Littérature / Einmal ist keinmal: de la courageuse légèreté de l’œuvre de Milan Kundera
Alors que s’est éteint, le 11 juillet et comme entouré de deux autres grands auteurs – l’Américain Cormac McCarthy et l’Allemand Martin Walser – l’un des romanciers les plus novateurs et les plus controversés du 20e siècle, publié en Pléiade avant même sa mort, il importe de se poser la question de la contemporanéité de Milan Kundera.
On connaît tous les réflexions de Milan Kundera qui ouvrent „L’insoutenable légèreté de l’être“, son roman le plus connu, publié alors que l’auteur avait quitté son pays natal depuis longtemps, le dernier roman qu’il écrira en tchèque avant de commencer son cycle de romans écrits en langue française.
L’insoutenable légèreté de l’être commence comme un traité de philosophie plutôt que comme un roman. Si tout ce que l’humanité vit n’arrive qu’une seule et unique fois, écrit Kundera, même les événements les plus sombres de l’Histoire perdront un jour leur poids, leur gravité: „Si la révolution française devait éternellement se répéter, l’historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d’une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu’un duvet, elles ne font pas peur.“
Si le dicton allemand „Einmal ist keinmal“ est vrai, il en résulte que nous ne connaissons rien des vies que nous menons, puisque nous sommes perpétuellement démunis par rapport à un vécu qui sera pour nous toujours une première fois – nous sommes face à la vie, dit Kundera, comme un acteur qu’on aurait poussé devant un public sans qu’il ait répété ne serait-ce qu’une seule fois la pièce dans laquelle il est censé jouer.
Un autre corollaire de cette prémisse métaphysique, c’est que nous n’avons aucun moyen, jamais, de savoir si la décision que nous avons prise dans le feu de l’action – et pour Kundera, il n’y a jamais que le feu de l’action, c’est notre solde mode de réception du réel – a été la bonne. Tomas, l’un des deux personnages principaux de „L’insoutenable légèreté de l’être“, un libertin incorrigible qui fera souffrir son épouse Tereza à cause des innombrables adultères que ce coureur de jupons ne pourra s’empêcher d’enchaîner, ne sait pas s’il vaut mieux être avec Tereza ou rester seul: „Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. […] Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même?“
Kundera répètera, comme il le fera pour mainte idée tout au long de son œuvre, un peu comme si, précisément, il savait que sans répéter les choses, elles ne risquent de s’évaporer du fait de leur légèreté, cette idée dans son très beau roman „L’ignorance“, peut-être son roman le plus mélancolique sur l’exil, le déracinement et la nostalgie.
Vers la fin de ce court roman (ses romans français le sont tous), l’un de ses personnages principaux, Irina, revoit enfin Josef, dont elle était tombée amoureuse un soir et qu’elle n’a jamais pu revoir en vingt ans d’exil: afin d’échapper à sa mère, elle avait épousé Martin, avec qui elle a fini par quitter son pays, Martin étant harcelé par la police secrète.
Elle réalise alors, avec vingt ans de retard, que même son émigration ne faisait que découler de décisions prises à l’âge de l’ignorance: „C’est à cet âge-là qu’on se marie, qu’on a son premier enfant, qu’on choisit sa profession. Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien.“
L’appel de la pensée
Si cette pensée a marqué durablement le paysage du roman contemporain (et de la philosophie), c’est parce qu’elle a trait à „quatre appels non-entendus du roman“*) auquel Kundera se dit sensible, quatre appels qui déterminent le champ du possible du roman et que les productions romanesques ignorent souvent de nos jours: l’appel de la pensée, du jeu, du rêve et du temps.
Appel de la pensée, d’abord: avec Kundera, la réflexion philosophique n’est plus une pensée à extraire de l’action du roman ni un écueil à éviter, qui détruirait par sa présence la cohérence mimétique de l’œuvre en question. Elle est non seulement inscrite dans l’œuvre, mais y devient une façon de saisir le monde, de s’en emparer, de décrire ses devenirs possibles: comme l’homme et le monde, qui sont „liés comme l’escargot et sa coquille“, la pensée et la fiction sont les deux revers d’une médaille.
