Essai / D’un métier à l’agonie: quelques réflexions sur le journalisme musical
Alors que Sigur Rós enchante la Rockhal pendant deux sets magistraux grâce à la programmation et à l’organisation de l’Atelier, un journaliste réfléchit sur le déclin d’un métier – le sien.
Plutôt que d’écrire un énième article sur un concert que de toute façon vous aurez ou bien vu – et alors, ceci ne serait qu’un petit souvenir des intenses deux sets que jouèrent les Islandais de Sigur Rós – ou pas – et alors, ceci n’arrangerait pas les choses, puisque vous lirez que, pour aller vite, ce fut vraiment très beau, mercredi à la Rockhal et que vous avez tout raté –, je me suis dit, mercredi soir, alors que la musique éthérique de Sigur Rós flottait comme des particules de poussière dans l’air du club plein à craquer, que ce concert pourrait être une parfaite oraison funèbre pour un boulot que, depuis des années, je m’évertue à faire – celui, entre autres, du critique musical.
Et j’ai réalisé alors que j’allais bien plutôt écrire sur cette époque qui est la nôtre, où on a de plus en plus l’impression de vivre les derniers jours du journalisme musical. Et à voir le nombre de publications arrêtées ou en crise – je pense à la disparition de la Spex an Allemagne, du NME qu’on ne trouve plus qu’en digital, de la réduction de l’équipe des Inrocks à la suite d’une rupture conventionnelle collective en 2018 puis de son passage à une parution mensuelle –, on peut constater que ce que j’écris n’est guère de la spéculation ou du pessimisme culturel.
Au-delà du fait qu’ils sont nombreux à dire et à affirmer qu’il est difficile, voire impossible de trouver les mots justes pour décrire des paysages sonores – je pense à Frank Zappa, qui disait qu’écrire sur la musique, c’était comme danser sur l’architecture – et qu’il est en effet délicat de mettre en mots ce qu’on voit et ressent pendant un concert, il y a de nos jours toutes sortes de défis, qui sont liés à la démocratisation de la technologie, au règne du digital, à ces smartphones qui font désormais office de mémoire personnelle (voire collective) et d’archives portatives, toutes choses qui risquent de rendre caducs le métier du critique, à moins donc de faire recours à d’intégrer ces mêmes technologies dans nos papiers (terme en lui-même archaïque, poussiéreux).
Mais il semble aujourd’hui que même une réinvention du métier, où l’on combinerait le savoir-faire des critiques à l’ancienne avec les technologies nouvelles, ne suffise pas pour sauver les meubles.
Critique hypothétique
Ainsi, je pourrais ici retracer le parcours du groupe islandais, dire à quel point „Ágætis byrjun“ et „( )“, leurs deuxième et troisième albums, révolutionnèrent, au tournant du millénaire, la musique indé avec un son déjà élaboré sur le tout premier LP „Von“, passé quelque peu inaperçu, un son qui mêlait la montée en puissance graduelle du postrock aux expérimentations électroniques de Radiohead pour y ajouter ce falsetto reconnaissable entre mille de Jónsi et le torrent de saturation que produit l’acharnement d’un archet sur les cordes de guitares, un son que les suivants „Takk“ et „Með suð í eyrum við spilum endalaust“ enchâssèrent dans des titres plus lumineux, plus pop avant que le groupe ne retourne, avec „Valtari“ et „Kveikur“, à un son plus brut et plus sombre – mais tout cela, vous le trouverez, certes (je l’espère) en moins bien écrit, sur Wikipédia et autres sites en ligne.
Je pourrais essayer de décrire la scénographie magnifique, le jeu des lumières qui tantôt mettaient Jónsi au centre, alors qu’il s’acharnait sur une guitare avec son archet tout en plongeant, avec son falsetto impressionnant, le public dans une transe presque méditative, tantôt offraient un panorama de couleurs, de vidéos, de sculptures éphémères naissant de l’assemblement de grilles colorées avant de se désagréger à nouveau – mais tout cela, vous le verrez sur la centaine de photos que vous aurez prises avec votre téléphone, presque par réflexe pavlovien, sans d’ailleurs vraiment savoir pourquoi, puisque vous ne les consulterez pas, que vous n’aurez guère le temps de vraiment les consulter, ces photos étant dès le lendemain, comme un palimpseste, recouvertes, dans votre photothèque digitale, par des plus nouvelles, des plus actuelles.
