Cinéma / Espaces transitoires: Les neuf films de la semaine
Qu’il s’agisse d’une marionnette en bois, d’un âne chez Skolimowski, de superhéros en collants colorés, de cannibales au cœur sensible, d’un journaliste hantant l’espace onirique du bardo, d’acteurs frôlant la mort et l’addiction, d’un réseau underground de féministes pro-avortement dans le Chicago réactionnaire du début des années 70, d’un gamin voulant retrouver ses parents toxicos ou encore d’un jeune homme mêlé à des affaires politico-religieuses, nos neuf films de la semaine dépeignent, souvent avec succès, des existences marginales qui luttent pour trouver leur place dans un monde qui les repousse ou les exploite.
„EO“ de Jerzy Skolimowski
Il est des films à l’issue desquels on ne veut pas que la lumière se rallume – parce qu’on ne veut pas que l’immersion prenne fin, parce qu’on ne veut pas être relâché dans la cruauté du monde, parce qu’on n’a pas l’impression d’en avoir fini, avec ce que le film veut nous dire. Parfois, c’est aussi parce que ces films nous laissent sonnés – et si l’on n’est pas prêt à en sortir, c’est parce qu’ils nous ont dit, à l’abri de la salle obscure, quelque chose sur le monde réel que du coup, on a encore moins envie de retrouver.
„EO“ est un de ces films. Réalisé par Jerzy Skolimowski, couronné par le Prix du Jury à Cannes (ex aequo avec „Les Otto Montagne“), ce poignant long-métrage retrace les péripéties d’un âne, incarné par ses six doublures Tako, Hola, Mariette, Ettore, Rocco et Meda, dont on suit le souvent triste parcours de la Pologne en Italie.
S’il changera de pays, le sort que lui réserveront des hommes au mieux indifférents et au pire cruels sera plus ou moins identique – passant d’enclos en enclos, EO sera âne de cirque, souffre-douleur de hooligans violents, spectateur d’un meurtre absurde sur une aire de repos, animal domestique dans une demeure bourgeoise et, presque toujours, chair à saucisson potentielle.
Si Quentin Dupieux, dont on reparlera plus bas, avait jadis travaillé avec un pneu tueur en série, Jerzy Skolimowski filme son âne avec une empathie impressionnante, nous confrontant de près cet œil qui enregistre, stoïquement, la connerie humaine, nous glissant dans la peau de cet animal dont nous apprenons peu à peu le langage, le réalisateur parvenant à restituer la vie intérieure de l’animal sans recourir à cette anthropologisation qui caractérise tant de fictions sur le monde animal.
C’est, depuis les fables de La Fontaine, un des écueils de ce genre de fiction: alors que l’homme exploite les animaux, qu’il les tue, les bouffe ou les réduit à l’état d’esclaves domestiques, il les vampirise encore dans les fictions pour dire, par la bande, des choses sur l’homme – c’est dire le nombrilisme de notre espèce.
Sans nécessairement s’inscrire dans une tendance éco-critique où le souci du règne animal traduit une incitation à descendre de notre piédestal illégitime pour enfin prendre soin de la nature et de la vie animalière, sans se revendiquer d’un militantisme du type animal rights tel qu’on le connaît d’un Peter Singer, le film de Skolimowski est une belle et importante contribution sur la souffrance animalière, mettant à nu l’égoïsme de l’homme qui, par des résidus d’éducation religieuse, se croyant à la tête de la création, pensant bénéficier d’une carte blanche, n’a aucun égard pour le sort d’un âne.
