèles à la haine de leurs parents“, haine qui s’estomperait souvent pour laisser place à de l’indulgence ou au sentimentalisme au cours des textes suivants.
C’est le cas pour Edouard Louis. Après „En finir avec Eddy Bellegueule“, un premier roman où l’auteur raconte son enfance dans un milieu ouvrier misogyne, xéno- et homophobe et au cours duquel il accuse la violence du père, il revient, dans ce monologue souvent touchant, sur la question du père, avec qui il renoue et qu’il retrouve affaibli: après un accident à l’usine, le dos du père est broyé, qui doit cependant, à cause de nouvelles mesures dites de réinsertion, continuer à bosser, se ruinant la santé en exerçant un indigent boulot de balayeur qui fera empirer son délabrement physique.
Ce père, il le fera revivre au cours de scènes tantôt touchantes, tantôt violentes – sa mère lui racontera leur première rencontre, l’amour du père pour la danse et le parfum, Louis se rappellera la tristesse du paternel quand un camion bousille sa voiture, dans le coffre de laquelle se trouvaient des cadeaux de Noël ou encore une excursion en voiture à la mer et évoquera un début de vie festif vite rattrapé par la réalité sociale, par la réalité de l’usine, tristes plaisirs toujours déjà mangés par la misère, le désespoir, le carcan social, l’impossible émancipation d’un milieu qui produit la haine de soi d’abord, transcendée ensuite en haine de l’autre. Et c’est ce qui l’insupporte, le père, que cet autre puisse être le propre fils, si différent des autres, si efféminé, ou cet autre fils, voleur et alcoolique, dans le visage duquel le père voit miroiter son propre échec, c’est cela qui le fait basculer dans la violence.
(Redon)dance
Il y a quelque chose d’ambigu chez Louis qui, en vulgarisant Bourdieu, est souvent trop sociologue pour être vraiment littéraire et trop littéraire pour être vraiment sociologue – les excursions théoriques sont un peu simplettes et certains parallélismes, comme l’évocation de l’ennui dans les camps de concentration, un peu déplacés.
En fin de compte, alors que la sociologie s’acharne à expliquer des mécanismes de soumission généralisés, de violence pérenne, Louis, lui, paraît l’utiliser à une seule et unique fin: comprendre l’histoire de sa famille (pour preuve, après „Qui a tué mon père“, l’auteur publie „Combats et métamorphoses d’une femme“, un livre sur sa mère). Il y a quelque chose de redondant à circuler ainsi au sein du triangle familial sans jamais s’en échapper, souvent sans vraiment ajouter du nouveau à son propos. S’y joint une certaine aridité du style, une langue qui se veut simple et poignante mais qui n’évite pas toujours ni la platitude ni le pathos.
La mise en scène, elle, s’acharne à donner plus de nuance, plus de profondeur à un texte qui en manque parfois cruellement. Un peu comme dans „La peste“ mis en scène par Frank Hoffmann, il y a d’abord un acteur, Germain Wagner, qui trépigne sur place, comme paralysé, et qui égrènera le monologue de Louis alors que l’autre, Luc Schiltz, incarnera à tour de rôle la mère, le père, Louis enfant, recourant tantôt à des accessoires – les visages des parents peints dans un style enfantin sur du carton, une robe pailletée revêtue tantôt par le fils et le père, des sacs-poubelles balancés en l’air comme des ballons – tantôt sautillant sur scène pour mimer Louis enfant.
Peu à peu, la scène sera jonchée d’accessoires, dont chacun réfère à une triste ou nostalgique scène d’enfance – une soirée au cours de laquelle le jeune Edouard Louis chantera „I’m a Barbie Girl“ du groupe trash-pop Aqua, un cadeau de Noël qui exaspérera le père, choqué que son fils tienne à ce qu’on lui offre „Titanic,“ un „film pour filles“, un soir où la mère, lassée par les ivrogneries du père, refusera de le laisser rentrer et balancera ses affaires par la fenêtre.
Pourtant, là non plus, tout ne convainc pas. D’un, on a parfois du mal à comprendre le télescopage entre les deux pièces, qui sont loin d’être traitées à pied d’égalité – 25 minutes pour Kafka, 75 pour Louis – et qui diffèrent aussi d’un point de vue textuel, la langue chatoyée d’un Kafka râpant contre celle, à la fois aride et parfois encline au pathos, d’Edouard Louis. Certes, s’affrontent là deux solitudes, deux mâles dominés, deux laissés-pour-compte, qui comprennent que des rituels sociaux comme la picole procurent un facile sentiment d’appartenance et dont l’un, le singe, parvient à gravir plus facilement les échelons sociétaux, qui accepte qu’on l’exploite parce qu’il sait tirer son épingle du jeu là où le père finira branché à une machine respiratoire. Mais de telles figures pullulent en littérature, et on aurait aimé trouver davantage d’échos entre les deux pièces: en l’état, Kafka devient plus une mise en bouche pour Louis qu’autre chose.
Paradis perdus
Si le dispositif tout comme la scénographie parviennent à faire entrer un peu de jeu dans un texte qui en est plutôt dénué, le contraste entre l’univers ludique reconstitué sur scène et la gravité du propos – Maurer suggère que c’est là tout un paradis d’enfance qui a été volé à Louis et dont celui-ci rapièce les lambeaux à travers son récit –, l’oscillement contrasté entre l’émerveillement naïf de l’enfant et la violence de cet univers finit par être quelque peu redondant.
Quant au dispositif scénique qui veut que Wagner raconte et Schiltz joue, dispositif avec lequel on rompra au milieu de la pièce pour se partager les tâches de façon plus équitable, il ne fait malheureusement que renforcer le contraste entre le jeu d’un Schiltz en pleine forme et d’un Wagner qui, s’il avait incarné avec brio le personnage kafkaïen, a un peu plus de mal avec le texte de Louis.
En fin de compte, il y a une piste de lecture qu’on pourrait retenir de cette mise en scène, à condition de la lire à rebrousse-poil et de tenir compte du cadre de la représentation: Louis est devenu une sorte de singe kafkaïen dressé par la bourgeoisie et dont le monologue est projeté au théâtre pour un public qui ne connaît rien à rien au milieu ouvrier, qui s’en fout d’ailleurs comme une guigne et qui vient y verser quelques larmes en s’apitoyant sur le sort de gens dont ils ne supporteraient ni la vue ni le comportement s’ils venaient investir le bar du théâtre après la représentation.
Info
Ein Bericht für eine Akademie/Qui a tué mon père. La pièce est encore jouée ce soir au „Escher Theater“ à 20.00 heures. Durée: 100 minutes.
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