Féminicide, un terme qui en dit long / De la naissance jusqu’à la mort
Parler de féminicide(s), c’est évoquer le meurtre de femmes pour leur genre, mais aussi approcher par leur issue la plus dramatique un ensemble de mécanismes reliés à la domination masculine. L’absence de chiffres, le traitement médiatique, l’attitude de la police comme le manque de place dans les foyers d’urgence semblent indiquer une réticence à vouloir considérer toute la gravité du problème que le terme désigne.
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On n’en parle pas. Et quand on en parle, on en parle mal. C’est le sentiment que partage Rosa Brignone quand on l’interroge sur les féminicides au Luxembourg. Elle a suivi la question de la violence envers les femmes au secrétariat du parlement européen, dans les années 90. C’était l’époque bénie de la plate-forme de Pékin, une époque d’évolution des droits des femmes. Depuis dix ans, à la tête de l’ONG „Time for Equality“ qu’elle a formée, elle observe des régressions et une certaine lassitude vis-à-vis des revendications des femmes. C’est aussi de cet endroit qu’elle a observé ces dernières années, dans le débat public, la montée en puissance d’un concept forgé dans les années 90 par l’anthropologue Marcela Lagarde pour désigner un génocide envers les femmes mené au Mexique: féminicide. Le mot allait s’étendre depuis lors et même supplanter, dans les langues française et italienne, le terme de fémicide plus ancien, pour désigner également le meurtre motivé par la haine, le mépris, le plaisir ou le sentiment d’appropriation des femmes.
„Maltraitance médiatique“
A l’automne dernier, les deux féminicides perpétrés en l’espace de quelques semaines à Longwy et à Bonnevoie contre des femmes d’origine portugaise ont rompu l’habituel déni. Mais la manière dont le journal Contacto (et dans leur version française sur Virgule) a traité ces affaires a heurté beaucoup de féministes, à commencer par Rosa Brignone, qui a condamné un „journalisme qui contribue à déshumaniser la victime identifiée dans le titre comme ‚mulher’, ‚portuguesa’ et par des détails horribles sur l’état de son corps avec sa photo“. Les articles s’étaient enchaînés à un rythme quotidien, rapportant détail graveleux sur détail macabre, donnant la parole à des voisins, voire même à des ex, dans le but manifestement réussi de collecter les clics et les commentaires. „Il n’y a pas une réflexion sur le fait que ce n’est pas un fait divers, mais un fait qui concerne des personnes, qu’il faut raconter d’une certaine façon. Or, on cherche le détail qui attire les lecteurs“, observe Rosa Brignone.
Du nombre de féminicides au PIB, on arrive toujours au Luxembourg à tourner les choses à notre avantageféministe membre de la JIF
Dans „Nos absentes“, une enquête panoramique sur la féminicide en France publiée en début de cette année, la journaliste féministe Laurène Daycard constate d’ailleurs que „la plupart des proches de victimes de féminicide“ avec lesquels elle s’est entretenue ces dernières années „décrivent une forme de maltraitance médiatique“. Pourtant, comme la journaliste le démontre, ces faits mortels peuvent apporter des informations précieuses pour permettre de mieux cerner et combattre le phénomène. C’est „l’analyse qualitative“ que Jessica Lopes, membre de la Journée internationale des femmes (JIF) appelle de ses vœux. Cela aurait d’autant plus sens à ses yeux que l’approche quantitative, au Luxembourg peut manquer de pertinence compte tenu des problèmes habituels de masse critique et de la complexité de l’emprise du pays qui dépasse largement le territoire. „J’ai beaucoup de mal à faire une analyse du phénomène au Luxembourg, car on ne prend pas en compte le contexte transnational alors que ces dernières années, il y a eu plusieurs affaires de féminicides de personnes qui travaillaient au Luxembourg ou qui avaient la nationalité luxembourgeoise, mais vivaient de l’autre côté de la frontière“, explique Jessica Lopes. „Du nombre de féminicides au PIB, on arrive toujours au Luxembourg à tourner les choses à notre avantage.“
Un „continuum féminicidaire“
„C’est un crime qui n’a pas une dimension privée, mais une dimension sociale, car l’impact d’un féminicide ce n’est pas la vie de la personne, c’est aussi l’impact sur la famille, la communauté et la société dans son ensemble“, observe Rosa Brignone. „C’est pour ça qu’il est très important de ne pas banaliser ce phénomène.“ C’est justement pour en souligner la spécificité que depuis plusieurs années circule la revendication d’inscrire le mot féminicide au Code pénal. „Socialement, on commence plus ou moins à comprendre de quoi il s’agit, mais juridiquement, ça ne veut rien dire“, observe Jessica Lopes. Or: „Il est important de nommer un phénomène, pour pouvoir s’équiper et le combattre. Si on met le féminicide dans la même catégorie que d’autres types de violence, il sera très difficile de comprendre qu’il y a un problème systémique, que les hommes tuent les femmes parce qu’elles sont les femmes.“
„Quand on est femme, on est censé avoir un certain type de comportement, on doit souvent dans l’imaginaire patriarcal quelque chose à notre conjoint, notre frère, notre patron. Et quand on déroge au rôle qui nous a été attribué, c’est là qu’on se fait tuer“, poursuit Jessica Lopes avant de parler de „continuum féminicidaire“. Ce terme forgé par l’historienne Christelle Taraud, dans le prolongement de l’idée du „continuum de violences“, a été théorisé dans les années 1980 par la sociologue britannique Liz Kelly. Il désigne un „agrégat de violences polymorphes, connectées les unes aux autres par des liens subtils et complexes, subies par les femmes de leur naissance à leur mort“, comme l’écrit l’historienne, dans un livre-somme qu’elle a dirigé et paru à l’automne, „Féminicides – Une histoire mondiale“ (éditions La Découverte), qui démontre que le problème est généralisé à la surface de la planète.
