Festival de Cannes / Des amis qui (ne) vous veulent (pas que) du bien
Si avec „Le otto montagne“ et „Armageddon Time“, la compétition officielle entame son parcours avec deux films sur l’amitié (masculine) dont l’un chante la vie champêtre alors que l’autre dépeint une enfance new-yorkaise aux prises avec le racisme américain, „Frère et sœur“ se focalise au contraire sur un sentiment opposé: la haine.
Quand ses parents l’emmènent passer ses vacances loin de la bruyante Turin où ils travaillent, le jeune Pietro n’a guère le temps de se dire que les montagnes, ça risque d’être chiant, puisqu’il y rencontre Bruno, le seul enfant d’un village de montagne qui ne compte plus que 14 habitants.
Les deux garçons s’entendent comme larron en foire, raison pour laquelle les parents de Pietro envisagent de le ramener avec eux, Bruno, afin qu’il puisse avoir une éducation qui lui ouvre les portes vers une vie meilleure au lieu de devoir suivre son maçon de père et de rester dans cette idylle sans véritables débouchés. Pietro s’en offusque, qui reproche à ses parents de vouloir le corrompre, lui qui vient de découvrir un endroit paradisiaque loin du bruit et de l’insécurité d’un monde urbain anxiogène.
Pourtant, quand le verdict tombe – le père de Bruno refuse de faire partir son fils, qu’il considère comme main d’œuvre utile –, Pietro n’en est pas plus rassuré, qui réalise que cela sonne le glas d’une belle amitié interrompue avant même qu’elle ait pu se déployer.
Les deux hommes suivront des parcours on ne peut plus opposés, Pietro (Luca Marinelli) s’en allant faire des études, exerçant des petits boulots à gauche et à droite, découvrant et traversant, comme le veut l’allégorie centrale qui donne son titre au film, les huit montagnes et les huit rivières du monde alors que Bruno (Alessandro Borghi) restera confiné sur la montagne au centre de ce même monde allégorique, où il mènera une vie de montagnard pas allégorique du tout, une vie rendue dure par les aléas néolibéraux dont les exigences le toucheront jusque dans sa solitude, d’abord, puis dans sa vie en couple.
Car lorsque le père de Pietro meurt, celui-ci retourne dans les montagnes et renouera avec Bruno, dont il apprendra qu’il s’était rapproché de son père – et qu’il lui avait même promis de retaper une vielle bâtisse. A ce projet, les deux s’attelleront ensemble, ce qui sera l’occasion, pour Pietro, de se réconcilier post mortem avec son père et de renouer avec son ami d’enfance. Une fois la maison terminée, elle deviendra non seulement une allégorie de leur amitié, mais aussi un espace où se rencontrer.
Ça sera donc Pietro qui, malgré qu’il ait jadis reproché à ses parents de vouloir corrompre son ami en l’amenant à la ville, ramènera la ville à la montagne – lors d’une scène décapante, ses amis turinois viendront passer quelques jours à la maison, et c’est après que l’un d’eux aura chanté les mérites de la nature que Bruno dira qu’il n’y a que les citadins à utiliser le mot „nature“, trop abstrait pour quelqu’un qui y vit vraiment, qui nomme les „choses“ dont ils ont besoin plutôt que d’évoquer un hyperonyme sans fonction.
Au-delà de ce trait d’humour linguistique bien vu, ce sera le début d’un engrenage qui tirera le film vers le tragique, Bruno s’amourachant d’une des amies de Pietro – et tous deux de se lancer dans quelque chose comme une exploitation agricole qui se frottera vite aux normes, lois et obstacles de l’UE.
De retour à Cannes après sa „Merditude des choses“, Felix Van Groeningen adapte, de pair avec la comédienne Charlotte Vandermersch, le roman éponyme de Paolo Cognetti, qui s’est vu décerner le prix Médicis étranger en 2017.
Faisant penser à deux films en compétition à la Berlinale („Drii Winter“ pour son analyse précise de la vie montagnarde et „Yin Ru Chen Yan“ („Return to Dust“) pour l’autarcie, la volonté de se construire soi-même un foyer), „Le otto montagne“ est une réflexion poétique sur la vie des hommes loin des centres urbains, un sujet à la mode depuis quelques années maintenant, à la fois en littérature et au cinéma, où le terme de dénuement est à la fois à prendre au sens matériel – les gens sont pauvres – et spirituel – on vient pour y mener une vie plus simple, plus authentique.
Hélas, le long-métrage n’évite pas toujours les clichés – l’opposition ville/campagne, la musique folk, la quête de soi au Népal – ni des considérations parfois un peu kitsch sur la famille et l’amitié, tirant un peu en longueur un film qui prend tout son temps pour développer la relation entre les deux amis. Cependant, quand il vise juste, le film parvient à toucher, surtout quand il montre, avec sincérité, les liens de loyauté indéfectibles qui lient ces deux hommes.
