Prix littéraires (2) / Contre(r) le non-lieu: dans „Le Voyage dans l’Est“, Christine Angot revient sur la question de l’inceste
Dans „Le Voyage dans l’Est“, Christine Angot revient sur le thème de l’inceste avec son père. Si le texte ose des scènes d’une cruauté insupportable et condamne une société qui a pendant trop longtemps consenti à de tels actes, le roman est lesté par une écriture relâchée et un style très faible.
Le prix Médicis avait la réputation d’être l’un des derniers prix littéraires français à porter une attention toute particulière au style, à la langue – qu’on se rappelle le magnifique „Terminus radieux“ d’Antoine Volodine ou encore „Idiotie“ de Pierre Guyotat. L’année dernière, le prix semblait avoir changé d’identité, puisqu’on couronnait, avec „Le cœur synthétique“ de Chloé Delaume, un roman primé moins pour son style – qui était assez plat – que pour son point de vue – celui d’une féministe en mal d’amour qui se démenait dans un monde d’hommes-rapaces.
De ce point de vue, le choix de décerner le prix Médicis à Christine Angot est à la fois cohérent, fort et décevant. Cohérent, puisque „Le Voyage dans l’Est“ creuse un sujet touché par Delaume – les hommes prédateurs et le statut de la femme dans la société contemporaine, considérée comme périmée une fois la quarantaine dépassée – en en explorant la facette la plus sombre qui soit, celle d’un père manipulateur qui viole sa fille, encore mineure, puis s’y remet une fois qu’elle a atteint la majorité.
Fort, parce qu’à l’époque où on en découd enfin avec des écrivains-monstres tels Gabriel Matzneff et que „Le consentement“ de Vanessa Springora a enfin libéré la parole dans l’espace public, le roman d’Angot dit clairement qu’il est réducteur de parler de cas isolés alors que toute une société s’est pendant longtemps au mieux voilée la face, au pis a consenti à ce que de tels actes se reproduisent plus ou moins sous leurs yeux, et que le milieu littéraire, loin de s’en offusquer, fut l’un des piliers à soutenir la masculinité toxique, les abus sexuels et la pédophilie.
Et décevant, puisque Christine Angot, c’est dur à dire, ne sait toujours pas écrire, que son style ennuie, gêne, lasse, laisse pantois, qu’il est souvent d’un relâchement tel qu’on se dit que non, malgré la force des choses dites, ceci n’est pas de la littérature, au point qu’on se met à secouer la tête quand Angot écrit, à la fin du roman, qu’elle ne fait „pas de la littérature de témoignage“: il ne suffit pas de nier quelque chose pour qu’on y échappe à tous les coups.
Les pires passages, ce sont ceux qui résultent d’un copier-coller quand elle reproduit, sur une vingtaine de pages, des extraits du journal intime de la jeune femme qu’elle fut, alors qu’elle séjourna à Nice avec son mari Claude, qu’elle renoua avec un amant, Pierre, et que son père, également prénommé Pierre, retourna la voir pour la violer à nouveau. Morceaux choisis: „Petit-déjeuner à Cannes sur des nuages. Amour. Questions tues. Sur le balcon de son nouvel appartement, je regarde la mer. Larmes chaudes. Elles m’entourent. Dans la voiture vers Nice: savoir ce qu’il ressent, cette érection permanente, est-ce une preuve, une preuve d’amour? D’après lui, oui. Vivre ensemble? Un enfant?“ On est bien d’accord, il est difficile d’écrire plus mal. Et imposer cela à son lectorat, c’est un peu se foutre de sa gueule.
On a compris, Angot veut jouer sur le contraste entre les états d’âme de la jeune femme perdue qu’elle était, sa naïveté et la cruauté du père. Mais d’un, ce style ne diffère pas tant de nombreux passages écrits par l’autrice adulte, dont le style perpétuel de carnet intime de jeune écolière perturbe, de deux, le passage cité concerne son escapade avec son amant, et non la question de l’inceste avec le père, et de trois, en jouant sur cette naïveté, l’autrice continue à se faire petite, à se réduire ou se complaire dans le rôle d’infériorité que les mâles veulent lui faire endosser.
