Mémoire sélective / Des lacunes monumentales: Au Luxembourg des monuments manquent de diversité
Les monuments narrent une histoire bien différente de celle que les travaux des chercheurs révèlent comme de celle à laquelle s’identifient nombre de citoyens. Entre rêves de nouveaux et recontextualisation d’anciens monuments, l’époque est à la remise en question.
L’inauguration du monument du Grand-Duc Jean ne se fera pas sans polémique. Les temps ont changé depuis le règne de Guillaume II où il était une évidence qu’un Grand-Duc ait un droit quasi-divin à une statue après sa mort. Ils sont nombreux désormais les citoyen·ne·s comme celles et ceux qui constituent le collectif Richtung22 à évaluer l’homme à son parcours plutôt qu’à sa naissance. Le collectif entend bien rappeler sa position sur l’apartheid en Afrique du Sud, mise en évidence par l’activiste sud-africain Hennie van Vuuren dans un livre paru en 2019. „C’est hyper violent pour les gens qui viennent d’Afrique du Sud de voir quelqu’un qui avait de telles positions être glorifié“, explique une activiste du groupe.
Nos monuments au Luxembourg, c’est souvent une mise en lumière de l’histoire sans remise en contexte, mais qui héroïse les dominant·e·s sans mentionner les rapports de pouvoirs dans lesquels ils ont existé
Jamais à court d’idées pour railler les conceptions étriquées de l’identité nationale, Richtung22 s’est intéressé presque naturellement aux monuments. „Le monument comme concept, c’est très intéressant et très important pour tout ce qui touche à la mise en contexte de l’histoire. C’est une manière artistique de traiter de questions d’actualité, de culture de la mémoire, de la commémoration, de la visibilité.“ Or, le paysage monumental luxembourgeois est loin de correspondre au projet sociétal qu’elle poursuit par son activisme. „Nos monuments au Luxembourg, c’est souvent une mise en lumière de l’histoire sans remise en contexte, mais qui héroïse les dominant·e·s sans mentionner les rapports de pouvoirs dans lesquels ils ont existé. On a souvent une glorification même d’une domination et de rapports de force. Ça montre toujours les gagnant·e·s de l’histoire.“
Un passé colonialiste
Voilà pourquoi Richtung22 a ajouté un territoire à son champ d’action en se lançant dans la réalisation de monuments. „C’est un moyen d’avoir un impact direct sur la société entière. On est en contact direct avec la population sur place.“ Le contact ne dure jamais bien longtemps. La police a tôt fait de les enlever. Ces monuments sont de plusieurs sortes. Il y a ceux qui dévoilent le rôle d’une institution ou d’un personnage, en les glorifiant de manière sarcastique. Ce fut le cas du monument installé en mai 2018 devant la Chambre de commerce à l’effigie de Claude Marx, pour mettre en lumière le rôle qu’il jouait dans les activités offshore révélées par les Panama Papers, tout en étant à la tête de la Commission de surveillance du secteur financier. „D’un autre côté, il y a des monuments posés en solidarité, comme celui sur la protection de l’environnement, en solidarité avec Youth for Climate, que l’on dénigrait pour sa jeunesse.“
Le mouvement Black Lives Matter a aussi amené le collectif à se lancer dans la transformation de monuments déjà existants. Les activistes ont ainsi placé derrière des barreaux un monument dédié au bienfaiteur de Bascharage, Nicolas Cito, en rappelant par une inscription que la construction du chemin de fer au Congo qu’il a dirigée a coûté la vie à 5.500 travailleurs forcés coloniaux. „On n’est pas forcément pour que les monuments disparaissent du paysage, mais il faut impérativement qu’on remette en contexte ce qui est historiquement vrai.“ Une autre manière de le faire est de recourir aux nouvelles technologies. Ainsi, depuis juillet dernier, qui s’approche de la statue de Guillaume II au Knuedler en ayant téléchargé l’application Echoes entend dans son téléphone le passé colonialiste du Grand-Duc.
