Festival de Cannes (4) / Explorer les abîmes: „The Zone of Interest“, „Les herbes sèches“ et „Black Flies“ en compétition officielle
Alors que jeudi se clôturait avec „Black Flies“, une virée au fin fond de l’enfer quotidien de deux ambulanciers un peu manichéenne, la compétition connut un vendredi excellent, avec „The Zone of Interest“ de Jonathan Glazer, un long-métrage aussi glaçant que brillant sur le quotidien du couple Höss et „Les herbes sèches“ de Nuri Bilge Ceylan, longue méditation poétique et misanthrope autour d’un personnage de manipulateur ambigu pris dans une sombre affaire de harcèlement sur une mineure.
Under Your Skin: „The Zone of Interest“ de Jonathan Glazer
On l’attendait au tournant, le quatrième long-métrage de Jonathan Glazer – on l’attendait parce qu’on avait adoré son précédent „Under the Skin“, cet ovni filmique où l’on voyait Scarlett Johansson en extra-terrestre dévoreuse d’hommes dans un film à l’esthétique soignée, particulière, plus proche parfois d’une installation artistique que du récit classique.
Et on l’attendait parce que c’est l’adaptation – très, très libre – du roman de Martin Amis que son éditeur français, Gallimard, refusa de publier tant on estimait problématique cette sorte de comédie romantique qui racontait, en adoptant la perspective de trois personnages, un quotidien à Auschwitz filtré à travers le regard des bourreaux, le roman racontant, entre autres, la tentative de son personnage principal de séduire Hedwig, l’épouse de Rudolf Höss, couple dont il narre aussi le quotidien entre banalité et déboires administratifs: les habitants des alentours se plaignent de l’odeur et de l’eau devenue non potable, et on intrigue dans les hauts rangs des Obersturmbannführer comme on intrigue toujours dans les coulisses du pouvoir, qui crée des envieux, de sorte qu’on veut scier la branche du haut de laquelle Höss peut contempler son horripilante machine de mise à mort industrialisée, dont il lui incombe de s’assurer qu’elle reste non seulement bien huilée, mais que sa productivité aille croissant, même si tout ce qu’elle arrive à produire, c’est de l’anéantissement, de la mort, une laideur indicible, incomprise car incompréhensible, qui signifie encore aujourd’hui l’échec de toutes nos aspirations humanistes.
Pour son film, Glazer se débarrasse des oripeaux narratifs et dramaturgiques du roman, se débarrasse aussi de deux des trois personnages pour se focaliser sur les Höss, dont il filme ici le quotidien, d’une banalité affligeante.
Mais bien plutôt que de constituer une énième exploration de la banalité du mal, exploration devenue elle-même banale tant les réflexions de Hannah Arendt à ce sujet ont déjà conduit à d’innombrables et parfois dispensables œuvres de fiction, plutôt que d’évoquer, comme Jonathan Littell le fit dans ses „Bienveillantes“, la gestation administrative de l’exécution planifiée et systématisée de tout un peuple, Jonathan Glazer ose filmer un couple qui cherche, l’ayant trouvé, à garder son bonheur, son Lebensraum, comme le dit Hedwig.
Que raconte donc, en fin de compte, „The Zone of Interest“? En surface, rien que du très banal: une visite de la mère d’Hedwig, à qui la fille montre son coin de paradis en disant que son mari l’appelle la „reine d’Auschwitz“, un père qui lit des contes à connotation antisémite des frères Grimm à ses enfants, des Kaffeekränzchen où l’on se montre des vêtements ou bijoux récupérés à „Kanada“ comme si on avait fait du shopping en ville tout en se moquant de cette amie qui n’avait pas compris que c’est par ce nom de pays que les nazis désignaient l’espace où l’on rassemblait, à Auschwitz, les biens des Juifs gazés.
Car cette amie s’était enquise alors – quelle cruche celle-là, rit Hedwig – à quelle occasion un tel voyage lointain avait pu être fait là où il avait suffi en réalité – réalité ô combien nauséabonde – de se servir de l’autre côté du mur.
Seule progression narrative dans un film statique, qui montre comment perdurait cette horreur dans un status quo affligeant, Höss se trouve tout à coup menacé d’être remplacé en sa fonction de commandant d’Auschwitz. Encouragé alors par sa femme, il fera tout pour que lui et sa famille puissent rester dans leur „coin de paradis“.
