/ Démocratie illibérale
Voilà 82 ans, la démocratie était renforcée au Luxembourg alors que partout ailleurs, elle traversait une crise profonde. Le refus de la loi „muselière“ poussa gauche et droite à trouver un compromis. S’ils gardèrent les institutions héritées du 19e siècle, ils les vidèrent en revanche de leur esprit libéral, donnant naissance à une Volksgemeinschaft parlementaire et autoritaire.
De Vincent Artuso
Le 6 juin 1937, une courte majorité – 50,67% des électeurs – se prononça contre la loi „muselière“. Le déroulé de cet événement, si important pour la mémoire collective, reste pourtant mal connu. C’est que, longtemps, il fut l’objet de mythes, surtout à gauche. La campagne contre le projet de loi visant à interdire le parti communiste constitue ainsi un moment fondateur pour le parti socialiste. C’est en se faisant le champion de la démocratie qu’il gagna ses galons de force de gouvernement.
A y regarder de plus près, les choses se sont toutefois passées de manière plus compliquée, moins tranchée, moins polarisée. Il n’y eut pas les gentils démocrates d’un côté et les méchants réactionnaires de l’autre. Par ailleurs, si l’on considère que l’épilogue marqua le triomphe du système démocratique, il faut savoir ce qu’on entendait par là à l’époque. Le renouvellement institutionnel d’après la loi „muselière“ a donné naissance à un système que la plupart des observateurs contemporains qualifieraient au mieux de démocratie illibérale.
La crise de la démocratie libérale
La crise économique qui secoua le globe dans les années 1930 faillit être fatale au libéralisme. Les pays qu’elle frappa le plus durement étaient ceux où dominait l’idée que les gouvernements n’avaient pas à intervenir dans l’économie, où le fait même de songer à un Etat social était perçu comme une hérésie. Le libéralisme n’avait aucune solution à offrir aux millions de gens qui s’étaient soudainement retrouvés dans la détresse. Beaucoup commencèrent à placer leur espoir dans un Etat fort, interventionniste. La crise économique se mua en crise politique.
En Italie, les fascistes avaient abattu le régime parlementaire dès 1921. Les nazis avaient conquis le pouvoir en Allemagne en janvier 1933. En mars de la même année, les chrétiens-sociaux autrichiens éliminaient leurs rivaux sociaux-démocrates et instauraient un régime autoritaire. Et tandis que l’Europe centrale et orientale tombaient dans la dictature, les mouvements factieux gagnaient en poids jusque dans les vieilles démocraties. Le 6 février 1934 des ligues d’extrême droite tentèrent de prendre d’assaut le Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française.
La crise elle-même mais aussi ses répercussions dans les pays environnants déclenchèrent au Luxembourg une double psychose, l’une de droite, l’autre de gauche. A droite et au centre on craignait que la dégradation de la situation sociale ne débouche sur une révolution de type bolchévique. Le souvenir des soulèvements d’extrême gauche, notamment en Hongrie et en Bavière, tout comme celui des grèves qui avaient secoué le sud du Luxembourg, entre 1917 et 1921, continuait de hanter cléricaux et libéraux. Beaucoup percevaient en outre les socialistes comme des séditieux, qui ne se distinguaient des communistes que par leur capacité à masquer leur volonté de détruire le système par les armes.
Les socialistes redoutaient de leur côté de subir le même sort que leurs camarades italiens, allemands et surtout autrichiens. Ils reprochaient au parti de la droite de lorgner vers Vienne et le suspectaient de vouloir instaurer un régime autoritaire, corporatiste et intégriste. Les articles de l’abbé Jean-Baptiste Esch en faveur d’une telle solution, publiés par le Luxemburger Wort, n’étaient pas faits pour les rassurer.
Les craintes réciproques s’exprimèrent à la Chambre des Députés, lors de la séance houleuse du 9 novembre 1933. Ce jour-là, le socialiste Hubert Clément dénonça, au nom du parti ouvrier, la passivité du gouvernement clérical-libéral de Joseph Bech face aux activités nazies au Luxembourg. Le premier ministre affirma que le véritable danger venait de gauche. Pour la première fois il évoqua son intention d’interdire le parti communiste.
En mai 1935 Bech déposa à la Chambre une première version de son projet de loi „pour la défense de l’ordre politique et social“. Le caricaturiste du Escher Tageblatt Albert Simon la rebaptisa loi „muselière“. Le terme fit mouche et contribua à structurer l’opposition au projet, dans laquelle finirent par se retrouver des communistes, bien sûr, mais aussi des libres-penseurs, des jeunes libéraux et de nombreux militants socialistes. Les dirigeants se tinrent en revanche à l’écart – ce n’est qu’au moment de la campagne du référendum, en mai-juin 1937, que le parti ouvrier s’engagea résolument contre la loi „muselière“.