Comment (faillir à) être un mensch
De façon similaire mais avec un setting tout à fait opposé (exit les montagnes, enter le Queens des années 80) et de manière plus subtile, plus poignante et plus intime, „Armageddon Time“ raconte une amitié sur fond de culpabilité qui résonne de façon troublante avec l’histoire récente des Etats-Unis.
Après deux films d’exploration – de terres inconnues dans „The Lost City of Z“, de l’espace dans „Ad Astra“, James Gray revient à un film plus low key, un film à petite échelle, plus modeste, plus intime, plus honnête aussi, un film qu’on dit autobiographique et qui raconte la jeunesse de Paul Graff (Banks Repeta).
Issu d’une famille juive du Queens, Paul fréquente une école publique, ce que ses parents observent d’un œil inquiet, puisque le garçon y semble exposé à l’influence néfaste des autres – terme abstrait et donc fort pratique, qui peut contenir à la fois les Noirs dont les parents se méfient ainsi que toute autre catégorie d’élèves issus de milieux moins aisés et donc forcément criminels ou junkies en herbe.
„Armageddon Time“ est un coming of age sans complaisance aucune, qui ne recule pas devant l’autocritique, le jeune Paul apprenant à ses dépens, mais toujours trop tard, qu’il n’y a pas d’égalité entre les hommes.
Cela commence dès le début du film, alors que Paul intègre sa nouvelle école et que, lors de la première heure d’école, il se fait punir par l’instit, un homme imbuvable dont le jeune homme, qui nourrit des ambitions artistiques, vient de réaliser une caricature. Estampillé clown ou entertainer, il rejoint vite le rang des cancres et se lie d’amitié avec Johnny Davis (Jaylin Web), un jeune Noir dont le regard pétille de malice, d’intelligence, mais en qui sourde aussi une colère, une révolte que rien ne paraît pouvoir contenir.
Les deux garçons deviennent vite inséparables, qui voient le monde comme leur terrain de jeu, profitant d’une excursion au Guggenheim pour prendre la poudre d’escampette, traçant à travers la capitale en l’explorant tels les gamins qu’ils sont, quand ils ne vont pas fumer du shit dans les toilettes du lycée – avec la différence notable que rien ne peut vraiment toucher Paul, issu d’une classe moyenne financièrement aisée là où Johnny sera, peu importe qu’il le soit vraiment, toujours jugé coupable.
C’est d’ailleurs là la raison de son comportement: pressentant qu’il sera toujours accusé, suspecté, voire jugé, à quoi bon essayer de se plier aux règles d’un jeu de toute façon injuste? Lors d’une scène saisissante, Paul et Johnny se retrouvent dans le Tube. Les deux discutent cartes de jeu et Johnny finit, timidement, par proposer d’offrir ses doublons à Paul. Deux jeunes Noirs les observent en secouant la tête. L’un deux va voir Johnny et lui reproche plus ou moins de fricoter avec l’ennemi, ce qui fera partir un Johnny blessé, dont la façade de petit cancre malin s’effrite l’espace d’un moment. La scène, d’une justesse et d’une précision magnifiques, est aussi d’une tristesse insoutenable.
Au-delà du racisme structurel, qu’il montre de façon poignante à travers cette amitié inégale et sans verser dans une condamnation de pacotille, Gray raconte aussi comment la famille de Paul a choisi un nom plus américain pour cacher ses origines juives, il dit la nécessaire intégration, qui est plus un alignement à une norme qu’autre chose, il dit l’antisémitisme américain et comment cet antisémitisme n’a cessé d’être aussi virulent que parce que d’autres minorités se sont avérées plus faciles à cibler.
Le grand-père de Paul (un Anthony Hopkins comme toujours brillant) lui racontera l’horreur de la déportation, le départ vers une Amérique qu’on espérait plus bienveillante, mais aussi l’antisémitisme très explicite qu’il rencontrera longtemps aux Etats-Unis, quand on le rejettera parce qu’à l’école ou dans l’entreprise, on avait déjà atteint le quota de Juifs.
Ainsi, Paul découvrira la xénophobie passée et actuelle, verra l’horizon de ce monde qu’il pensait être un terrain de jeu se rétrécir terriblement et, une fois qu’il sera intégré dans l’école de son frère – une école avec des uniformes, faite pour élever des champions, un établissement dirigé par la famille Trump et donc républicaine jusque dans ses moindres recoins –, devra apprendre à ses dépens que l’intégration de sa famille n’a pu se faire qu’aux dépens de l’exclusion d’autres. Il réalisera que le binarisme bourreau/victime cache en réalité des mécanismes sociaux où les rôles sont souvent permutables et où chacun qui a la bonne couleur de la peau peut, comme pour le surveillant dans le Panopticon de Bentham, se glisser dans celle du bourreau.
Cela fait toute la force de ce film, qui montre un gamin naïf tout en disant qu’il n’y a plus d’innocence dans ce monde, qu’elle est un leurre et que tout geste, aussi bienveillant qu’il fût, peut contribuer à entériner les injustices sociétales. Car peu importe ce que Paul fera, peu importe s’il veut porter la culpabilité, peu importe qu’il crie que les petits délits, c’était sur son initiative – il sera toujours, de par la couleur de sa peau et de par son origine, de par les relations népotiques qui sont le signe sûr d’une intégration réussie aussi, moins coupable que Johnny.