Quand je parlais, lors de ma dernière résidence d’écriture au LCB, à l’écrivain turc Hakan Günday, celui-ci me dit que l’écriture romanesque était pour lui la meilleure façon de penser. Chez Kundera, la fiction est pareillement une machine à penser, tout comme la pensée est une machine à fiction: dans ce va-et-vient se situe l’essence de l’art romanesque de Kundera. Si ses romans permettent de dégager plus de prémisses philosophiques que l’œuvre de maint penseur contemporain, il n’aimait pas qu’on parle de méditation philosophique au sujet de son œuvre, précisément parce que pour lui, c’est à partir de la situation concrète de ses personnages que l’exploration du monde et de la pensée commence.
Ce qui est beau, chez Kundera, c’est que ce qui aurait pu se traduire du charabia théorique devient d’une netteté cristalline dans ses romans: on sent toujours que, là où le philosophe se perd souvent dans l’abstraction de ses sphères conceptuelles, Kundera part de ce qu’il appelle la „situation fondamentale“ d’un personnage.
C’est à travers ses personnages, leurs paradoxes, leur complexité qu’il atteint le monde – car Kundera respecte trop ses personnages (les mâles un peu plus que les femmes) pour les réduire à l’état de prétextes illustrant un concept. Ou, pour le résumer avec les mots de Kundera: „Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel.“
Dans „Mon zombie et moi“, Pierre Cassou-Noguès voit la fiction comme machine à explorer les possibles de la pensée – est concevable et pensable ce qui peut être développé au sein d’une fiction à laquelle on adhère. Pour Kundera, „le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable.“
Ainsi, il ne s’agit jamais de déterminer si tel ou tel personnage a bien ou mal agi – même si les hommes sont, chez Kundera, d’incorrigibles séducteurs et réduisent, surtout dans ses premiers romans, bien trop souvent les femmes à l’état de proie sexuelle –: le roman fait état de la complexité des choses et des êtres, il doit donner à voir „le monde comme ambiguïté“ et professe, au lieu d’une seule vérité, tout un ensemble de „vérités relatives“.
Si les religions et les idéologies „exigent que quelqu’un ait raison“ – dans cette logique, dit Kundera, „ou Anna Karénine est victime d’un despote borné, ou Karénine est victime d’une femme immorale“ –, le roman enseigne la „sagesse de l’incertitude“. C’est pour cela que les romans de Kundera sont des machines à penser qui explorent, loin des mailles systémiques des philosophes, des pensées possibles et contradictoires. C’est pourquoi „le roman qui ne découvre pas une portion jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman.“
L’appel du jeu
Pour Milan Kundera, l’histoire du roman européen est l’histoire d’une réduction de l’horizon des possibles – alors que des romanciers comme Cervantès ou Diderot exploraient, à travers les formidables et burlesques aventures de Don Quichotte ou de Jacques le fataliste, la vie extérieure et que la fiction romanesque se concentra ensuite, avec Proust et Joyce, sur la vie intérieure, c’est avec Kafka que le roman prend son tournant post-proustien tout en fermant les horizons: les héros kafkaïens n’ont pas d’apparence physique, pas de nom, pas de passé, pas de désirs. Le monde dans lequel ils vivent a réduit au maximum le champ de leurs désirs possibles, au point que le roman, depuis Kafka, se pose la question suivante: „Quelles sont encore les possibilités de l’homme dans un monde où les déterminations extérieures sont devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pèsent plus rien?“
Cette réalité d’un monde extérieur contraignant, Kundera en a vécu la pire version possible – le totalitarisme communiste, qui l’a chassé de son pays et fait interdire ses livres. Mais l’auteur pense à toutes sortes de déterminations contemporaines: les lois, l’administration, la bureaucratie, l’assimilation de nos destins de plus en plus globaux et donc identiques et interchangeables, la tyrannie de la musique réduite à un bruit disséminé partout tout le temps, toutes choses qui empêchent nos vies intérieures de se développer et qui se retrouvent dans cette incessante critique de la contemporanéité traversant ses derniers romans et que d’aucuns ont pu qualifier de réactionnaire. Face à cela, le roman a un rôle crucial à jouer: c’est l’espace même d’exploration des possibles, c’est un terrain de jeu riche en potentialités – à condition de ne pas le calquer sur la grisaille d’un réel appauvri de toutes parts.