C’est là une des stations d’une visite guidée organisée avec l’association antiraciste Lëtz Rise up pour sensibiliser au passé colonial du pays. En la matière, Richtung22 verrait d’un bon œil l’érection d’un véritable monument qui évoque cette colonisation. Même si elle laisse aux premiers concerné·e·s l’initiative d’une demande. „S’il y a des monuments à la glorification de colonisateurs alors il faut des monuments qui relatent les crimes qu’ont commis des Luxembourgeois pendant la colonisation, notamment celle du Congo.“ Richtung22 est d’ailleurs tout aussi favorable à un monument en faveur d’un groupe d’immigration, qui viendrait tenir chaud au seul monument du genre, celui dédié à Gandhi dans le parc de la Ville. „Les monuments glorifient souvent l’Eglise ou la monarchie ou un certain côté de l’histoire, mais il n’y a pas vraiment de monument qui relate les vagues d’immigration, de ce qu’elles ont construit“, explique la même activiste.
Diversifier le paysage
L’histoire publique est une nouvelle manière de faire de l’histoire qui n’a pas peur des enjeux de mémoire ni de la conflictualité. Elle entend faire quitter à l’histoire sa tour d’ivoire et s’appuyer sur les communautés pour écrire l’histoire d’une manière renouvelée. A l’université du Luxembourg, l’assistant-professeur Thomas Cauvin en est le fer de lance. „Les monuments traditionnels ne proposent souvent qu’une vision unilatérale et monochromatique du passé, simpliste et qui n’ouvre pas au débat, alors que justement l’histoire publique veut ouvrir les débats aux multiples interprétations“, constate-t-il. Un débat historique qui vise le consensus et écrase les minorités est avancé pour être la cause de la montée des populismes. On pourrait en conclure qu’œuvrer à la diversité des monuments et des interprétations sert à dynamiser la démocratie et à lutter la montée des intolérances.
C’est une nouvelle approche, car les historiens ne sont pas toujours à l’aise à l’idée de se lancer dans les démarches mémorielles. Serge Hoffmann ne s’est jamais posé de problème. „Il y a encore beaucoup de communautés à faire“, constate cet historien et ex-archiviste, à la sortie d’un long parcours mémoriel entamé en 1996. A la fin d’une conférence qu’il tenait avec l’historien Henri Wehenkel, au sujet des „Spueniekämpfer“, l’un des derniers représentants des 102 combattants partis en 1936 en Espagne pour lutter contre le régime franquiste, Albert Santer, prend la parole pour déplorer que ses camarades et lui ont toujours été oubliés lors des commémorations officielles.
Les deux historiens décident alors de réparer l’oubli. Ils s’adressent à l’artiste et ancien résistant Lucien Wercollier pour le monument, à la commune, socialiste, de Dudelange pour l’emplacement. Ils mettent sur pied deux comités, l’un d’initiative à l’origine de l’action, l’autre de patronage utile au succès de la démarche et de la souscription. Et en novembre 1997, un monument est inauguré. Le monument imposé dans l’espace public permet une diffusion nouvelle des travaux des chercheurs et force six ans plus tard, au niveau politique, à la reconnaissance de ces combattants, par l’abrogation d’une loi de 1937 qui rendait leur activité illégale.
Les combattants d’Espagne
Si tout fut fait dans les règles de l’art, on ne peut pas en dire autant d’une inscription réalisée en mémoire des anciens combattants en Corée du Sud sur le socle de la „Gëlle Fra“. Un sentiment d’injustice envahit Serge Hoffmann en 2017, lorsqu’il la découvre par hasard. Elle n’a jamais fait l’objet ni d’une déclaration officielle ni d’une commémoration. Elle semble avoir été réalisée à la sauvette au début des années 2000, avec la maison grand-ducale, à l’insu du gouvernement. Le Grand-Duc Henri y cite „à l’ordre du jour de l’armée“ ces combattants qui „ont mené dans des conditions de combat pénibles, de par la nature du terrain et des conditions climatiques, une lutte acharnée contre un ennemi en surnombre.“ Les mots sont inhabituellement misérabilistes pour ce genre de dédicace. Les légionnaires englués dans les tranchées de 14-18 n’ont pas le droit à tant de détails de l’autre côté du monument.