Sans verser le moins du monde dans le pathos, sans anthropomorphiser la souffrance de l’animal, dans un style à la fois documentaire et avant-gardiste, multipliant les plans de toute beauté où la métaphore de la roue est déclinée sans cesse, Skolimowski réussit, à 84 ans, un chef-d’œuvre qui rappelle les propos d’Éric Chevillard. Dans son „Arche Titanic“, celui-ci commente l’extinction de bien des espèces et la responsabilité qu’y prend l’homme: „Triomphe de notre ingéniosité, nous sommes devenus égaux, en termes de dévastation, au plus contondant astéroïde, à la plus réfrigérante glaciation, aux plus violents cataclysmes! […] L’homme est un monstre paradoxal. Je ne lui confierai pas mes filles.“ Ni mon âne, rajouterait Skolimowski.
„Les Amandiers“ de Valeria Bruni-Tedeschi
Difficile de parler des „Amandiers“ sans évoquer le scandale lié aux accusations de viol et de violence conjugale récentes qui visent la personne de Sofiane Bennacer, l’acteur qui joue le ténébreux toxicomane Étienne dans cette comédie coming-of-age de Valeria Bruni-Tedeschi qui nous replonge dans la troupe de théâtre des Amandiers, troupe à la tête de laquelle figurait le légendaire Patrice Chéreau, incarné ici par Louis Garrel, qu’on voit au début du film changer une ampoule comme un simple concierge, façon pour Bruni-Tedeschi de montrer que son film ne va pas verser dans l’hagiographie.
Difficile de ne pas en parler puisque le sujet des abus sexuels, en périphérie du film, le hante comme un spectre lointain, ce long-métrage où toute une série de fantômes flottent autour d’une jeune troupe d’acteurs pleins d’espoir et de rêves: il y a le fantôme de l’échec, symbolisé dans cette jeune actrice exclue de la sélection, qui ne réussira pas à s’éloigner du théâtre, y travaillant alors au café comme pour humer à distance le parfum du succès ou pour mieux se punir de ne pas avoir réussi à faire partie de l’une des deux promotions de l’école des Amandiers. Et il y a le spectre du sida, l’action se déroulant dans les années 1980 dans un milieu où tout le monde couche plus ou moins avec tout le monde.
Suivant Stella (Nadia Tereskiewicz), jeune alter ego de la réalisatrice, qui rêve de s’échapper du carcan bourgeois d’une famille absente et qui réussit à ce faire en se qualifiant, au bout de deux auditions, parmi les douze candidats retenus, „Les Amandiers“ vaut cependant qu’on s’y attarde au-delà de son actualité un peu glauque.
Dans son film le plus personnel, Bruni-Tedeschi filme des espoirs parfois déçus, la vie parmi une troupe de jeunes acteurs entre rivalités et amitiés, premiers succès et rebuffades, une vie qui se veut bohême, aux marges de la société, où on aime frôler le danger et la mort, où tout est jeu, où la mortalité est à la fois dangereusement proche et très loin, une vie marquée par l’amour, l’alcool, la drogue, une vie où tous ces plaisirs peuvent vite prendre un tournant tragique, comme on le voit dans le personnage d’Étienne, dont Stella tombe amoureuse.
Ce noyau émotionnel, très personnel, du film, Bruni-Tedeschi le filme de manière sensible, mais l’entoure aussi de nombre de maniérismes formels, comme si elle voulait en émousser la dimension tragique en l’enrobant d’autant de trouvailles narratives et formelles qui permettraient de mettre de la distance entre le réel et sa mise en fiction.
Au final, „Les Amandiers“ sont un peu l’antithèse de „Drive My Car“ – alors que le chef-d’œuvre de Ryusuke Hamaguchi épouse le point de vue d’un metteur en scène, le film de Bruni-Tedeschi nous met dans la peau des jeunes acteurs; là où Hamaguchi est tout en retenue et en émotions contenues, l’équipe des Amandiers est passionnée, bordélique, embrasse le tragique et bouscule les hiérarchies.