Comme l’exprimait aussi Gilles Barbedette dans „L’invitation au mensonge“, l’histoire du roman connaît deux ramifications, deux tendances: celle du roman ludique, qui assume sa situation énonciative fictionnelle, qui fait du rire et du jeu son apanage, et celle, naturaliste, à propension historique, qui exige des personnages d’être ancrés dans une société, des mouvements politico-historiques, une classe sociale et d’être munis d’un CV aussi banal qu’exhaustif. C’est ce qu’on appelle communément le roman mimétique.
De cet ancrage, qu’on peut appeler, pour aller vite, balzacien, Milan Kundera regrette la prédominance et que ces œuvres se contentent souvent d’être des „romans de vulgarisation qui traduisent une connaissance non-romanesque dans le langage du roman“. Comme ces quotidiens qui, qu’ils soient de gauche ou de droite, ont tous la même vision du monde – il suffit, dit Kundera, de voir la catégorisation du monde en rubriques journalistiques toujours identiques – ces romans n’explorent pas des possibles, mais recopient le réel.
Si le jeu des formes et entre les personnages lui importe, précisément, parce que dans son pays, qu’il a fui, il n’y en avait plus, de jeu. Même si ses livres ne se veulent ni historiques ni politiques et qu’il n’a de cesse de dire que la situation politique dans laquelle sont plongés ses personnages est réduite au strict minimum – c’est, par ailleurs, on ne peut plus vrai –, le sort de son pays natal et la mort du roman sous la censure traversent toute son œuvre.
Le jeu et son corollaire, le rire, sont inscrits dès son premier texte. Dans „Personne ne va rire“, première nouvelle de son premier recueil „Risibles amours“, le narrateur se trouve dans une situation impossible: un petit homme chétif s’est mis en tête que lui devrait écrire une note d’intention recommandant l’article qu’il a écrit. Malheureusement, c’est un ramassis d’inepties sur l’art pillées à gauche et à droite. Parce qu’il ne veut pas blesser l’homme et par plaisir du jeu, il se dérobe et, de mensonges en mensonges, voit sa vie pourrie par l’invasion de plus en plus menaçante de cet homme et de son épouse, qui alertent l’université où il enseigne et le comité syndical de son appartement sur son comportement déviant et ses mœurs douteuses.
Alors qu’il est sur le point de tout perdre – son travail, son logement, son amante –, cette dernière lui suggère de simplement mentir une fois de plus en rédigeant simplement la recommandation tant attendue pour son persécuteur. Irrité, il la rabroue: il y a des domaines où la plaisanterie, le jeu et le mensonge sont exclus – pas parce qu’on prend le réel au sérieux, mais parce qu’il faut pouvoir continuer à se regarder dans le miroir.
L’éloge du jeu est aussi une des conséquences immédiates de la légèreté de nos vies – si, en début de carrière, l’insignifiance déclenche encore parfois l’angoisse chez les personnages, ce n’est pas pour rien que le court et dernier roman de Kundera s’appelle „La fête de l’insignifiance“ – si rien ne prête à conséquence, si rien ne peut s’inscrire dans la pesanteur de la durabilité, ce serait folie que de prendre le monde au sérieux.