On n’en croit pas ses oreilles tant c’est grotesque, tant l’aveuglement ou l’indifférence sont criantes – le film est par ailleurs ponctué, à toute minute ou presque, par une coulisse sonore faite de cris de gens qui meurent, de l’autre côté du mur – tant on manque, encore aujourd’hui, de mots pour désigner ça. Car c’est moins la poésie qui n’est plus possible après Auschwitz qu’il y a un déficit du langage à dire l’horreur: les mots se rétractent et le langage humain n’a pas trouvé, outre ce vocabulaire barbare, déshumanisant, industriel, qui essaime le film de Glazer et qu’on retrouvera dans la bouche de Höss, incarné d’ailleurs par un Christian Friedel effroyablement convaincant, à l’instar d’une Sandra Hüller qui vous glacera le sang, comment exprimer ce qui s’y est passé.
Comme dans le roman d’Amis, qui vient de décéder ce samedi, un jour après la première du film (le monde, c’est vraiment n’importe quoi), ces gens sont filmés dans la morosité de leurs aspirations, dans l’étroitesse de leur horizon, bouché, il est vrai, par des murs et des barbelés qui, en arrière-fond, signifient l’horreur par métonymie, et au-dessus desquels s’élève une cheminée dont sort, à longueur de journée, de la fumée.
C’est la juxtaposition entre ce qui est montré – l’esthétique léchée, la multiplication des prises de vues de loin, qui confèrent à la demeure des Höss quelque chose d’irréel – et la création sonore, qui fait endurer aux Höss, qui s’en contrefoutent, et au public, que cela rend nauséabond au possible, le bruit de fond des fours crématoires, des fusillades, à quoi s’ajoutent la bande-son phénoménalement horrible de Mica Levi, qui rend, entre autres, ce film si saisissant, dont on sort à la fois ébloui – par la maîtrise filmique – et écœuré – par l’humanité, au point que j’ai trouvé (encore plus) insupportable les singeries à selfies sur et autour du tapis rouge.
Ça n’est que dans des détails – l’insomnie des enfants, la mère qui part sans crier gare, une excursion en canoë sur le fleuve qui porte et charrie la trace des meurtres – que l’image achoppe, que l’insoutenable vérité, bien contenue derrière les murs du camp, jamais montrée, mais qui n’en est que plus omniprésente à chaque minute de ce film terrible, se fait jour.
A la fin du film, Höss vient d’obtenir gain de cause – il peut rester à Auschwitz – et s’affiche à une soirée à l’opéra – il dira à Hedwige ne pas avoir eu le temps d’apprécier le spectacle pour avoir été trop occupé à mentalement calculer le temps que cela aurait pris pour gazer tout le monde, ces hauts plafonds ayant rendu difficile ses estimations – au bout de laquelle, seul dans une cage d’escaliers, il est pris de vomissements.
Dans une prolepse métafictionnelle, à travers le trou d’une serrure, il entr’aperçoit alors l’Auschwitz d’aujourd’hui, que le personnel de ménage balaie et nettoie, une fois les visiteurs partis, façon pour Glazer d’intégrer le devoir de mémoire, de faire voir les traces de ce qui fut le crime le plus grave contre un peuple jamais commis tout en en montrant les limites de la représentation, sa touristisation, le risque d’un nouvel émoussement, avec ce personnel qui balaie et nettoie dans les décombres de l’horreur.
Quand le film nous laisse, avec son générique de fin accompagné de la bande-son lugubre, où Mica Levi harmonise et déconstruit un chœur de plaintes humaines, on reste là, interloqué, avec la conscience d’avoir peut-être vu la Palme d’Or de cette année – mais une Palme d’Or qui aura fait l’effet d’un coup de poing dont on ne se remet pas.
Une cage de Faraday à travers un New York cauchemardesque: „Black Flies“ de Jean-Stéphane Sauvaire
Une femme édentée et ivrogne qui insulte le proprio d’une laverie, des latinos tatoués qui s’entretuent, un Russe qui cogne sa femme, un cadavre de chien qui tombe d’un casier, partout des gens qui s’écharpent et qui se vautrent dans la misère de leurs existences marginales de délinquants et/ou de junkies: pendant la première heure de „Black Flies“, c’est un déferlement de bruits, de violence, de laideur, au centre duquel figure cet habitacle de l’ambulance rutilante – on est aux Etats-Unis, où même les services de secours ont des gueules de SUV à même de tout écraser sur leur passage –, véritable cage de Faraday qui, à défaut de protéger le jeune Olli Cross (Tye Sheridan) de ce quotidien cauchemardesque, lui propose une safe zone, un espace où brièvement souffler, se recueillir avant la prochaine intervention qui ne saura, qui ne sait jamais tarder.