C’est quand les deux films évoquent le deuil et son inscription indélébile dans nos productions artistiques qu’on constate que le travail d’Hamaguchi, par la complexité de son propos, sa façon de faire se télescoper l’émotion privée et sa mise en abyme artistique, mais aussi son émotion d’autant plus forte qu’elle est contenue, est plus abouti que ces „Amandiers“ qui paient parfois le prix de leur folle jeunesse par un manque de profondeur.
„Fumer fait tousser“ de Quentin Dupieux
J’avais émis l’hypothèse, lors de sa projection à Cannes, que „Fumer fait tousser“ allait rester, au sein de l’œuvre de Quentin Dupieux, comme une sorte de film-bilan après une période stakhanoviste au cours de laquelle le réalisateur enchaînait les chefs-d’œuvre à une vitesse hallucinante – au métaphysique huis clos d’„Au poste“ répondaient les tueries d’une fashion victim folle dans „Le daim“; le déjanté „Mandibules“, double éloge à l’amitié et à l’idiotie au centre duquel figuraient deux simples d’esprit cherchant à dresser une mouche géante, était talonné par „Incroyable mais vrai“ au cours duquel Dupieux élaborait un de ces casse-têtes de paradoxes temporels tant appréciés de Christopher Nolan, ces quatre films débouchant donc sur „Fumer fait tousser“.
Au cours de ce dernier, servi par un casting où apparaissent presque tous les acteurs et actrices de ses films précédents (abstraction faite de Jean Dujardin, qui est pour ainsi dire remplacé par Gilles Lelouche), Dupieux filme les Tabac Force, sorte de justiciers à la Power Rangers qui, après avoir affronté leur ennemi Tortusse, sont envoyés en retraite par leur chef Didier, une contrepartie dégueu, baveuse et lubrique de Splinter, le rat mutant des Teenage Mutant Ninja Turtles, afin de rassembler des forces et de retrouver une cohésion de groupe. Car l’affrontement final contre Lizardin (Benoît Poelvoorde, of course) n’est pas loin, qui menace de détruire la planète (comme si l’homme ne s’en chargeait pas très bien à lui tout seul).
Ce sera l’occasion, pour les superhéros, de se retrouver en pleine nature et de faire ce qu’on fait quand on est entre amis – à savoir se raconter des histoires. Et ce sera l’occasion, pour Dupieux, de réaliser plusieurs films dans le film, qui reprennent ses réflexions sur le corps, les greffes et le holisme entamées avec „Incroyable mais vrai“.
Au sujet de „Le daim“, Dupieux avait dit qu’au lieu de faire comme toujours des films un peu fous, il avait voulu faire un film sur un fou. Et l’on serait presque tenté de dire qu’après avoir réalisé, avec „Mandibules“, un film sur la connerie humaine, Dupieux a fait un film con tant toute l’histoire – plus que jamais un simple prétexte au démarrage du moteur narratif et loufoque de Dupieux – est aberrante, idiote, ridicule.
Ce serait pourtant faire abstraction de la folle inventivité de Dupieux, qui ajoute ici, à sa typologie de persos et de créatures absurdes, un robot suicidaire, une femme-frigo et un barracuda-Schéhérazade.
„Fumer fait tousser“, plus qu’un simple hommage autoréférentiel à un cycle qui se clôt, est aussi et surtout une reprise de „Mille et une nuits“: on y raconte des histoires pour empêcher le monde de finir, on en raconte non pour résoudre les absurdités du monde mais pour les faire ressortir, pour les rendre drôles plutôt que de les laisser dans leur écrin de tristesse. Avec la différence notable que chez Dupieux, au contraire de l’univers de Shéhérazade, l’art du récit n’est pas un remède contre la mort.
„Bones and All“ de Luca Guadagnino
Puisque c’est la journée des hypothèses, élaborons-en une deuxième: après le succès inouï du touchant „Call Me By Your Name“, Luca Guadagnino prit la résolution de tout faire afin de ne pas être relégué au rayon de ces réalisateurs signant un film culte au milieu de leur carrière, Guadagnino étant trop intelligent pour ne pas savoir que ces films brisent souvent des carrières – soit leur réalisateur essaie ensuite (en vain) de reproduire la magie du long-métrage adulé, soit il change de voie, au risque de décevoir ceux qui l’adulaient pour le film en question.