D’ailleurs, comme les conditions de travail des photographes sont de plus en plus difficiles, qui n’ont l’opportunité de travailler dans la fosse que pendant les trois premières chansons et qui de plus en plus souvent doivent déguerpir après – d’ailleurs, les photographes professionnels ne sont pas nécessairement des fans de culture, de musique, du groupe et certains auront aussi bien envie de partir au bout de ces trois chansons (ce que moi, perso, si je devais faire des photos de Coldplay, je ferais illico presto) –, il y a de fortes chances que vous, vous aurez pris une belle photo d’un setting particulièrement beau alors que le photographe de presse sera, parce qu’il n’aurait de toute façon plus pu en prendre, déjà au prochain rendez-vous ou rentré chez lui. Votre photothèque sera donc plus complète que notre archive.
Je pourrais aussi vous dire à quel point la setlist fut finement équilibrée, à quel point il fut réjouissant de pouvoir entendre, répartis sur les deux sets, la presque totalité du légendaire „( )“ (surtout le magnifique morceau de clôture, qu’on ne se lassera jamais d’entendre), avec ses chansons sans titres qui pourtant portent toutes des sous-titres imprononçables, extraits qui furent entourés du meilleur du reste de la discographie du groupe dans deux sets où la pop étincelante d’un „Sæglópur“ côtoyait les moments bruitistes d’un „Kveikur“ – mais même cette petite fierté du journaliste, qui consistait à faire preuve de son érudition, à faire son petit malin en disant à un ami: ah tu vois, je te disais qu’ils allaient terminer sur la dernière piste du troisième album, je te l’avais bien dit, l’ami roulant alors des yeux en se disant que la prochaine fois, il irait seul au concert, en tout cas pas avec un journaliste, même cette fierté-là n’a plus lieu d’être depuis que toutes les setlists peuvent depuis assez longtemps être consultées sur setlist.fm et que tout un chacun peut aller vérifier, dès le lendemain, ce que Sigur Rós a joué au juste (avec toutefois une marge d’erreur qui le satisfait alors énormément, le critique).
Bref, beaucoup de choses que nous critiques savions faire et qui nous permirent de ressortir du lot, d’être lus parce que nous en savions plus que les autres et qu’on pouvait en apprendre quelque chose en nous lisant, eh bien ces temps sont révolus et, comme bien d’autres, nous avions tous raté l’occasion de nous réinventer, avec comme résultat le fait que les machines ont en partie pris en charge, et mieux, ce que nous pensions savoir si bien faire (ces machines, il importe de le dire, ne faisant qu’obéir à ce que certains leur dictèrent).
Quand les machines reprennent
Le critique musical serait-il du coup officiellement enterré par ou sous les machines, premier métier culturel à passer à la trappe, à être sacrifié sur l’autel du tout-technologique? Les choses ne sont – heureusement – pas si simples. Je me rappelle – ça y est, je vais encore glisser dans l’anecdote – qu’un soir, tard, au Gudde Wëllen, un jeune type fort sympathique avait réussi à savoir que je bossais pour le Tageblatt et que je m’y occupais un peu de culture.
Etant sans savoir que dans ce journal, il y a une véritable tradition des sous-effectifs qui fait qu’on y est souvent seul, à remplir les pages culturelles, et que donc, en l’occurrence, il n’y avait quasiment que moi, à l’époque, à y bosser, il commençait à me parler d’un certain Jeff Schinker, me disant qu’il trouvait ses critiques de concert bien trop subjectives, bien trop personnelles, trop riches en anecdotes (et donc, par ce que les Allemands appellent alors si joliment un „Umkehrschluss“, trop pauvres an analyses musicales). „Et ass e bëssen ze vill wéi en Erlebnisaufsatz“, me fit-il savoir, marqué encore par des années de lycée qu’on devinait traumatiques.