A ses côtés, Rutkovsky (Sean Penn), qui le prend sous son aile et lui apprend à la dure les ficelles du métier tout en raillant le fait que lui, jeune médecin en devenir, ne considère cette occupation que comme échelon de sa carrière là où d’autres, comme lui, en ont fait leur métier, qui ne rechignent pas à se vautrer dans la fange, à affronter ce que l’humanité a de moins éblouissant, comme le montre cette séquence où les deux découvrent une junkie séropositive ayant accouché d’un bébé probablement tout aussi séropositif puisqu’elle aurait oublié de prendre les médocs évitant une infection du nourrisson.
La survie du nourrisson en question deviendra, au bout d’une heure de film sans véritable progression narrative, au cours de laquelle Sauvaire s’évertue à immerger le public dans la noire ambiance d’un univers on ne peut plus sombre, un enjeu éthique majeur du film, Cross ayant déjà eu un petit avant-goût, quand on lui fit changer de partenaire, de ce que cela veut dire quand les ambulanciers se posent en Dieu et décident qui, parmi la vermine des bas-fonds, mérite la survie – et qui on laisse crever sans assistance ultérieure, selon l’idée qu’ils l’auraient bien mérité.
De retour à Cannes devant la caméra après un dernier travail de réalisation abyssal en compétition en 2021, Sean Penn campe ici un ambulancier vétéran qui, cure-dent en coin de bouche – on a toujours peur qu’il va l’avaler et s’étouffer avec, mais, rassurez-vous, s’il passera bien de vie à trépas, ça se fera plus spectaculairement – prodigue ses conseils au jeune Cross, incarné par un Tye Sheridan en figure angélique, les deux constituant l’épicentre d’un univers presque aussi rempli de testostérone que celui de Manodrome de l’Australien John Trengrove.
Si formellement, „Black Flies“ assume sa radicale noirceur et nous baigne de façon convaincante dans une virée de ce qu’il y a de plus cauchemardesque, plusieurs choses font tâche au tableau: d’abord, qu’il s’agisse de méchants russes ou d’une bande de latinos hyper-agressive, les marginaux sont presque invariablement des étrangers.
Ensuite, les rares personnages féminins – l’ex de Rutkovsky, l’amante de Cross – ne servent jamais que de baromètre d’humeur des deux personnages principaux et sont tellement effacés qu’on aurait préféré que le film les délaisse tout à fait – ç’aurait été plus honnête.
Enfin, la fin du film, lors de laquelle Sauvaire abuse un peu de la symbolique christique – comme s’il n’avait pas suffi de faire porter, à un personnage au prénom déjà chargé de symbolique chrétienne, une veste affublée d’ailes qui n’aurait pas déplu à Ryan Gosling dans „Drive“, la rédemption finale de Cross, avec force musique patriotique et une séquence un peu larmoyante où, par métonymie, l’ambulancier s’excuse du traitement à l’emporte-pièce de tous les déchus et laissés-pour-compte de la ville, est vraiment too much. Il y a d’autres moyens, narratifs et formels, pour faire sortir un personnage d’un boyau de noirceur.
Tout cela est d’autant plus dommage que l’esthétique du film, conséquente et sa façon, impitoyable, de montrer un monde en loques et de faire le portrait d’un microcosme où se négocient des choix éthiques dans un pragmatisme de tous les moments, était plus qu’intéressante.
Le désert qui nous habite: „Les Herbes sèches“ de Nuri Bilge Ceylan
Samet (Deniz Celiloglu), professeur d’arts plastiques dans un patelin enneigé d’Anatolie ne pense qu’à une chose: quitter le bled où il a échoué et pour lequel il n’a que mépris. L’ennui qui le taraude, la monotonie d’un quotidien passé à enseigner les rudiments du dessin à des jeunes dont aucun, il le leur dira clairement, terminera artiste ou à discuter avec son colloc Kenan, un „trouillard“ qu’il tient en petite estime, sa vie émotionnelle aride, toute cette vie sèche et vide est comme symbolisée à travers ces vastes plaines de neige, le village étant pris dans un étau de blancheur au point qu’on se croirait plutôt dans „Fargo“ qu’en Anatolie, même si le ton du film n’a rien de l’humour cynique des frères Coen – lors de certains passages en voix off, la mélancolie désespérée de Samet fait inévitablement penser à „Neige“ d’Orhan Pamuk.
