Kaunas / Du temporaire au contemporain – Ouverture officielle de la Capitale européenne de la culture
Un mois avant la cérémonie d’ouverture à Esch-sur-Alzette, c’est la ville de Kaunas qui, peu après Novi Sad en Serbie, entame son année de capitale culturelle européenne. D’après le peu qu’on en a pu voir en une journée remplie, l’accent y est mis sur le passé de la ville, des expos d’artistes internationaux et une approche participative, l’art sortant de sa tour d’ivoire pour investir la ville de façon ludique. Surtout, on commence à ressentir, avec une sorte de nostalgie au conditionnel, une nostalgie de ce qui aurait pu être, ce qu’Esch aurait pu faire si l’organisation n’avait pas été lestée par des querelles.
En descendant de l’avion, peu après minuit, on hésite: alors que le thermomètre virtuel de notre iPhone indique une température pas si différente de ce que l’on a ces jours-ci au Luxembourg, un vent glacial fait qu’on se les gèle vraiment, impression qui s’accentuera le lendemain, lors des différentes visites de presse qui s’étaleront sur une douzaine d’heures.
Iegor, un collègue de Lettonie, nous assure pourtant: ça ne sont pas des températures très basses, ici. Le résultat: au bout de la première de deux visites guidées qui nous mènent à travers les rues de la vieille ville et au cours de laquelle un guide très enthousiaste, qui ne semble pas savoir ce que ça signifie, avoir froid, nous toise avec l’air de se demander ce qui cloche, chez nous – on rencontrera d’ailleurs, quelques heures plus tard, dans un restaurant qui mettait deux heures pour servir une pizza et dont le nom, „Piano piano“, était du coup très, très légitime, deux types en t-shirt –, l’ensemble des journalistes demande une interruption, un retour à l’hôtel pour pouvoir mettre encore plus de couches de vêtements.
Mais on en est pas encore là, et dès l’arrivée à Vilnius – ce même aéroport évoqué par François-Henri Désérable dans son roman „Un certain Monsieur Piekielny“, qui évoque d’abord la vie et l’œuvre de Romain Gary avant de se consacrer, dans des pages noires et émouvantes, au sort des détenus du ghetto juif de Vilnius –, quelque chose cloche: à cause d’un retard de notre avion et une file interminable pour cause de contrôle de pass sanitaire, plus personne n’est là pour nous attendre parmi l’équipe censée s’occuper de nous et qui, il faut le signaler, ont fourni un excellent travail, et c’est un chauffeur de taxi dopé à la caféine, très content de pouvoir faire cette longue course (une bonne heure de route), qui nous amène à Kaunas en nous imposant un dégueulis sonore infect, des crachats, des nuisances sonores horribles qui sortent de sa radio.
A l’hôtel, c’est tout de suite le Luxembourg qui apparaît sous la forme du maire eschois Georges Mischo (CSV) et de l’échevin à la culture Pim Knaff (DP), qui ont l’air tout aussi fatigués par le voyage et qui font leur check-in à une heure entre chien et loup.
Ville-monstre
Malgré un froid dont on comprend enfin qu’il soit parfois qualifié d’incisif, 40.000 spectateurs (le maximum autorisé dans les circonstances actuelles) sont prévus pour l’événement de la soirée – le premier volet d’un triptyque cross-over appelé „The Contemporary Myth of Kaunas Trilogy“, qui mêle musique, visuels, chorégraphie et poésie et au centre de laquelle figure une allégorisation de la ville comme entité monstrueuse, dont ce premier épisode, appelé „The Confusion“, relate le réveil.
Ce premier chapitre d’un triptyque qui s’étend tout au long de l’année culturelle se divise, comme l’explique son directeur artistique Chris Baldwin, en deux parties, une première partie sur le parvis de la Zalgiris Arena et une deuxième qui incite les habitants à une sorte de jeu interactif visant à contribuer à réveiller le monstre et à trouver, disséminées à travers la capitale, des traces de la bête, une façon, pour Baldwin, „d’encourager les gens à ne pas rentrer, mais à investir la ville“, tout cela dans une approche interactive et participative qui se reflète aussi dans l’un des éléments centraux de la mise en scène de „The Confusion“.
En bas d’un écran géant, sous la direction de l’artiste français Olivier Grossetête, une centaine de bénévoles a aidé à monter une sorte d’énorme maquette en carton d’un ancien hôtel, maquette qui sera ensuite détruite ou, plutôt, démantelée lors de la soirée d’inauguration – „parce qu’on avait promis, dans notre Bidbook, de démolir métaphoriquement quelques-unes des plaies de notre ville“, nous glisse l’une des employés du Memory Office, alors que Grossetête – désolé, mais il faut l’écrire: quel nom grandiose – précise qu’il n’était pas facile de travailler dans des conditions météorologiques pareilles, „le carton et la neige n’ayant jamais fait bon ménage“. Parmi ces plaies, l’on pense évidemment à l’occupation soviétique et au ghetto juif où moururent des milliers de Juifs, quand ils ne furent pas déportés vers les camps.