Les historiens sont là pour remettre les points sur les i de notre histoire nationalehistorien
Cet exemple est bien la preuve du brouillard qui entoure les démarches mémorielles. „Dans un régime démocratique, le gouvernement aurait dû avoir son mot à dire“, pense Serge Hoffmann. En tout cas, c’est par souci d’égalité que l’historien a demandé que les combattants d’Espagne aient également droit à leur inscription. Celle-ci est intervenue bon an mal an le 15 octobre dernier. L’ironie du sort veut que la réalisation de la dédicace aux combattants d’Espagne fut l’occasion d’un nettoyage dont a profité également la dédicace voisine à la légalité douteuse. Ce faisant, les combattants d’Espagne ont pris place dans la capitale, à quelques encâblures de là où furent adoptées la loi de 1937 et celle de 1967 sur les actes illégaux de l’occupant qui ne leur permet pas d’obtenir le statut de résistant. Ce sera le dernier pas d’une longue réhabilitation.
Les lois mémorielles ont en commun avec les monuments qu’elles accusent souvent beaucoup de retard sur les travaux des historiens. „Les historiens sont là pour remettre les points sur les i de notre histoire nationale.“ Serge Hoffmann utilise l’expression aussi bien pour désigner la mémoire de personnes oubliées. Il songe aux homosexuels et aux Sintis et Roms dont il reste à faire l’histoire et la mémoire de leur persécution. Il utilise la même expression quand il s’agit de redescendre les personnages historiques de leur piédestal, tant leur gloire a pris un coup de vieux. „On devrait laisser le monument, mais changer l’inscription, en expliquant aux gens ce qu’ils ont fait et pourquoi on ne les vénère plus, sans les enlever, car cela fait partie du patrimoine.“
Charly Muller
Les monuments que Charly Muller préfère sont signés du même homme: Will Lofy. C’est le „Hämmelsmarsch“ de la Grand-rue à Luxembourg et la „Botterfra“ de Diekirch. C’est au sculpteur décédé au mois de juin et à sa science du geste qu’il aurait aimé recourir pour la réalisation de son rêve de monument. Depuis son enfance, Charly Muller fréquente la vallée de la Schlënner et est resté fasciné par le village d’Oberschlinder abandonné par les paysans partis trouver une vie meilleure hors de cette vallée trop encaissée. Après avoir diffusé par internet l’histoire de ce village, il s’est lancé, avec son compère Max Pletschette, dans la quête du classement comme monument national de la chapelle du village, un des derniers bâtiments encore debout. Après l’avoir obtenu en décembre, il nourrit désormais le projet de faire de l’ensemble du site un haut lieu de la mémoire de l’émigration et du Luxembourg rural au XIXe siècle.
La chapelle serait à la fois lieu de culte et de culture. Serait également érigé un monument „qui reflète aussi bien la vie ordinaire de tous les jours, les difficultés d’une telle vie“. Ce monument doit partager l’idée d’une approche critique de l’historie nationale et aider à tirer les bonnes leçons du passé fait de pauvreté et de migration. „La nation n’a pas toujours été unifiée. Il y avait aussi des tensions, des inégalités“, observe-t-il. Le monument ne serait pas un lieu de commémoration, mais une étape de promenades pédagogiques et de visites guidées sur l’entièreté du site. Il serait entièrement financé par l’Etat et réalisé en concertation avec les habitants. C’est ce du moins ce qu’imagine Charly Muller sans avoir commencé les démarches. „Ça reste un rêve, une idée. Il n’y a pas de guichet unique pour les monuments“, s’amuse-t-il. „Il faut qu’il y ait des gens qui sensibilisent au sujet. Et il doit y avoir une acceptation pour ces sujets et une nouvelle approche par rapport aux monuments.“
Si on identifie aisément les monuments existants et les discours d’inauguration qui toujours les accompagne, retrouve avec bien plus de peine les désirs de monuments inaboutis et les raisons de leur échec. On citera par exemple celui que les étrangers voulaient financer en 1939 et qui devait être installé sur le Zolverknapp d’où il aurait embrassé du regard quatre pays. Il y a aussi celui qu’un comité de femmes de bonnes familles voulait ériger en mai 1899, à l’endroit d’un meurtre avec viol commis sur une de leurs semblables par un jeune ouvrier eschois. Sur le chemin entre Mondercange et Esch devait s’élever une croix en granit pour dire aux générations suivantes le sacrifice de la victime dans sa défense de l’honneur des femmes. En son absence, la victime est partie rejoindre les englouti·e·s de l’histoire.
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