Suivant en cela la voie de Sufjan Stevens, qui avait écrit deux chansons pour „Call Me By Your Name“ et qui s’est replongé dans l’électro expérimentale après un album acoustique à succès, Guadagnino s’est depuis illustré avec „Suspiria“, un remake pour le moins déstabilisant d’un film de Dario Argento et dont la bande-son de Thom Yorke fut à l’image du film: creepy as fuck.
C’est peut-être une des meilleures façons de plonger dans ce film que de parler du soin que prend Guadagnino à choisir ceux qui composent ses bande-son: après Sufjan Stevens et Thom Yorke, il était assez logique que le réalisateur se tourne vers Trent Reznor et Atticus Ross, qui ont, depuis „The Social Network“, marqué le paysage cinématographique avec leurs compositions menaçantes et minimalistes.
Et en effet, pour cette histoire autour de Maren (Taylor Russell) qui, abandonnée par un père terrorisé, se met en route dans l’espoir de retrouver sa mère et, avec celle-ci, des réponses à sa condition pour le moins particulière – elle raffole de chair humaine –, la bande-son des deux musiciens, plus folk qu’à son accoutumée, mais tout aussi onirique et menaçante, colle parfaitement à un film où Guadagnino ose filmer de façon presque sensuelle des massacres, sa réalisation étant ici à la fois osée et formellement enjouée.
Guadagnino y juxtapose souvent des images isolées, des souvenirs qui viennent hanter les personnages et s’imprimer brièvement sur la pellicule, le film superposant parfois souvenirs, présent, passé et futur pour évoquer de façon poétique la barbarie, mais aussi la relation touchante entre des individus marginaux qui, en fin de compte, cherchent l’amour et la chaleur humaine d’un foyer familial.
Ainsi, Maren apprendra qu’elle n’est pas seule à souffrir de sa condition, rencontrant d’abord l’étrange Sully (un Marc Rylance dont le sourire glace le sang) puis le farouche Lee (Timothée Chalamet), dont elle tombera amoureuse et qui acceptera de partir avec elle à la recherche de sa mère.
Elle apprendra aussi à embrasser sa condition sans se transformer en monstre tueur, la plupart des eaters ayant développé une éthique propre à eux – ainsi, on ne s’entredévore pas, on ne mange que des victimes solitaires, dont on pense que la disparition n’affectera pas grand-monde ou qui sont sur le point de décéder de toute façon, rappelant un peu ce vampire qui, dans „Thirst“ de Park Chan-wook, refuse de tuer et va se servir dans les réserves sanguines des hôpitaux.
Dans ce road movie, il n’y aura point d’opposition classique entre le bien et le mal, les eaters ne sont pas chassés par la police – leur traversée se fera à l’écart de la société, toute tension se trouvant dans les rivalités, déceptions et trahisons qui se tisseront entre eux, tout le malaise du film se propageant à travers l’ambiance étrange créée par la bande-son et la beauté des images.
Car si on est loin de l’été italien de „Call Me By Your Name“, on est tout aussi loin de la claustrophobie de „Suspiria“, „Bones and All“ étant, au final, cet improbable film d’horreur romantique qui capture à la fois de la beauté et de l’horreur, qu’il juxtapose sans les hiérarchiser, comme pour dire que tout ça fait partie de cette étrange expérience humaine qu’est la nôtre.
„Call Jane“ de Phyllis Nagy
Peu après la comédie musicale de Larisa Faber sur l’avortement, voici venir „Call Jane“ de Phyllis Nagy, une autre presque-comédie sur un sujet dont on a vu qu’il reste tabou au Luxembourg. Quand Joy (Elizabeth Banks), femme au foyer au début des années 1970, tombe enceinte, sa fille Charlotte (Grace Edwards) et son avocat de mari Will (Chris Messina) se montrent excités d’accueillir un nouveau membre familial.