Si l’on pouvait craindre que ça ne fût trop mélo – et ça le fut, assurément, il semble même que l’idée même de grandiloquence soit comme allégoriquement contenue dans de telles cérémonies d’ouverture, avec leur florilège de discours politiques pompeux, dont ceux, gorgés de clichés, d’une Ursula von der Leyen, qui annonça faire de cette année 2020 l’Année Européenne de la Jeunesse (Michel Houellebecq sera content, lui qui s’insurge, sans anéantir, que notre société s’empresse à chanter les louanges la jeunesse au détriment des vieux de plus en plus relégués aux oubliettes) ou de Charles Michel, président du Conseil européen, dont on attendait, avec une collègue, qu’il prononce le nom de la ville, l’accent français tendant à le déformer en un autre mot, plutôt insultant et misogyne; avec cette explosion de couleurs et de sons aussi, aux antipodes cependant des crachats de l’autoradio qui nous accueillirent la veille – si l’on pouvait donc craindre que ça ne fût trop pompeux, le feu d’artifice visuel et musical fut, dans sa brièveté et sa condensation, esthétiquement assez réussi.
Surtout, le jeu de pistes, qui reliait de façon intelligente la cérémonie d’ouverture et les différents événements artistiques disséminés à travers la ville entière, où ce fut, après la cérémonie d’ouverture, une explosion de concerts – des musiciens jouaient dans des vitrines de bars et de restaurants –, était finement orchestré, le public déambulant à la recherche d’indices, tombant ici sur une installation de sculptures où différents objets sont pris dans des blocs de glace, là sur de la musique électro et des fêtards qui se réchauffent avec de la vodka.
Eloge de l’oubli
La pièce maîtresse des expositions d’inauguration est celle de William Kentridge, qui investit le Musée d’art national peu après avoir bouclé le Red Bridge Project au Luxembourg avec son „That Which We Do Not Remember“, dont l’artiste planifia lui-même, ensemble avec la scénographe Sabine Theunissen, le parcours et dont une des pièces centrales résulte d’un travail sur une fresque à Rome, fresque dont une section disparut au moment du montage, incitant l’artiste à la remplacer par un carré noir sous lequel il marqua, en italien: „Quello che non ricordo“ – „ce dont je n’arrive pas à me souvenir“.
Réflexion puissante sur le temps et la mémoire, l’exposition tourne autour de l’installation „The Refusal of Time“, au centre de laquelle une sorte de perpetuum mobile, une machine qui aspire et expulse de l’air et qui, selon les dires de Kentridge, prend une signification nouvelle en ces temps où les machines respiratoires sont entrées dans notre imaginaire collectif de façon assez traumatique. Le halètement de la machine devient comme un indicateur du temps qui nous est compté pendant que sont projetés sur le murs des vidéos qui allégorisent, voire fictionnalisent la relativité de la notion de temps.
„Ex It“, l’installation de Yoko Ono dans la succursale locale de la Banque de Lituanie, dégage un certain charme, qui est plus dû au cadre d’exposition – les guichets à l’ancienne ont l’air de reliques d’un capitalisme plus humain, qui sont désormais remplacés, en Europe centrale, par des bornes fonctionnelles et sans âme – qu’à l’installation même, un ensemble de cercueils en bois de taille différente, remplis de terre meuble dans quoi l’artiste a planté des arbres, qui varient selon la région d’exposition. Le message est on ne peut plus clair: c’est au sein même de la mort que pousse encore la vie, c’est l’éternel cycle de la mort et de la (re)naissance. C’est un peu trop anecdotique et ésotérique pour convaincre – et c’est donc l’espace architectural qui intéresse bien plus que ce qui y est exposé.
Lors d’une première promenade à travers le centre-ville, l’on découvre une partie des bâtiments modernistes qui furent, alors que Kaunas devint, entre 1919 et 1940, la capitale lituanienne, construits assez vite et dont certains, marqués par le label du patrimoine européen, sont dans un état assez délabré, le centre-ville dégageant ainsi une ambiance hétéroclite, entre des bâtiments prestigieux comme celui en forme de couronne, qui accueille, véritable Two-Face architectural, d’un côté, le Musée d’art national et, de l’autre, le Musée de la guerre, un véritable bâtiment, ou encore celui qui abrita un temps l’ambassade du Vatican avant de devenir une résidence d’artistes, et des maisons aux façades écaillées, comme un bâtiment d’appartement avec vue sur le funiculaire, Kaunas étant, un peu comme Luxembourg-Ville, une ville-forteresse construite tout en dénivelés.
Développer les potentialités culturelles
Comme l’indique la préface de l’ouvrage „The Jews of Kaunas“, celle qui fut un temps la capitale de Lituanie est peut-être la seule grande ville du pays dont l’Histoire n’a pas encore tout à fait connu un „thorough account“. Voilà en quoi la ville mérite le label de Capitale européenne de la culture, puisque ce label n’est plus censé couronner une ville pour ses mérites et acquis culturels mais qu’il est censé contribuer au développement culturel durable d’une ville qui dispose d’un patrimoine et de potentialités culturelles riches.