Pire, certains détails choquent: l’autrice répète à qui le veut qu’elle „a vécu un inceste avec son père“, tout comme celui-ci contracte „un Alzheimer“ – et ce pronom indéfini, qui certes peut témoigner d’une aliénation du sujet avec son vécu, est aussi une façon de rendre les armes, d’utiliser le langage des dominants, où on peut dire un inceste parce qu’à leurs yeux, c’est quelque chose d’indéfini, qu’on peut décliner, répéter à l’envi, qui peut se fondre dans la masse de l’indéfinition.
Retour sur la question de l’inceste
Pourtant, pour qui sait passer outre ces inepties, pour qui sait fermer les yeux sur les dialogues souvent bâclés (ainsi, même si on voulait prendre la défense d’Angot et dire qu’elle cherche à reproduire avec fidélité la manière dont les personnes bien réelles de ce récit se sont exprimées, on ne peut comprendre pourquoi le parler du père, une figure d’intellectuel arrogant, est, par moments, plus sophistiqué quand, en d’autres endroits, il dira des choses comme „C’est fatigant, tu sais, de piloter un petit avion comme celui-là ai [sic!] besoin de me reposer un peu“) ou encore les passages trop peu développés (il y a une seule allusion à la passivité de la mère, qui découlerait de ce qu’elle aurait subi des incriminations antisémites, or, cette question, qui aurait quand même mérité d’être creusée, reste étrangement contenue dans cette phrase unique), il y a là, sous les couches d’un langage qui se veut cru, mais qui est bien souvent juste plat, un texte fort, un acte d’accusation qui se déploie lentement, qui commence par les actes impardonnables du père, qui vont du baiser sur la bouche lors de leur première rencontre, alors qu’elle a treize ans, à la sodomie en passant par le sexe oral (en position 69 s’il vous plaît, le paternel, un intello qui travailla pour le Conseil de l’Europe savait se faire plaisir).
Cet acte d’accusation, tout en frissons de dégoût et en colère éclatée, s’élargit pour contenir une société toute entière: son mari Claude, qui entend grincer le lit dans l’appartement du dessus, où se trouvent Christine et son père, et qui ne fait rien, qui ne propose pas de témoigner quand Christine dira que la police affirme que son cas en manque, de témoignages; la police qui ne fait pas grand-chose et qui la prévient qu’il y aura probablement un non-lieu, effaçant ainsi juridiquement des années de rapports incestueux et de viols; la mère, qui ne réagit que par une maladie de quelques jours ; la demi-sœur, qui apprend que son père est un monstre et ne réagit pas; les journalistes sensationnalistes qui ne s’intéressent à son cas que parce que c’est fort et que ça fait vendre.
Il y a aussi, quoiqu’on eût aimé que ça aille plus loin, une poétique de la reconstruction, une conscience, mais aussi une nécessité de la redondance, qui force Angot à aller au-delà des imprécisions de la mémoire parce qu’elle sait que celles-ci ne sont là que pour arranger les coupables, Angot hésitant entre recourir „au secours de la trame romanesque“ et „poser les pièces les unes à côté des autres, comme celles d’un vase retrouvé dans des fouilles, pour permettre aux autres de savoir ce qui s’est passé“, réalisant alors qu’elle a oscillé entre ces deux options au cours de ses romans précédents – mais que ce qu’elle n’a jamais réussi à faire et qu’elle essaie de faire dans „Le Voyage dans l’Est“, c’est „faire reposer toute l’architecture romanesque sur la solidité de mes points de vue, successifs, leur évolution, leur coexistence“.
Ces dans ces moments que le roman est fort: quand il dit, avec une vaillance impressionnante, l’indicible par les moyens de la littérature. Ces moyens, hélas, l’autrice les néglige, dans l’ensemble, bien trop souvent.
„Le Voyage dans l’Est“ de Christine Angot, 2021 Éditions Flammarion, 222 pages, 19,50 euros
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Angot…quand on a eu le bonheur de voir cette hysterique une fois au petit ecran,on se gardera bien de toucher un de ses bouquins en librairie.