Concert / Contre la nostalgie: Placebo à la Rockhal
Avec un set qui met l’accent sur le tout dernier album, Placebo refuse le simple service après-vente aux inconditionnels du groupe, refuse aussi de se voir élaboré en fétiche nostalgique d’une époque révolue et va de l’avant, osant valoriser un disque de toute beauté avec un concert où le son, impeccable, une scénographie éblouissante et l’excellent chant de Brian Molko furent tout entiers au service de la musique.
Souvent, revoir un groupe qu’on a appris à aimer dans sa prime jeunesse tient plus de la nostalgie, d’une excursion down memory lane, comme aiment à le dire les Anglais dans une de leurs imageries fleuries un peu kitsch. Que le groupe en question écrive et publie encore des albums est alors souvent considéré comme réalité négligeable, voire même fâcheuse, quand le groupe en question ose orner sa setlist de nouveaux titres que les fans de la première heure ne se donnent plus souvent la peine d’écouter. Ce qui n’est souvent pas vraiment de leur faute tant ces albums peinent souvent à rivaliser avec la gloire d’antan, au point où l’on s’étonne pourquoi ces groupes s’évertuent tant à déconstruire leur réputation, descendant alors d’un rang dans l’estime des fans les plus fidèles, pour qui les musiciens, du statut de demi-dieux, en deviennent de simples mortels.
Il y a quelques mois, les Pixies, fort d’un quatrième album post-réunion convaincant, avaient réussi, avec un show de deux heures au cours duquel ils présentaient une trentaine de titres, à réconcilier le neuf avec les incontournables de jadis. Pendant un concert qui affichait complet à la Rockhal – ça devait bien être la première fois que je voyais la grande salle blindée depuis au moins mars 2020 –, Brian Molko et Stefan Olsdal, eux, ont choisi de ne pas se faciliter la tâche, puisqu’ils auraient très bien pu se contenter d’égrener les vieux classiques, truffant leur set d’un „Every You Every Me“, d’un „Without You I’m Nothing“ sur lequel plane toujours le fantôme de David Bowie, l’un des fans de la toute première heure du groupe, ou encore d’un „Special K“ qui avait souffert de la censure anglaise à l’époque pour avoir osé thématiser une consommation de substances illicites dont le trio ne s’était jamais caché.
Mais plutôt que de céder à une telle facilité, le (désormais) duo anglais présentait, accompagné de ses musiciens de scène, un set de 21 titres, dont deux reprises („Shout“ de Tears for Fears et, en guise de belle clôture, l’incontournable „Running up That Hill“ de Kate Bush, revenu à la mode depuis la nouvelle saison de „Stranger Things“ et qui nous rappela à quel point Placebo est aussi un de ces rares groupes qui parvient à transcender les originaux) et onze titres de leur nouvel album „Never Let Me Go“, ce qui laissa exactement huit chansons à départager sur sept albums précédents.
Si l’on y ajoute le fait que le groupe n’a joué aucun morceau de leur mythique „Without You I’m Nothing“, lui préférant deux extraits du médiocre „Loud Like Love“, il apparaît clairement que le concert avait tout pour décevoir les fans d’antan, déception qui devient d’autant plus problématique qu’il est à gager que le nouvel album, malgré ces indéniables qualités, n’a pas dû cartonner auprès d’un public non encore conquis tant le succès de Placebo est ancré dans un son qui a atteint son apogée dans les années 90 et le début du millénaire.
Avant que Placebo arrive sur scène, le groupe interdit d’emblée de jeu, par un assez long texte projeté en français et en anglais, le passe-temps favori de maint spectateur contemporain, à savoir prendre mille photos et cent vidéos, interdisant cette activité souvent frénétique par respect pour les autres spectateurs, à qui on épargne ainsi de voir le show à travers la réverbération de mille smartphones, par respect aussi pour le groupe, que cette marée de portables gênerait dans sa communication avec le public.