Formellement, le film est assez classique, qui restitue le New York des années 80 dans des couleurs rétro sans verser dans le kitsch, le réalisateur mettant au centre de son film les deux jeunes acteurs tous deux brillants, qui donnent vie à des personnages qui, sans cela (et sans la fine écriture du film), auraient peut-être été des stéréotypes.
Films sur l’amitié, ce sont aussi deux œuvres puissantes sur la culpabilité, sur les rapports de force qui scindent notre société et sur la difficile mais belle entreprise de les dépasser, ces clivages. Dans „Le otto montagne“ et „Armageddon Time“, l’amitié est cette tentative utopique sans cesse endiguée, ruinée par le réel, de faire non seulement se réunir, mais tenir ensemble deux mondes.
La haine
Enfin, „Frère et sœur“ d’Arnaud Desplechin s’intéresse moins à des relations d’amitié (quoiqu’on y thématise aussi des amitiés trahies) mais développe les difficiles relations familiales dont „Le otto montagne“ et „Armageddon Time“ avaient donné un avant-goût, où c’était surtout la figure du père autoritaire qui était au centre du nœud de conflits familiaux, que ce soit parce qu’il se montrait violent („Armageddon Time“) ou qu’il incarnait ce contre quoi le fils cherchait à se soulever („Le otto montagne“).
Chez Desplechin, les parents sont bienveillants quoique trop passifs, considèrent leur fils Louis (Melvil Poupaud), qui balance ça à son père mourant, lui reprochant d’avoir été trop mou dans l’arbitrage du conflit entre lui et sa sœur Alice (Marion Cotillard). Mais rembobinons un peu – au début, dans un double incipit, on voit d’abord une famille ravagée par le deuil, qui pleure la mort de leur fils de six ans, quand une visite impromptue vient interrompre les pleurs.
C’est un ancien ami tombé en disgrâce que Louis accueille avec la rage aux tripes, qu’il ne tardera pas à foutre dehors pour découvrir, sur le seuil de la porte, sa sœur Alice, à qui il a arrêté de parler pour des raisons inconnues que le film s’évertuera, avec plus ou moins de succès, à éclairer.
Cinq ans plus tard, un couple de vieux essaie de secourir une jeune automobiliste prise dans un accident qui ne tardera pas à prendre des tournures encore plus tragiques quand un chauffeur de camion perd lui aussi, par un de ces hasards qu’on ne trouve que dans les fictions, le contrôle de son véhicule et fonce sur les deux voitures à l’arrêt.
On s’en doute, les deux vieux, c’était les parents d’Alice et de Louis et leur situation critique – les deux se retrouvent à l’hôpital – forcera les frangins à se rapprocher, à prendre des décisions, bref à échanger – car même le silence buté dans lequel ils se sont emmurés depuis des années reste une forme de communication.
„Je me suis toujours rangé du côté des blessés. Alors, vous savez, je n’aime pas trop ceux qui blessent“, explique Alice quand un journaliste lui demande pourquoi elle déteste son frère jusqu’à nier son existence, avant de couper court à l’entretien. Ses réactions à son frère sont quasiment physiques, suggère le film, qui montre Marion Cotillard saigner du nez ou encore feindre de tomber dans les pommes quand elle le croise dans un couloir d’hôpital.
Louis, quant à lui, vit, depuis la mort de son fils, en tant que reclus loin du monde et écrit des livres dans lesquels, c’est tout du moins l’avis d’Alice, il ne fait rien d’autre que régler ses comptes avec sa frangine. On ne saura jamais, faute de pouvoir les lire, si c’est du narcissisme de la part de cette actrice archiconnue ou si cet auteur n’a vraiment rien de mieux à faire que de traîner sa sœur dans la boue littéraire, de l’assassiner à coups de phrases ou de paragraphes.
Tour comme on ne saura pas très bien si Desplechin compatit avec ses personnages ou s’il s’en moque, faute à un conflit qui se veut à la fois très concret et très abstrait, Desplechin ayant voulu figurer de façon presqu’allégorique la haine qu’éprouve Alice pour son frère, faute aussi à des personnages dénués d’intériorité, qui font obstacle, qui veulent qu’on reste à la surface des choses, de sorte qu’on a du mal à saisir les enjeux. De sorte aussi qu’on s’énerve devant l’égocentrisme d’Alice et qu’on soupçonne le réalisateur de distribuer sa sympathie sur tel personnage plutôt qu’un autre.
En fin de compte, le film manque de lisibilité et finit par agacer plus qu’autre chose, alors qu’il tenait là un sujet et des personnages dont on aurait aimé que Desplechin en ait tiré autre chose que ce mélo réglé à la fin avec une sorte de deus ex machina émotionnel, désinvolte, peu convaincant.
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