Film / „Dieu a trouvé plus fort que lui“
Dans un lotissement sans âme situé dans une banlieue désespérante, trois êtres s’unissent dans un combat quichottesque contre la déshumanisation rampante que nous fait subir le règne du virtuel. „Effacer l’historique“ est drôle, méchant, touchant – et troublant de justesse.
Au beau milieu du film, dans un plan à la fois poétique et ludique, Marie (Blanche Gardin) et Christine (Corinne Masiero) se mettent à la recherche d’un hacker surdoué qui se cache dans une éolienne. Alors que le mouvement des hélices obscurcit par intermittences le refuge de ce geek déjanté qui se fait appeler Dieu et qui, tel un psychologue des temps modernes, se met à analyser les différents problèmes que les deux femmes ont rencontrés dans leur lutte avec l’ère virtuelle, le spectateur ne peut s’empêcher de penser à cette autre quête picaresque et vaine, où un homme paumé qui se prenait pour un preux chevalier combattait des moulins à vent. Pour Marie, Christine et Benoît (Denis Podalydès), le combat est pourtant bien réel – ça n’est pas, comme c’était le cas pour Don Quichotte, leur lecture du réel qui est erronée, c’est le réel tout entier qui a basculé dans le virtuel, le simulacre.
Les trois personnages principaux du film en constituent la preuve vivante: Marie, que son mari vient de quitter en amenant avec lui leur gosse, se fait chanter par un jeune con (Vincent Lacoste) qui menace de mettre en ligne la sextape qu’il a réalisée pendant des ébats dont la jeune mère, alors fortement éméchée, ne se souvient guère. Ses deux compagnons de lutte ne s’en sortent guère mieux: alors que Benoît désespère parce que sa fille est devenue la victime du cyber-harcèlement de ses camarades de classe, Christine, qui travaille pour un rival fictif d’Uber, souffre de ce que ses clients ne la gratifient toujours que d’une seule étoile après la course.
Ces trois antihéros, qui se sont rencontrés lors d’un ralliement des gilets jaunes, sont tous trois coincés dans les dédales administratifs et toujours plus déshumanisés du néolibéralisme tardif: le film est tout entier constitué de centres d’appels qui font payer cher le temps que leurs clients passent à attendre qu’un conseiller daigne leur répondre, de bureaux de banques vides de tout monde, de services publics qui ferment leurs antennes l’une après l’autre, obligeant le citoyen à des déplacements aussi faramineux que vains.
Dans „Effacer l’historique“, Gustave Kervern et Benoît Delépine dessinent le portrait incisif d’un monde démissionnaire, où l’humanité a d’ores et déjà abandonné la lutte à venir contre l’intelligence artificielle. Si „The Social Network“ de David Fincher était le chapitre inaugural de nos péripéties virtuelles, au cours duquel Marc Zuckerberg (incarné par Jesse Eisenberg) fanfaronnait que nous allions désormais tous vivre sur Internet, „Effacer l’historique“ est sa conclusion impitoyable, le parachèvement cruel du visionnaire Zuckerberg: nous ne vivons aujourd’hui plus que sur le Net et il n’y a plus âme qui vive à arpenter le monde réel.
L’humanité toute entière vit recluse dans des préfabriqués, où chacun entretient soigneusement ses psychoses: Christine s’est fait virer parce qu’elle était tombée dans la dépendance aux séries, négligeant son travail jusqu’à déclencher un incident nucléaire; Bertrand s’est surendetté au point d’avoir dû acheter à crédit le rôti de porc qu’il prépare pour sa fille; enfin, afin de pouvoir se voiler la face quant à la séparation d’avec son mari, Marie continue à faire comme si sa famille était restée intacte, incitant son fils absent à souffler la bougie le jour de son anniversaire alors qu’elle dîne toute seule.
