/ De Sarrebruck à Namur: Cinq poètes investissent la Grande Région pour dire le pouvoir des mots
Pendant ce Printemps poétique transfrontalier 2019, cinq poètes ont passé deux semaines en résidence avant de partir en tournée de lecture pendant une douzaine de jours. Le Tageblatt les a accompagnés à Sarrebruck et à Namur pour deux soirées au cours desquelles résonna la malléable beauté des mots.
Soudain, la nuit règne sur la Maison de la poésie à Namur. A la suite de déficiences d’éclairage, les lumières s’éteignent, plongeant le poète allemand Nico Feiden dans l’obscurité la plus complète. Sans la moindre irritation dans la voix, celui-ci continue son poème, presque un monologue sur l’ère digitale. „Wir haben die Welt bis zum Filter geraucht.“ („Nous avons fumé le monde jusqu’au filtre“). Dans l’obscurité, les mots gagnent en étanchéité, en puissance. On en vient presque à regretter le retour de l’éclairage.
C’est la dernière lecture d’une tournée qui en comprenait douze. A l’occasion du Printemps de la poésie, des institutions culturelles de la Grande Région osent, depuis 2014, réaliser ce projet insolite, qui rend hommage à la poésie à une époque où les poètes ne sont plus simplement maudits – de nos jours, on oublie souvent jusqu’à leur existence.
Depuis 2014 donc, pendant un mois, des poètes ressortant de la Grande Région passent d’abord deux semaines en résidence avant de partir en tournée pour traverser la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, investissant différents lieux culturels pour partager leur passion des mots.
Parmi les lieux de ce pèlerinage incongru et touchant figurent des centres culturels, des bibliothèques, des lycées ou encore des communautés alternatives. Le nombre de visiteurs varie, allant de la bonne douzaine à une soixantaine de personnes. On est loin d’un concert de, mettons, Phil Collins. Mais en même temps, on est content de ne pas être à un concert de Phil Collins. C’est ARToPIE, la communauté de hippies à Meisenthal, qui a le plus fasciné les poètes. Même si, pour y arriver en bus, après une lecture à Sarreguemines à 14 heures, le chemin était sinueux. „Là-bas, l’accueil était très chaleureux. En amont de notre lecture, les organisateurs ont cuisiné comme des fous pendant deux jours“, raconte Sabine Göttel, poétesse de la Sarre.
„Cet endroit était comme taillé pour moi“, regrette Nico Feiden, qui a écopé de la résidence à Namur. „Mais on ne choisit pas sa résidence. Et à Namur, honnêtement, je m’y suis énormément plu“, raconte Nico alors qu’on fait le tour des petits dédales labyrinthiques de la ville belge. Il est 19 heures, il reste une petite heure avant le début des lectures, Nico veut me montrer un petit bar à whiskey pour une dégustation en forme de remontant. Flüssiger Mut. On passe devant l’église de Saint-Loup, où Baudelaire a échoué en fin de carrière, alors qu’il ne pérorait plus que contre les Belges. „Il me fallait intégrer ça dans un vers“, dit Nico en agitant son verre. Ensuite, pour retourner à la Maison de la poésie, il fallait s’aventurer sur un chantier où des empilements de ciment bloquaient le chemin – symbole lourd de la difficulté d’attirer aujourd’hui.
Pas de répit pour la poésie
Pour Nico, dont l’écriture n’appartient ni au slam ni à l’avant-garde, il importe plus que jamais de montrer que la poésie s’adresse aux jeunes, qu’elle a quelque chose à dire sur le monde et les vies que nous menons. Pour qui s’imagine pourtant une tournée de poètes comme une sorte de grande débauche où ça picole à mort une fois franchies les portières glissantes du bus où on découvrirait aussi un empilement de bouteilles d’absinthe vidées – eh bien, il faut ravaler quelque peu son jugement. Avant la soirée à Namur, les poètes étaient partis à Liège pour voir une expo de Timotéo Sergoï, le poète belge de la tournée, qui est aussi comédien – ce que l’on perçoit dans ses déclamations orales, qui le font aussi improviser un blues avec le musicien luxembourgeois Remo Cavallini, recruté pour accompagner les poètes lors de toutes les dates. Dans un salon de thé, ils ont composé un poème à dix mains.
Pour l’“ultimo“ soirée de lecture, les poètes se sont lâchés. Alors qu’on sentait un petit coup de froid lundi dernier à Sarrebruck, où le public était avant tout constellé d’intellos de la Sarre qui ont coutume des rendez-vous au „Saarländisches Künstlerhaus“, les cinq écrivains sont on ne peut plus détendus – ils font tirer au sort la suite des poèmes à lire, interagissent avec Remo, qui accompagne de son blues précis les écrits et donne fond et couleur aux mots qui résonnent, plaisantent comme pour montrer que la poésie et les mots, ça importe encore et plus que jamais à une époque où les mots sont souvent et surtout utilisés pour manipuler.
Ce qui frappe, c’est surtout la diversité des écrits – au cours des soirées à Sarrebruck et à Namur, on parlait du sort des enfants en fuite lors de la Deuxième Guerre mondiale, d’une femme démente qui laisse des messages sur un répondeur (Sabine Göttel), des impairs entre humains (Claire Gondor qui, pendant sa lecture, brandit des pancartes), d’Adam qui ne sait pas quoi faire de ce monde une fois qu’on lui annonce qu’Eve lui a posé un lapin (Timotéo Sergoï), des bien- et méfaits de l’ère digitale (Nico Feiden) ou encore de la mort, tout simplement, quand la poétesse luxembourgeoise Caroline Simon demande au public belge de fermer les yeux „parce que ce poème, que je dédie à mon grand-père et à tous les grands-pères de ce monde, est triste à pleurer“ (j’ai vérifié vers la fin du poème, la moitié de la salle gardait les yeux écarquillés, les tricheurs).
En fin de compte, il y a très peu de regrets pour cette aventure au cours de laquelle cinq personnes se sont rapprochées grâce au pouvoir des mots (je sais, cette phrase a un petit air de Paulo Coelho. Mais cet article a été écrit après avoir discuté poésie, littérature et vie (c’est la même chose, parfois) avec Nico jusqu’au petit matin. Et puis, parfois, les clichés, ça se vérifie.) „J’aurais aimé que ça parle plus poétologie. Qu’on discute davantage de la façon dont on fabrique les vers, dont on pétrit les mots“, me confie Sabine Göttel. „A Metz, on avait une bonne douzaine d’auditeurs. Pour de la poésie, ça n’est déjà pas si mal que ça“, explique Claire Gondor, laconique. Il est moins habituel, parce qu’économiquement moins intéressant, de tourner de la poésie. On est loin d’un Phil Collins. Heureusement. Même si la taille du tour-bus encaissait le décalage.
Au retour de Namur, dans le mini-bus frappé du logo de la Kulturfabrik, la fatigue se ressentait. Mais se ressentait aussi et surtout une énergie indescriptible de cinq personnes qui, accompagnées de Remo et de trois chauffeurs de bus infatigables (Iñes Alves, Serge Basso et Jérôme Netgen) ont, pendant douze jours, fait vibrer les cordes vocales du monde.
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