La recherche d’une troisième voie
Il avait une autre stratégie. Rejetant la lutte des classes et l’idée d’un front populaire à la française ou à l’espagnole, il cherchait à bâtir une troisième voie, entre libéralisme et totalitarisme. Le parti ouvrier misait pour cela sur l’action syndicale et une alliance avec la tendance chrétiennesociale, qui commençait à prendre de l’ampleur à droite. Dès décembre 1934, syndicats de gauche et syndicats catholiques s’étaient réunis au sein d’une „Lohnkommission für die Stahlindustrie“. C’est ensemble qu’en 1936 ils avaient réussi à imposer leurs exigences: contrats collectifs, augmentation de salaires, salaire minimum, etc.
L’unité du mouvement syndical eut un impact décisif sur la loi „muselière“. Déjà, il la rejeta à l’arrière-plan, jusqu’à la fin de l’année 1936. Avant qu’elle ne soit de nouveau soumise aux députés, les syndicats obtinrent de surcroît qu’elle soit, après le vote de la Chambre, également soumise à référendum. Lorsque la loi fut votée par la majorité, le 23 avril, tout le monde savait qu’il y aurait, en quelque sorte, un second tour. Enfin, et surtout, l’action syndicale unitaire infléchit vraisemblablement la démarche du parti de la droite dans un sens plus conciliant.
Lors des débats d’avril 1937, les députés de droite évitèrent d’accuser les socialistes de duplicité. Ils mirent aussi l’accent sur leur propre attachement aux valeurs démocratiques. Les députés du parti ouvrier continuèrent certes à dénoncer la menace que la loi faisait planer sur les libertés fondamentales. Ils insistèrent toutefois aussi sur l’inefficacité d’une interdiction du parti communiste. Pour contrer celui-ci, il fallait que l’Etat assume sa mission sociale. Ainsi Pierre Krier déclara lors de la séance du 21 avril 1937: „Es ist die Aufgabe unserer Generation, die Demokratie mit neuem Leben zu erfüllen; eine Volksgemeinschaft aufzubauen, an der alle Volksschichten aus freiem Willen mitarbeiten und dazu angespornt werden.“
La campagne du référendum fut plus passionnée mais tourna autour des mêmes arguments. Le 25 mai, le Luxemburger Wort publia un appel du gouvernement qui semblait faire écho aux paroles de Krier et plaidait résolument pour une troisième voie: „Als echte Luxemburger: Wir stimmen mit einem Kreuz unterm Ja, und das Resultat vom 6. Juni wird einfach das sein, dass es keine kommunistische Partei mehr gibt, und keine faschistische je geben wird, sondern nur eine freie und national weiter aufbauende Luxemburger Volksgemeinschaft. “
Après le rejet de sa loi, Bech démissionna. Pierre Dupong, leader de la fraction chrétienne-sociale du parti de la droite, prit la tête d’un nouveau gouvernement dans lequel le parti ouvrier était désormais représenté. Pierre Krier devint ministre du Travail. Cette alliance entre droite et gauche, tout à fait impensable encore dix ans plus tôt, assura la survie des institutions héritées du 19e siècle. Celles-ci furent cependant orientées dans un sens plus autoritaire, plus völkisch et, après la guerre, plus social.
Une Volksgemeinschaft parlementaire
Le 9 mars 1940, le vote de la „loi sur l’indigénat“ imposa une vision ethnique de la nation luxembourgeoise. Ne pouvaient plus désormais prétendre à la nationalité luxembourgeoise que les individus nés de deux parents luxembourgeois, c’est-à-dire ceux qui étaient considérés comme étant de pur sang luxembourgeois.
Quant à la loi dite „des pleins pouvoirs“ du 28 septembre 1938, elle permit à l’exécutif d’éclipser la Chambre des Députés et de gouverner par arrêtés grand-ducaux jusqu’en 1946. C’est sur la base de cette loi que fut prise une décision aussi essentielle que celle de la fin du statut de neutralité du Grand-Duché et que furent adoptées les premières mesures menant à la construction de l’Etat-providence.
La Troisième voie donna donc naissance à une sorte de Volksgemeinschaft parlementaire. L’Etat était dirigé par un exécutif fort, puisant sa légitimité dans une assemblée désignée par un corps électoral défini sur une base ethnique, pour ne pas dire raciale. La société était organisée verticalement, sur la base de familles politiques disposant chacune de leur parti, de leurs syndicats, mutuelles, associations éducatives, culturelles, sportives, etc. La démocratie fut sauvée par l’abandon du libéralisme.
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