„Si l’on voit le féminicide comme un continuum qui commence à l’enfance et aboutit à l’extrême à l’assassinat d’une femme, il y a beaucoup d’étapes auxquelles on peut intervenir et changer les choses“, observe Jessica Lopes. „Tout ce qui rentre dans la logique d’anéantir une femme, physiquement ou d’une autre façon, est une forme de féminicide. Au Luxembourg, dans le discours officiel, on est encore extrêmement loin de réussir à thématiser cela encore.“
Des foyers trop étroits
Quand un féminicide survient au Luxembourg, une inquiétude parcourt les sept centres d’accueil pour femmes en détresse du pays: et si la victime s’était déjà adressée à l’une des quatre associations qui les dirigent … C’est rarement le cas. „Les victimes sont souvent isolées et souvent n’ont pas accès aux informations sur leurs droits“, observe Caroline Klein, chargée de direction du Foyer Sud „Fraen an Nout“ du Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL) à Esch-sur-Alzette.
Les victimes sont souvent isolées et souvent n’ont pas accès aux informations sur leurs droitschargée de direction du Foyer Sud „Fraen an Nout“
Néanmoins, la crise du logement augmente la probabilité qu’un tel cas survienne. Les prix exorbitants du marché posent un casse-tête aux femmes avec enfants et aux associations qui les accompagnent. Les 166 places en foyer sont occupées constamment. Et la liste d’attente atteignait 70 personnes en ce mois de février 2023. Initialement prévu pour trois mois, le temps que la situation se stabilise, leur séjour dure en moyenne neuf à dix mois. „Elles n’ont pas forcément les revenus ou alors, si elles les ont, elles subissent une discrimination par rapport au contrat de travail de la mère ou au stéréotype de la femme seule avec enfants.“ Le Foyer Sud dispose d’onze places en foyer. Il peut bien conclure quelques bails glissants pour apporter une garantie aux propriétaires et libérer des places, mais les moyens financiers sont limités.
Si le séjour en foyer est dur, du fait de conditions loin d’être intimistes, ils offrent une sécurité, à la différence de l’hôtel et du foyer. Alors il faut adapter le discours à la crise du logement et accompagner les femmes dans le besoin, mais qui doivent rester avec leur agresseur potentiel. „On est bien conscient que c’est très dur pour les personnes qui restent dans ces situations. On est là pour les accompagner, les écouter. Elles sont protégées par la loi“, explique Caroline Klein. „En cas de grande urgence, elles peuvent appeler la police pour faire expulser l’agresseur. On crée un scénario de protection pour voir comment elles peuvent se protéger en cas d’escalade de la violence.“ Le recours à une échelle de dangerosité pour bien mesurer la situation de leur interlocutrice est d’autant plus précieux.
Les places en foyer sont d’autant plus précieuses que la part de femmes immigrées est très importante au Luxembourg et que ces dernières ne disposent pas toujours d’un réseau qui leur offrirait un logement alternatif. A l’ASTI, où elle accompagne des personnes dans leurs démarches migratoires, Jessica Lopes rencontre des cas de violence qui arrivent dans des cas de grande précarité. „Les femmes sans papier sont la proie parfaite pour les violences faites aux femmes. Elles sont constamment confrontées à différents types de violence, que ce soit dans le ménage d’un couple âgé luxembourgeois, où le monsieur la touche, dans un bar où elles doivent faire des faveurs au patron ou dans les cas les plus extrêmes où elles se finissent par se prostituer, car il n’y a pas d’autre issue.“ Elle raconte un cas récent d’une femme d’Amérique du Sud qui, se prostituant, fut attaquée au couteau dans son travail. Suite à sa plainte, on lui a retiré son passeport. La réponse apportée le 8 février dernier par la ministre de l’Egalité entre les femmes et les hommes, Taina Bofferding, à une question sur le sujet de la députée verte Jessie Thill, ne l’a pas convaincue. Elle a dit que le ministère ferait une analyse au cas par cas de ces situations. „Pourquoi ne dit-on pas que toutes les femmes ont droit au même degré de protection?“, questionne Jessica Lopes. „Les grandes campagnes incitant à parler ne sont pas destinées à tout le monde. „Les femmes sans papier ont à perdre à parler et, en conséquence, continuent à être exposées à la violence sans être protégées“, déplore-t-elle. Elles sont alors exposées à atterrir dans la catégorie „missing missing“, qui regroupe même dans les chiffres des personnes disparues n’apparaissent pas.