Mais développer de telles potentialités implique aussi de sortir des oubliettes un passé peu glorieux, traumatique en maints points – comme le disait William Kentridge lors de la présentation de son exposition, „il y eut un temps, après la Deuxième Guerre mondiale, où personne ne voulut, personne n’osa parler de ce qui était arrivé. De là à dire si l’humanité avait besoin d’une sorte d’amnésie est une question complexe“ – une question à laquelle Kentridge essaie, à l’instar de Kazuo Ishiguro dans son Géant enfoui, de répondre à travers l’art.
C’est lors d’une deuxième visite guidée à travers Kaunas que l’on en apprend un peu plus sur le passé juif de la ville et sur les façons que le Memory Office a prévu d’attirer l’attention sur la vie juive à Kaunas – et son extermination: alors qu’on recensait, vers la fin du 19e siècle, 23 synagogues, il n’y en a désormais plus qu’une seule et, tandis que 37.000 Juifs vécurent à Kaunas avant l’invasion allemande, il n’y en eut qu’entre 3.000 et 4.000 à avoir survécu au ghetto, à sa transformation en camp de concentration et sa dissolution en 1944. En réalité, la plupart de ceux qui survécurent le firent en partant, de sorte qu’à la fin de la guerre, la population juive de Kaunas était estimée, selon deux sources, à 256 ou à 634 individus, la persécution des juifs continuant par ailleurs sous le régime soviétique, qui assimila assez vite des réflexes antisémites.
De façon plus générale, „The Jews of Kaunas“ retrace le sort de la population juive pendant, après et avant la Deuxième Guerre mondiale et montre que leur accueil fut toujours déjà marqué par des tensions, des expulsions, qui furent plus ou moins intenses selon l’humeur des souverains – enchâssé dans l’histoire agitée de l’occupation de Kaunas, le sort de ses habitants juifs fut soumis à l’arbitraire et à l’hostilité.
Pour mettre à la lumière du jour ce passé traumatique et honteux, pour dénoncer cette élimination systématique et continue d’une communauté juive qui avait pour beaucoup contribué à l’éclosion sociale et culturelle de la ville, mais pour rendre hommage aussi à ceux qui, comme le consul japonais Chiune Sugihara et son homologue néerlandais Jan Zwartendijk, à qui deux monuments sont consacrés, montrèrent de l’empathie et aidèrent des familles juives à fuir, de somptueux dessins muraux sont disséminés à travers la ville, dont celui de l’artiste Tadas Vincaitis-Plūgas, qui montre la jeune Rosian Bagriansky et sa mère Gerta, la petite Rosian, née en 1935, ayant été sauvée par ses parents et une ancienne employée, qui la fit sortir du ghetto à travers les barbelés et la mit entre les mains de sa sauveteuse Helene Holzman.
Un petit exercice de comparatisme
D’un point de vue luxembourgeois, l’on se met évidemment à comparer les méthodes de travail, le parti pris, l’approche, la méthodologie, la déontologie aussi. S’il y a certains parallèles entre les deux projets – l’accent semble être mis, des deux côtés, sur le volet participatif –, il y a aussi, et cela dès la journée d’ouverture, des différences, qui montrent quelques écueils du côté eschois: ainsi, Kaunas, en dépit d’insister évidemment sur le côté local et historique, a quand même décidé de miser sur des grands noms comme William Kentridge ou Yoko Ono, ce qui, d’un point de vue organisationnel, fait sens: qui n’est jamais allé à un festival à cause d’une tête d’affiche pour rentrer, le sourire aux lèvres, à cause des petites découvertes de la programmation (quant au grand groupe, il a inévitablement déçu, comme décevait ici l’installation de Yoko Ono).
Lors d’un entretien, William Kentridge rappelle que ses grands-parents furent d’origine lituanienne – il s’agissait d’une famille juive qui vécut sous le nom de Kantrovitch et qui s’enfuit pour l’Afrique du Sud au début du 20e siècle – et explique que la nouvelle installation spécialement conçue pour Kaunas se penche sur ses origines juives et le passé lourd de cette Lituanie à laquelle il se sent plus rattaché depuis que sa fille s’y est rendue à la recherche de traces familiales, rajoutant que ce qui l’intéresse toujours, ce sont les pays au passé complexe, tissé de traîtrise et d’actes héroïques; une guide nous rappelle qu’Emmanuel Levinas a des origines lituaniennes alors qu’un autre nous signale qu’un des collaborateurs de Yoko Ono, le fondateur du mouvement Fluxus George Maciunas, fut né à Kaunas: il y a là un véritable travail sur les racines lituaniennes d’artistes et de penseurs connus, ce qui permet à la ville d’inclure des têtes d’affiche sans que cela ne paraisse arbitraire.
Et l’on se demande alors pourquoi Esch n’a pas procédé ainsi, pourquoi on n’a pas pensé à inviter plus d’artistes de renommée qui ont des racines dans ou des liens avec le sud du pays et qu’on aurait pu amener à réfléchir sur son passé industriel et historique.
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