Théâtre / Douze âmes, merci, habitent ce cœur: „Si vous voulez de la lumière“ au Grand Théâtre
Réécriture à 24 mains du fameux „Faust“ de Goethe, „Si vous voulez de la lumière“ transforme son hypotexte en un portrait sombre, écologique et poétique, sur la mortalité à l’aune de l’ère digitale.
Franchement, en tant que Luxembourgeois, le „Faust“ de Goethe, on nous en a rabattu les oreilles. On en a gobé. On en connaît par cœur des vers comme si c’était une de nos chansons favorites ou l’hymne national (que moi, perso, je baragouine, au mieux). On s’en est débarrassé au moment du bac, après en avoir soupé, de Gretchen et des deux âmes qui vivent en colloc au fond de nos cœurs.
Alors, excusez, une énième réécriture de Faust, il y avait plus palpitant au programme. On y est surtout allé parce qu’on en a entendu du bien, lors des représentations canadiennes. Qu’il y a des textes de Pauline Peyrade, dont on vient de voir l’estomaquant „A la carabine“ au Théâtre du Centaure, ou de Ian De Toffoli, qu’on connaît un peu, ici au Luxembourg.
Du coup, on ne s’attendait pas vraiment à cette œuvre, où Florent Siaud fait quasiment oublier son hypotexte tant il le transforme en pièce à part entière, qui s’émancipe du pathos et de la grandiloquence de Goethe pour l’ancrer dans l’ici et maintenant d’un monde qui se meurt, où les enjeux métaphysiques du texte d’origine prennent une autre coloration, entre le rouge cramé des forêts qui crépitent et le bleu terne d’un monde qui prend l’eau.
Ici, Faust (Francis Ducharme) est un oncologue, qui passe sa vie à voir des gens mourir ou guérir, qui se promène sur le fil tranchant entre la vie et la mort, dont la vie est un acte de trapéziste conscient du vide sur lequel il s’avance, se balance. Par le biais de son jeune interne (Madani Tall), il fait la connaissance de Méphisto (Yacine Sif El Islam), qui chante à l’opéra et qui deviendra, comme chez Goethe, son sidekick délicieusement machiavélique.
Conjointement, il tombe amoureux de Marguerite Weiner (Evelyne Rompré), une botaniste qui veut finir son ouvrage sur la vie sexuelle des plantes avant de mourir. Foudroyé par cette rencontre, stimulé peut-être par cette érotisation de la nature là où, en général, l’homme ne sait que la détruire, Faust fera tout pour sauver cette femme destinée à être fauchée par son cancer.
Dans son refus d’admettre à la fois la mortalité d’autrui et la volonté propre de son amoureuse, Faust se retrouvera ensuite en Californie, où il voudra tromper le décès de son amoureuse en acceptant qu’une firme de la Silicon Valley en recrée, à partir des données enregistrées, un avatar digital (on reconnaît ici les préoccupations de l’auteur d’ „AppHuman“).
Vivant désormais dans l’appart d’une smart city, au cœur de l’enfer digital où il perçoit, au loin, les échos des forêts qui brûlent, Faust, plutôt que de se tourner vers le monde, décide de s’enfouir dans son paradis solipsiste où chaque coup du destin peut être effacé et remplacé par du bonheur virtuel en un tour de bras.
On le retrouvera enfin, comme chez Goethe, en tant que propriétaire terrien humaniste qui, voulant construire une digue contre la fureur des marées qui menacent de noyer son île, se met à dos à la fois la nature et les ouvriers.
Entre métaphysique et pragmatisme
Morcelée en trois parties d’une durée variable, „Si vous voulez de la lumière“ fait précéder chacune de ses parties d’un moment métathéâtral, mimant en cela ces différentes mises en bouche qui font du Faust original une sorte de dîner à services multiples, tirant la pièce, d’une tonalité sombre et tragique, vers plus de légèreté, de luminosité.
Dès le départ, on nous avertit que les quelque trois heures qui suivront parleront de la mort, puis nous explique le déroulement de la pièce, l’actrice (Dominique Quesnel) nous autorisant, sans nous y obliger, à prendre un verre ou aller uriner à l’entracte, passant ainsi sans ciller du métaphysique au bassement pragmatique, comme pour nous dire que prendre un verre, aller se soulager ou mourir, c’est un peu du pareil au même.
Plutôt que de déconstruire, à la manière du fameux „Verfremdungseffekt“ brechtien, l’illusion mimétique, ces scènes opèrent comme des seuils d’immersion, qui ne nous font que basculer avec plus d’efficacité dans les différentes scènes, souvent sensuelles, esthétiquement imparables, où, comme dans l’hypotexte, on parle de mortalité et d’âmes damnées à sauver sans cependant verser dans ce pathos ou cette grandiloquence qui étaient un peu dans l’air du temps, à Weimar, au début du 19e siècle.
Et si cela fonctionne, c’est qu’il y a, tout d’abord, ce travail qui consistait à faire, de douze voix d’auteurs et d’autrices souvent fort différents dans leurs approches, leurs tonalités, leur écriture, une pièce cohérente, assez homogène pour raconter la fameuse histoire remise au goût du jour, mais qui ne trahit jamais les différents angles d’approche à l’hypotexte.
C’est qu’il y a ce lent grondement d’un monde sur le déclin, d’une humanité qui, non contente de se consommer soi-même, met lentement feu à son environnement; il y a cet extérieur, toujours à la fois lointain et omniprésent, qui miroite, à distance raisonnable, un monde qui brûle ou qui se noie et dont on perçoit les échos sur un fond d’écran ou dans la création musicale qui, lentement, accompagne et hante cette pièce; il y a ce monde mourant qui sourde, exsude son déclin.
C’est qu’il y a la scénographie, somptueuse, qui, à partir d’éléments de décor a priori ordinaires, en fait une œuvre immersive, dont le rythme, la construction et l’utilisation du dispositif scénique rappellent souvent le Don De Lillo de Julien Gosselin, à la fois dans l’utilisation du plateau qui devient l’enjeu d’un débat non pas métaphysique, mais très concret sur la condition humaine, et dans le sourdement, le bourdonnement des tensions dramatiques.
Il y a le jeu des acteurs, tantôt ludique, tantôt bouleversant – il faut voir Francis Ducharme dans son monologue final, il faut voir la lueur diabolique, séduisante, dans le regard de Yacine Sif El Islam, qui a fait partir deux spectateurs samedi soir, à qui l’ambiance Berghain de son „moment interactif“ a dû déplaire, il faut voir la versatilité de Madani Tall qui, entre interne et dictateur, aurait mérité d’avoir plus de place dans la pièce, il faut voir le jeu, sensible, d’Evelyne Rompré.
Bref, j’aurais dit, de façon un peu pléonastique, que si vous voulez un peu de lumière, dans vos vies, d’aller voir „Si vous voulez de la lumière“ – mais comme si souvent, malheureusement, les coproductions au Grand Théâtre passent et défilent sans crier gare (bref, au moment où vous lirez ces lignes, les acteurs sont repartis vers le Québec) et le public luxembourgeois, aux abonnés absents, préfère se taper sur les cuisses en allant regarder des navets comme le dernier Frank Hoffmann en date plutôt que d’aller voir du théâtre qui puisse le chambouler. Comme quoi, on a, peut-être, ici comme partout, le public qu’on mérite.
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