L’appel du temps
Chez Kundera, l’écoulement du temps est aux antipodes de la conception proustienne: il est synonyme d’oubli irrémédiable. L’oubli est, chez Kundera, une des conséquences directes de l’exil et de l’émigration – que ce soit Tamina dans „Le livre du rire et de l’oubli“ ou Irina dans „L’ignorance“, l’éloignement du pays natal et de la langue maternelle contribue à ce que toute une partie de leurs vies avant l’émigration s’estompent.
Quand Irina retourne, au bout de vingt ans – c’est exactement le temps que dura le voyage d’Ulysse avant de retourner à Ithaque – à Prague, personne ne lui demande rien sur sa vie en France. Quant à elle, les souvenirs d’antan évoqués par ses amies ne lui disent rien, puisqu’il s’agit de souvenirs lointains, qu’aucune conversation n’a su entretenir et qui sont sans lien avec sa vie d’aujourd’hui.
Mais l’oubli est aussi une des répercussions immédiates de ce qu’on mène nos vies sans avoir jamais pu les répéter. Ces vies sont alors comme des esquisses, ou plutôt, se corrige Kundera, moins que cela, „car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau“.
Plus encore, pour Kundera, l’oubli gouverne nos relations amoureuses et amicales, qui sont au centre de son œuvre et dont il n’a de cesse d’explorer les configurations et, surtout, la mobilité: comme nos émotions, notre mémoire est sujette aux changements, à la dégradation, et elle se trouve souvent incompatible avec celle de l’autre, de sorte que nous avons à la fois besoin d’autrui pour nous souvenir de qui nous fûmes et que nos souvenirs d’une seule et même situation peuvent entrer en compétition avec ceux de l’autre.
Dans „L’identité“, un ancien ami rappelle à Jean-Marc un épisode du temps de leur jeunesse, ce qui incite Jean-Marc à penser que „l’amitié est indispensable à l’homme pour le bon fonctionnement de sa mémoire. […] Afin que le moi ne rétrécisse pas, afin qu’il garde son volume, il faut arroser les souvenirs comme des fleurs en pot et cet arrosage exige un contact régulier avec des témoins du passé, c’est-à-dire avec des amis.“
Dans „Le livre du rire et de l’oubli“, Tamina s’exerce à remodeler, sur les visages d’autres hommes, celui de son mari décédé afin de sauver ses traits de l’oubli. Conjointement, elle essaie de récupérer leur correspondance, laissée à Prague au moment où le couple prit la fuite devant l’envahisseur russe – et se trouve devant les promesses vides d’un jeune homme qui lui promet d’aller la récupérer mais qui n’y trouve qu’un prétexte pour la séduire et une famille réticente à lui rendre ces documents intimes.
Sans ces carnets, la relation passée s’estompe, tout se fond dans un magma indifférencié – elle n’arrive même plus à se souvenir de la chronologie et du contenu des vacances passées ensemble. Car la mémoire, écrit Kundera au sujet d’Ulysse dans „L’ignorance“, „a besoin d’un entraînement incessant: si les souvenirs ne sont pas évoqués, encore et encore, […] ils s’en vont“.
Même en présence de l’autre, l’oubli ne peut pas toujours être conjuré. „Je peux supposer“, écrit Kundera dans „L’ignorance“, „que la mémoire ne garde qu’un millionième, un milliardième, bref, une parcelle tout à fait infime de la vie vécue“.
Partant de cette „approche mathématique“ de la mémoire, Kundera précise qu’on ne choisit pas ce qu’on retient, qu’on ne dispose souvent que d’images fragmentées dont la mise en contexte relève plus de la construction narrative fictionnelle que du travail de mémoire (ça n’est que „du vraisemblable plaqué sur de l’oubli“), que nos souvenirs sont de surcroît souvent incompatibles – l’un retient ceci, l’autre cela – et que la capacité de mémoire diffère d’une personne à l’autre. Si nous réécrivons notre passé, c’est aussi et surtout parce que nous ne le connaissons pas. C’est pour cela que le roman a une valeur épistémique: contrairement à nos souvenirs, dont nous nous persuadons de leur vérité, la fiction a un statut ontologique clair – et permet d’atteindre à une connaissance autre.