Doutes sur la police
L’expulsion de l’homme violent pourrait être une alternative au foyer, dans certains cas seulement. „Souvent les trois mois que dure l’expulsion permettent à la personne de prendre conscience de la situation et d’évaluer des perspectives“, observe Caroline Klein. „Ce peut être une solution si l’agresseur accepte son sort, mais ce peut être aussi seulement une accalmie dans le cycle de violence“, qui alterne climat de tension, passage à l’acte, victimisation, puis retour à la normale.
De surcroît, l’éloignement de l’homme violent au domicile n’est pas toujours acquis. Les statistiques le disent. En 2021, pour 169 interventions de police, seules 22 expulsions ont été prononcées. En France, la police est souvent dans le collimateur en la matière. Dans son livre „Nos absentes“, Laurène Daycard rappelle qu’une victime de féminicide sur cinq en 2019, avait porté plainte à la police et que dans quatre cas sur cing, celle-ci avait été classée sans suite. Le Luxembourg n’a pas encore connu de grand scandale en la matière, mais les retours de terrain indiquent que la prise en compte de la situation n’est pas uniforme et qu’elle est dépendante du commisariat sinon de la patrouille qui traite le cas.
Le parquet se base sur ce que dit la police. „On a connu des situations où la victime a appelé la police, a demandé une expulsion et il n’y en a pas eu“, rapporte Caroline Klein. „C’est dur dans ces circonstances pour elle de garder confiance en la police.“ Jessica Lopes a déjà accompagné des femmes pour déposer plainte et a aussi remarqué à quel point la qualité de la réception par la police pouvait varier. Elle estime que chaque agent·e de police devrait suivre un questionnaire prédéfini. La police grand-ducale y réfléchit. „Même si – à l’heure actuelle – il n’y a pas de catalogue de questions à suivre, les rapports et procès-verbaux doivent déjà comprendre obligatoirement un certain nombre d’éléments pour l’établissement desquels il est incontournable de poser les questions nécessaires. Des possibilités pour une approche plus standardisée sont en train d’être étudiées“, nous répond le service communication de la police.
C’est souvent par le manque de „preuve“ qu’on explique l’absence d’expulsion. Quand on l’appelle sur place, la police procède à une appréciation initiale de la situation. Les agents doivent recueillir tous les indices nécessaires, „dont notamment des blessures, le comportement violent (verbal ou physique) à l’égard de la victime, d’un témoin, ou encore de la police, l’état des lieux (p.ex. traces de lutte), la possession ou utilisation d’armes ou encore la consommation de substances pouvant aggraver le comportement de l’auteur (influence de drogues, alcool …)“, explique le bureau de presse.
Parler de danger
La fixation sur des indices corporels du déchaînement de violence pose problème. „L’impact de la violence psychologique est bien pire que la violence physique. On rencontre des victimes qui n’ont aucune confiance en elles et qui sont incapables de gérer leurs vies. Les traces de coup partent, mais la violence psychologique reste à l’intérieur de la personne“, observe Caroline Klein. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique de ce mois de mars 2023, deux magistrat·e·s, Elsa Johnstone et Vincent Sizaire constatent, à la lumière de l’exemple français d’une inflation de lois, qu’une forte répression ne suffit pas. Ils indiquent notamment l’insuffisance de la procédure pénale pour faire cesser les violences dans l’urgence. Ils suggèrent „de s’en tenir à la notion civiliste, bien connue des juges des enfants, de danger“, pour accorder une protection, plutôt que de chercher une preuve physique et l’enclenchement d’une procédure répressive. „L’idée étant de protéger de façon rapide et effective les femmes exposées à des maltraitances, non limitées aux seuls actes physiques et psychologiques, mais, plus globalement, à une situation de domination qui présenterait un risque pour leur santé ou celle des autres membres du foyer“, écrivent-ils.
L’importance est de bien nommer et de prendre conscience du phénomène, le faire de façon sérieuse et pas seulement parce que c’est la mode de parler de féminicide et faire de petites campagnesprésidente de „Time for Equality“
Pas plus tard que le week-end dernier, Rosa Brignone a été alertée de la situation d’une femme souffrant de l’absence d’une telle protection. Vivant sous la domination d’un membre de sa famille et soumise à une violence qui n’a pas encore touché son corps, elle n’a pas être prise en charge en urgence. Cela rend d’autant plus nécessaires les appels à la sensibilisation que la fondatrice de „Time for Equality“ lance pour la prise en compte du phénomène dans toute sa complexité.
Cette dernière juge aussi qu’il faut mener un travail de plaidoyer auprès des institutions, pour atteindre des évolutions législatives. „La loi, c’est le début. Il faut agir surtout au niveau international“, insiste-t-elle. „L’importance est ensuite de bien nommer et de prendre conscience du phénomène, le faire de façon sérieuse et pas seulement parce que c’est la mode de parler de féminicide et faire de petites campagnes. Il faut savoir raconter dans les médias et dans les écoles. C’est un travail culturel de longue haleine, mais qui commence par la reconnaissance qu’il y a un problème.“
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