Cependant, une fois qu’on lui a annoncé qu’en raison d’un problème de santé, les chances qu’elle-même survive à sa grossesse sont de 50 pour cent, la famille n’est plus vraiment aux anges: au début des années 1970, à Chicago, l’interruption de grossesse est illégale et la demande qu’on l’autorise à avorter est rejetée par le CA de l’hôpital, intégralement constitué d’hommes, qui ne voient donc pas vraiment en quoi cela serait un problème: 50 pour cent de chances de survivre, pourquoi elle se plaint, celle-là.
Scandalisée par le manque d’empathie d’hommes, Joy tombera sur les Janes, une organisation underground qui, à leurs propres périls, aida des femmes à avorter en toute illégalité au début des années 70, sauvant quelque 11.000 femmes en détresse. Cette organisation, qui exista véritablement, fut aussi l’objet du documentaire „The Janes“, réalisé par Tia Lessin et Emma Pildes. Une fois la vie sauve, Joy s’engagera du côté des Janes, dirigées par la cynique Virginia (Sigourney Weaver), et mènera dès lors une vie double des plus palpitantes.
Si „Call Jane“ réussit à évoquer une époque dont la proximité choque tant elle nous paraît moyenâgeuse tout en étant divertissant et drôle, cette tonalité légère fait que la gravité du propos – à savoir la situation politique qui interdit l’avortement et oblige les femmes à subir l’intervention dans des conditions sanitaires et médicales dangereuses – passe parfois trop à la trappe. Le film de Nagy est trop lisse – formellement et sémantiquement –, se perd parfois en intrigues secondaires inutiles – et son happy-end hollywoodien est la cerise de trop sur ce qui ne se prêtait de toute façon pas à être du gâteau cinématographique.
„Boy from Heaven“ de Tarik Saleh
Adam (Tawfeek Barhom), jeune ingénu qui grandit dans le dénuement d’un village de pêcheurs, est accepté à la prestigieuse Al-Azahr, mosquée et université historique du Caire. Son enthousiasme va pourtant vite retomber, puisque le jeune homme deviendra malgré lui la taupe pour les services secrets. Car après la mort de l’imam, il convient d’en élire un nouveau, ce qui déclenche les habituels jeux de pouvoir et de manipulation.
Alors que le quotidien à la mosquée est partagé entre psalmodies, joutes oratoires et autres battles (pas si) spirituelles et qu’Adam se lie d’amitié avec un voisin de dortoir qui écoute du black metal entre deux prières, des rumeurs selon lesquelles les Frères musulmans, qui encouragent la haine des kouffars, auraient infiltré l’université circulent – et en effet, l’enseignement à la fac sera assez diversifié, entre les imams qui revendiquent la haine de l’Occidentaux et ceux qui citent Karl Marx.
Dans ce thriller intelligent, entre analyse politico-religieuse et film d’espionnage façon „Tinker Taylor Soldier Spy“, l’on voit le sacrifice de jeunes pions humains sur l’échiquier du politique. Si la réalisation est visuellement très réussie et que le suspense est garanti, „Boy from Heaven“ souffre par moments d’avoir le cul entre deux chaises: l’analyse politico-religieuse, malgré les circonvolutions de l’intrigue, reste trop au service d’une intrigue qui quant à elle paraît parfois un pastiche de thriller d’espionnage, comme quand Adam et son homme de contact des services secrets se rencontrent très maladroitement dans un coffee shop où même le client le plus simple d’esprit pourrait déterminer la nature de leurs relations – de sorte qu’on a du mal à comprendre pourquoi le film a eu le prix du scénario à Cannes.