C’est ainsi que s’explique encore le rôle de la variation chez Kundera, dans l’œuvre de qui on souvent a l’impression d’un retour incessant de motifs – le personnage dénoncé par ses pairs, l’oubli, l’exil et la mémoire –, comme si l’auteur cherchait à éviter que ses personnages et sujets tombent, précisément, dans l’oubli.
L’appel du rêve
Enfin, parce que rien ne pèse, le réel est toujours fugace, de sorte qu’on a du mal à s’en emparer, à le retenir, à croire qu’a eu lieu ce qui a bien eu lieu – on sait que, pour déterminer ce qui a eu lieu, il faut opérer par recoupement de versions tant le témoignage d’un seul est soumis à l’incertitude, au doute, à sa perception et sa mémoire potentiellement défaillante et à ses changements d’humeur.
D’où l’exploration de différentes perspectives focales de la même situation dans ses derniers romans „L’ignorance“ ou „L’identité“, d’où aussi le fait que le propre partenaire peut, d’un moment à l’autre, nous paraître méconnaissable: puisque les gens que nous connaissons changent de comportement selon la situation dans laquelle ils se trouvent, il nous est impossible de jamais connaître l’autre, tout comme nous est déjà difficile de croire en notre propre identité tant nous traversons différents états psychiques différents.
Il en va ainsi de Vincent qui, dans „La lenteur“, se rend compte à quel point son ami Pontevin change de comportement quand les deux hommes sont soudain rejoints au café par un tiers: Pontevin alors „parle plus fort et devient amusant, trop amusant au goût de Vincent“. De même, Jean-Marc, dans „L’identité“, voyant sa femme au travail, la découvre autre. „C’est toujours ainsi: depuis l’instant où il la revoit jusqu’à l’instant où il la reconnaît telle qu’il l’aime, il a un chemin à parcourir. […] S’il ne l’avait connue qu’avec le visage qu’elle montre à ses collègues, à ses chefs, à ses subordonnés, ce visage l’aurait-il ému et émerveillé?“
D’où la propension de Kundera à des situations surréelles comme celle qui clôt son œuvre ultime, „La fête de l’insignifiance“, où Staline chasse Kalinine à travers le Jardin du Luxembourg, d’où aussi la part importante qu’il accorde au récit de rêve, récit qui s’exprime au mieux dans ces rêves collectifs identiques que font tous les émigrants (un avion qui change soudainement de direction et atterrit sur un aéroport inconnu) au début de „L’ignorance“: comme tout est léger, se dégage, de la réalité même, une impression d’irréel, qui fait que la distinction entre rêve et réalité devient de plus en plus ténue.
Si notre identité personnelle est, comme le dit le philosophe Clément Rosset, une illusion, si la trace matérielle la plus concrète de notre identité, ce sont nos registres de l’état civil – Kundera ne dit pas autre chose quand il écrit que „c’est dans les dossiers des archives de la police que se trouve notre seule immortalité“ –, alors nos identités sont fluctuantes comme les rêves et la réponse de Descartes, qui certifiait que le doute nous permettait de nous sortir de l’indistinction fondamentale entre rêve et réel, est mise en crise: même s’il y a une différence ontologique entre rêve et réalité, dans nos vies intérieures, celle-ci tend, comme dans l’espace ludique du roman, à s’estomper.
C’est peut-être l’héritage ultime de Kundera, ce romancier qui nous aura appris à rêver, à penser – et à ne pas trop prendre au sérieux un monde qui se fout de notre propension à vouloir le comprendre.
*) Toutes les citations théoriques de Kundera sont extraites de „L’art du roman“.
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