Je pris sur moi, ne lui dis évidemment pas qui j’étais, renchéris même en disant que j’étais d’accord avec lui, qu’en effet, ce Schinker, il en faisait trop, que c’était du grand n’importe quoi ce mec, que j’avais d’ailleurs arrêté de le lire (c’est, par ailleurs, vrai). Mais arrêtez donc de lire Schinker, lui conseillai-je. C’est une perte de temps.
Deux semaines plus tard, je le recroisai, qui vint me voir en me présentant ses excuses (il savait désormais qui j’étais, peut-être en avais-je trop fait et, le lendemain, en gueule de bois, avait-il été voir ma photo). Je lui dis qu’il ne fallait pas s’excuser, qu’il s’était contenté d’exprimer son opinion, que je lui en étais reconnaissant et que ça m’avait amusé, de pouvoir faire comme si je n’étais pas moi (ce qui était, par ailleurs, vrai aussi).
Ce que je réalisai alors, hier soir, pendant que les chants éthériques de Sigur Rós faisaient comme des volutes sonores dans le club, où les sons formaient comme les voûtes d’une cathédrale éphémère, c’est qu’en six ans de métier (huit, si on compte mes années de pigiste au Wort et au land), je n’ai jamais rien dit sur ma méthode, sur les raisons pour lesquelles je faisais glisser ces petits indicateurs de subjectivité dans mes articles.
Car c’était, précisément, pour ancrer les mots dans la subjectivité de qui ressent et vit la musique, en qui elle résonne, et qui n’est pas, qui ne peut jamais être le fameux point de vue de nulle part, incarnation parfaite de l’objectivité dont parlaient des philosophes comme Putnam et Nagel – car en matière d’objectivité, de statistiques, de faits bruts, nous avons déjà été dépassés par les machines. Des articles qui relatent objectivement ce qui s’est passé pendant un concert, des machines sauront bientôt les écrire. Il est à parier qu’elles le savent déjà. Du coup, c’est dans nos subjectivités qu’il faut désormais puiser.
Alors, je pourrais manquer d’objectivité encore et dire l’air renfrogné du public luxembourgeois posté tout derrière dans la salle, à la sortie, comme des vigiles, qui rechignaient à laisser passer qui que ce soit, donnant l’impression que la salle était blindée, au point que l’artiste Serge Ecker me fit signaler qu’il fallait jouer des coudes comme dans un moshpit pour passer alors que devant, il restait beaucoup de place.
Je pourrais dire ces instants de beauté quand s’égrenait la dernière note d’une chanson et qu’un public souvent encore ébahi, comme en transe, tardait à applaudir, ces applaudissements féroces venant alors avec un peu de retard, comme lors de conférences Teams où quelqu’un a une mauvaise connexion et réagit à tout avec des secondes de ce „lag“ générateur de situations comiques.
Je pourrais dire les amis rencontrés, avec qui on a discuté des concerts à venir, un peu comme ces gens qui, au restaurant, débattent d’où ils vont aller manger le lendemain. Je pourrais même dire que je l’ai recroisé au concert, ce jeune homme qui se plaignait de mes articles.
Ou alors, je pourrais copier-coller des liens vers des comptes Insta, un article Wikipédia, une setlist et coder un programme qui m’en bricolerait un, de texte – et j’achèterai alors un hamac duquel je regarderais mes articles s’écrire tout seuls.
Enfin, si le journalisme musical est vraiment en train d’agoniser, si cette contribution n’est pas, comme je l’espère, un essai un peu hyperbolique d’un (pas si) vieux critique (pas si) grincheux, j’aimerais que ses funérailles fussent un concert de Sigur Rós, nous donnant une dernière occasion, lors de ses moments de déchaînement, d’essayer de danser sur l’architecture ou, pendant les moments d’accalmie, si j’ose compléter la métaphore de Zappa, de tenter de rêver sur une retransmission de wrestling.
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