Ce dernier, enthousiasmé – derrière moi, on n’arrête pas de crier le nom de Brian –, obéit plutôt sagement à l’injonction et reste focalisé sur les agissements des musiciens sur scène et le ballet des écrans – à la fin du concert, mon collègue Pascal Steinwachs m’explique que c’était aussi parce qu’à l’avant, des vigiles circulaient avec des torches, réprimandant les gens qui sortaient leurs téléphones – une mesure chère à Maynard James Keenan, le chanteur de Tool, A Perfect Circle et de Puscifer.
Sur scène, Brian Molko affiche fièrement son nouveau look de Jésus moustachu et prononcera exactement cinq mots sur scène, ce qui laisse un peu songeur par rapport à tout ce charabia un peu ésotérique relatif au fait que le public doive laisser son smartphone dans sa poche afin que le groupe puisse mieux communiquer avec son public – même si l’on comprend tout à fait que cette communication, chez Placebo, passe intégralement par la musique.
Et pourtant
Résumons: pas de communication, pas de photos, peu de classiques incontournables. Alors, pourquoi ce show fut-il malgré tout l’un des meilleurs concerts qu’il m’ait été donné de voir et d’entendre dans cette grande salle de la Rockhal où le son est souvent mauvais et, dans le meilleur des cas, tolérable? Tout d’abord à cause du son, précisément, qui pour une fois convainquait plutôt, les multiples couches sonores du nouvel album, dont l’incipit „Forever Chemicals“, formant un mur de son où les différents instruments ressortaient pourtant distinctement.
A cause du show visuel ensuite, le jeu des 17 écrans s’avérant assez éblouissant, avec cinq carrés sur le devant de la scène qui montaient et descendaient, tantôt s’assemblant en écran qui divisait la scène en deux, tantôt formant comme les damiers colorés d’un échiquier psychédélique, et douze écrans à l’arrière, dont la taille de miroir mural et la dissémination sur scène métamorphosaient celle-ci en une sorte d’arène, de cabinet de miroirs où les musiciens se réverbéraient, se démultipliaient.
A cause du fait encore que Placebo, après deux albums de mi-carrière en demi-teinte (l’inégal „Battle for the Sun“ et le dispensable „Loud Like Love“), ait écrit, avec „Never Let Me Go“, son meilleur album depuis „Sleeping With Ghosts“ et „Meds“, et que cette fierté de vouloir le présenter au public se comprend.
Qu’il s’agisse de l’incipit électro indu de „Forever Chemicals“, hymne nostalgique aux drogues, du touchant „Happy Birthday In the Sky“, avec son interlude postrock mâtiné de glockenspiel, du très 90s „Beautiful James“, de l’électronique et tonique „Surrounded By Spies“, de l’entraînant „Twin Demons“, à la rythmique et au refrain imparable, ou encore du magnifique et mélancolique „Went Missing“, où le spoken word de Molko est une sorte d’hommage à Michael Stipe et dont le refrain, clin d’œil autoréférentiel à la chanson éponyme de „Sleeping With Ghosts“, est d’une beauté cathartique force est d’admettre qu’il est absolument réjouissant de voir un groupe consacrer la majorité de son concert à un album qui mérite qu’on l’écoute, au détriment de toute logique commerciale de service après-vente à ses inconditionnels de la première heure.
A cause du fait, aussi, qu’avec l’excellent „Infra-Red“, la méchante ballade de rupture „Song To Say Goodbye“, l’increvable „The Bitter End“, le tendu „Slave to the Wage“ et, unique excursion dans les débuts du groupe, le très punk „Bionic“, on aurait pu faire pire, comme (trop court) best of.
A cause, enfin, d’une performance vraiment excellente – car si Molko parle peu, son chant n’a jamais été meilleur, sa voix androgyne n’a jamais été aussi juste, claire, ce qui, outre le jeu vraiment excellent des musiciens engagés pour la tournée, aide vraiment beaucoup à l’apprécier, ce concert dont on aurait juste aimé non pas que la setlist se détourne du dernier album, mais qu’elle ait rajouté encore quelques-uns des excellents et impérissables classiques d’un groupe qui prônait le punk, l’androgynie et la fluidité des genres à une époque où l’Angleterre se concentrait sur les viriles rivalités entre les frères Gallagher et Blur.
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