„Beanie“ de Slobodan Masksimovic
Les parents du petit Erik étant de sévères alcoolos, le petit gamin de neuf ans passe sa vie dans un orphelinat où il est, de surcroît, harcelé par les autres. Tout change quand une loterie, à l’orphelinat, l’élit grand gagnant et lui permet ainsi de passer Noël dans une famille d’accueil, famille dont la jeune gamine gâtée ne voit pas du tout l’intérêt de devoir partager l’affection de ses géniteurs avec un pouilleux d’orphelinat.
Erik quant à lui ne veut rien de plus que de retourner au foyer familial, quête dont il commence à entrevoir la possible réalisation quand les deux gamins se trouvent embarqués à bord d’une camionnette appartenant à une sorte de Santa qui aurait mal compris sa fonction: au lieu d’apporter des cadeaux, il les vole.
Obéissant à une sorte d’inversion carnavalesque baktinienne, où les Pères Noël s’avèrent être des ordures et où les gosses de riches sont aussi maltraitées que les enfants de pauvres – même si la jeune fille est gratifiée de cadeaux, ses géniteurs ne s’en occupent pas vraiment plus que les parents alcoolos d’Erik –, „Beanie“ est un film de Noël qui ajoute, aux productions hollywoodiennes du type „Home Alone“, une (très) légère couche de critique sociale qui peut rendre le film regardable aux accompagnateurs des petits auxquels il est destiné.
„Pinocchio“ de Guillermo Del Toro
Une petite confession en amont: pendant la projection du „Pinocchio“ de Matteo Garone, plus connu pour ses sombres long-métrages sur la mafia, la violence et les relations de pouvoir qui structurent l’organisation sociale en Sicile, j’ai quitté la séance, ce que je fais très, très rarement.
On était en février 2020, c’était la Berlinale, le premier cas d’un virus qui commençait à faire parler de lui, surtout en Italie, avait été détecté à Berlin et, pour cette première italienne, on avait l’impression que la moitié du pays avait fait le déplacement, de sorte que je me retrouvais à côté d’un Italien obèse qui n’arrêtait pas de tousser. Je me dis alors que si déjà, j’allais mourir à cause d’une séance de cinéma (je vous rappelle qu’à l’époque, on n’en savait rien, du virus), il fallait au moins que le film méritât le détour.
Pour cet énième remake de ce cautionary tale de Carlo Collodi, cette fois par un des maîtres latino-américains du cinéma fantastique, à savoir Guillermo Del Toro, j’ai failli faire pareil – quand le jeune Pinocchio commença à entonner un chant de sa voix enfantine, je me suis dit que je n’allais pas tenir le coup: je n’aime rien de moins qu’un dessin animé sous forme de comédie musicale.
Les choses s’améliorent par la suite, puisque le film, prenant une tonalité plus sombre, réduit conséquemment les séquences chantées et que les chansons suivantes, admettons-le, seront meilleures que la toute première, logiquement assez mièvre puisque chantant la naissance au monde du pantin désarticulé en homuncule ingénu et étrange.
Dans le „Pinocchio“ de Del Toro, l’action est transposée dans l’Italie de Mussolini. Après la perte de son fils, envoyé au front afin de servir de chair à canon à la sacro-sainte patrie, Gepetto mène une triste vie d’artisan solitaire. Dans un entre-monde, on décide de lui envoyer un fils de substitution – un fils qui n’en fera qu’à sa tête, au grand dam de Gepetto qui espérait y retrouver une version boisée de son si sage et obéissant fils perdu.
Si le film impressionne visuellement, la greffe de l’univers fasciste sur le monde de Pinocchio donne parfois l’impression d’un film où les points de suture entre les épisodes – le village, le cirque, le camp d’entraînement, l’estomac putride d’un monstre maritime – sont trop voyants.