Seules à égayer quelque peu ce quotidien morose, Sevim, une élève modèle qu’il choie particulièrement, peut-être un peu trop, et l’arrivée au village de Nuray, artiste comme lui, militante de gauche qui a perdu une jambe dans un attentat-suicide et à qui il commence d’abord, comme par lassitude, à faire la cour avant de suggérer à son colloc Kenan qu’il pourrait bien la draguer, lui. Quand la jeune femme commence à s’enflammer pour Kenan et que Sevim et une amie déposent plainte contre Samet et Kenan pour comportements inappropriés, la misanthropie intrinsèque de Samet le pousse à se transformer en monstre manipulateur, qui commence non seulement à abandonner ses méthodes éducationnelles un peu plus progressistes et à rabaisser ses élèves, mais encore à briser l’idylle naissante entre Nuray et Kenan en s’immisçant dans leurs vies et en montrant qu’il sait être plus séducteur, plus intelligent, plus intéressant que son rival.
De retour à Cannes après „Le poirier sauvage“, film-fleuve poétique et bavard à qui manquait peut-être une tension dramatique qui reliait les différentes digressions, Nuri Bilge Ceylan propose, avec „Les herbes sèches“, le portrait nuancé d’un parfait misanthrope qui trouve dans les agitations sociétales la confirmation d’une vision pessimiste du monde à qui il s’évertue de donner vie en manipulant à tout-va et en ne cessant de se poser en victime d’une société qui l’ennuie tant qu’il se permet de l’agiter, de créer autour de lui de la tension dramatique, à transposer sa propre vision du monde, profondément mélancolique, voire misanthrope au réel – tu découvriras, s’adressera-t-il en pensée à Sevim, que „la réalité est aussi implacable qu’ennuyeuse“ –, à pousser autrui dans ses retranchements pour avoir la preuve que le monde et les hommes sont bien aussi laids qu’il le pensait.
C’est peut-être pour cela que, pendant une scène époustouflante, il pousse une porte, sort littéralement du film, arpente le set de tournage pour renter ensuite dans un autre élément de décor, une salle de bain, où il se regarde, sans complaisance pour une fois, dans le miroir avant d’avaler du viagra, comme pour nous dire qu’il a besoin de ça pour éprouver quoi que ce soit, pour que le réel l’excite, le fasse bander, que tout est factice, chez lui, qu’il ne fait que jouer la comédie, que la vie, pour lui, n’est, comme dans „Birdman“, qu’enchaînement de coulisses et de faux décors.
C’est aussi l’un des premiers longs-métrages à traiter une histoire de harcèlement – sur une mineure, qui plus est – de façon nuancée, et qui ose la désancrer du contexte actuel, hystérisant, pour montrer même de l’indulgence envers cette fille qui fait une fausse déposition de plainte, qui a peut-être vu ou ressenti, chez l’enseignant, des intentions moins louables que celles dont il se parait – à moins qu’elle ne les y ait plantées, qu’elle n’ait déclenché ce côté sombre qu’il essayait de cacher à autrui et à lui-même. Car même s’il trouve vide et mortifère le patelin d’Anatolie où il a échoué, qu’il considère mesquins et arriérés et mortifères ses habitants, et qu’il n’aspire qu’à tout fuir: où qu’on aille, on n’échappe jamais, au final, à soi-même, comme le lui dit l’intelligente Nuray.
Alors qu’il serait facile de voir en lui le portrait miniature d’un certain président turc tant il lui arrive d’être menteur, manipulateur, autoritaire, presque tyrannique, la subtile écriture de Ceylan tout comme le phénoménal jeu de Deniz Celiloglu font de Samet un personnage assez ambivalent pour être fascinant. Chez Ceylan, point de manichéisme – tout comportement résulte de blessures narcissiques, d’un sentiment de rejet, d’une crainte, d’une déception. C’est ce qui fait de ce film une belle et sombre méditation sur nos existences, dont le seul gain serait „le désert qui nous habite“, tout comme un portrait subtil d’un écorché qui se transforme en manipulateur.
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