Tour d’écrou supplémentaire
Chacun surveille outrancièrement ses dépenses (dans une scène sublimement idiote, Marie et une vieille dame comparent les prix qu’affichent différentes supérettes alors que s’étale, derrière elles, une bonne vingtaine de jambons pré-emballés), tous surfent et commandent à tout-va sur Internet: lors d’une caméo hilarante de Benoît Poelvoorde, qui joue un livreur travaillant pour l’entreprise fictionnelle „alimazone“, le dernier Ken Loach („Sorry We Missed You“), qui évoquait les affres de l’uberisation du monde du travail, est condensé en une scène à la fois très drôle et horrible.
C’est ce désespoir face au labyrinthe inhumain du monde virtualisé qui les amène aux éoliennes où loge le Dieu des temps modernes. Alors que Benoît se fait bouffer son bras par un âne, le hacker tient à Christine et Marie un discours (pas si) parano (que ça): tout comme nous sommes devenus les prédateurs les plus dangereux pour le monde animal, l’intelligence artificielle sera notre prédateur le plus périlleux – sauf que, comme il le précisera d’une voix mystérieuse, ils ne peuvent même pas nous bouffer.
Dans une scène ultérieure, alors que Bertrand arpente nerveusement un musée (il a rendez-vous avec la conseillère Miranda, dont il est tombé amoureux), la voix humaine du guide se contente de répéter un texte disponible en ligne ou dans des casques préenregistrés – l’homme est devenu le simple perroquet, le mime un peu gauche de ce qui a déjà été dicté à l’ordinateur. C’est ce constat qui fait enfin réagir notre trio, qui se rappelle ses jours révolutionnaires d’antan: Marie et Bertrand décident de se rendre en Californie et en Irlande pour y aller effacer, dans des data center, les vidéos compromettantes.
Alors certes, les ficelles sont peut-être parfois un peu grosses et la critique virulente du cauchemar administratif qu’est devenu le réel n’est pas très subtile – mais à quoi bon verser dans la subtilité si ce que le monde nous réserve ne l’est guère. Dans „Effacer l’historique“, le monde réel tel que nous le connaissons subit un tour d’écrou supplémentaire. À bien y voir, rien n’est vraiment exagéré – nombre de situations sonneront familières et le film joue sur cette d’identification. C’est plutôt l’accumulation de noirceur, de désespoir et de bêtise qui crée cette impression d’hyberbole que dégage ce long-métrage qui s’aventure souvent aux limites de l’humour, là où c’est tellement drôle que le rire en deviendrait (presque) jaune.
Ce que le film, par le phénomène de condensation qu’il pratique, suggère, c’est que nous vivons déjà dans cette surenchère, que c’est de cette pâte virtuelle qu’est désormais faite le réel. Alors que le film aurait pu n’être qu’une accumulation de sketchs (très forts), il faut saluer ici le travail des trois acteurs, tous impeccables, qui contribuent, de par leur travail sur des personnages lunatiques, au bord de la crise de nerfs, drôles et attachants, à créer une impression de continuité et de cohérence narratives.
Côté esthétique, „Effacer l’historique“ n’est pas en reste, avec une bande-son très américaine, qui met en son centre les compositions lo-fi du récemment décédé Daniel Johnston – les textes de Johnston soulignent à merveille à la fois les situations dans lesquelles s’engluent les personnages tout comme la tonalité même du film. Visuellement, l’on se trouve à des lieues de ces comédies françaises un peu ineptes dont l’affiche reproduit malheureusement le style, avec des plans rapprochés osés (lors d’une scène, alors que Marie est au téléphone, l’on ne voit que ses pieds et une tranche de jambon tombée par terre) et une esthétique parfois un peu criarde, colorée, comme pour suggérer l’émiettement d’un réel où nous sommes tous de plus en plus infantilisés. Car c’est là le grand sujet du film: la manière dont, dans des labyrinthes administratifs virtuels, l’on nous traite comme des bambins geignards tant et si bien que nous finissons par devenir de grands enfants malheureux.
Info
„Effacer l’historique“ de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec Denis Podalydès, Blanche Gardin, Corinne Masiero. Ours d’argent Berlinale 2020. En salle.
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