Plutôt que de donner l’impression de prolonger les réflexions de Del Toro sur le pouvoir et la manipulation („Nightmare Alley“ qui avait laissé sur sa faim) ou le fascisme („Pan’s Labyrinth“), on a bien plus l’impression que le réalisateur resasse des thématiques qu’il ne développe pas vraiment – le fascisme c’est mal et il faut faire gaffe car les gens sont souvent des manipulateurs –, déclinant encore une fois une recette qui a pris, réalisant un film tissé de ses autres films, avec la magie desquels on aurait essayé de réinsuffler vie au pantin mort et désarticulé de l’hypotexte de Collodi.
L’idée la plus belle, c’est ce monde bardique où des gardiens se disputent des parties de carte et où Pinocchio apprendra peu à peu que, s’il est immortel, lui, les autres ne le sont pas – et qu’il devra se préparer à affronter la mort de ceux qu’il aime.
„Bardo, una falsa crónica de unas cuantas verdades“ d’Alejandro G. Iñárritu
Parlant de bardo: avec „Bardo, una falsa crónica de unas cuantas verdades“, Alejandro G. Iñárritu réalise un véritable film-somme: on y retrouve le Mexique d’„Amores perros“, la déconstruction d’une narration linéaire de „21 Grams“ et „Babel“, le réalisme magique de „Biutiful“, les jeux ludiques métafictionnels du génial „Birdman“ et, enfin, l’ambition visuelle épique de „The Revenant“, son dernier long-métrage (surfait) datant d’il y a sept ans.
Dans „Bardo“, le spectateur suit les péripéties de Silverio Gama (Daniel Giménez Cacho), un journaliste qui réalise des films documentaires et qui retourne dans son pays natal. Le retour du fils prodige est d’autant plus attendu qu’il est le premier journaliste mexicain à recevoir un prix américain prestigieux, prix dont on dit qu’il est censé atténuer les tensions croissantes entre les deux pays.
Ces tensions sont entre autres dues au fait que les États-Unis, pensant comme toujours être les maîtres uniques du continent américain, multiplient les bévues: ainsi le géant Amazon prévoit-il d’acheter un Etat mexicain. Dans „Bardo“, le surréalisme découle, comme dans l’univers d’„Infinite Jest“, d’une simple extrapolation des lois du marché néolibéral et de l’arrogance états-unienne. Alors que certains l’accueillent avec enthousiasme, d’autres lui reprochent son exil, estimant que son départ et son succès lui ont fait perdre tout sens des réalités de son pays.
Obéissant à une logique onirique qui n’est pas sans rappeler „The Unconsoled“ de Kazuo Ishiguro, où un pianiste amnésique retourne pareillement au bercail, „Bardo“ enchaîne les plans surréels de toute beauté – dans un métro, un sac en plastique contenant des axolotls, cousins lointains de la baleine de Jean Portante, explose, libérant ces poissons mexicains dans un habitat qui n’est pas le leur.
Ailleurs, Silverio reste muet tout au long d’une émission télé lors de laquelle il est assailli de questions. Plus tard, lors d’un entretien avec son père aux chiottes, il rétrécit à vue d’œil, un peu comme dans une fiction de Lewis Carroll, Silverio semblant en outre doté de la capacité à parler sans remuer les lèvres. Encore ailleurs, des récits de conquête, de bataille et de défaite historiques s’animent sous ses yeux.
Si le film est un tantinet long et bavard et s’il n’évite pas toujours un certain nombrilisme, certes autocritique, „Bardo“ interroge avec subtilité la notion d’appartenance et d’identité, dévoile la part de fiction et d’autodéception collective dans tout nation building et effectue une plongée passionnante, quoiqu’un brin décousue, dans ce monde bardique où finissent les âmes errantes, monde bardique des âmes mortes qu’on connaît des fictions d’Antoine Volodine et qu’Iñárritu remplit d’images impressionnantes, qui nourrissent cette belle réflexion sur la mort et la création, le réel et sa mise en fiction.
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