Scandale médiatique / Gaeng, Gaeng, she shot them down
Trois ans après la publication d’un premier livre sur l’affaire Lunghi, Catherine Gaeng revient à la charge avec une deuxième enquête, „Donc, nous avons menti au public – Dans la coulisse de l’affaire Lunghi/RTL/Bettel“, qui s’appuie sur les pièces de l’information judiciaire pour faire éclater au grand jour des informations tues au public. Si la verve ironique colore parfois un peu trop subjectivement le récit, le montage habile tout comme l’énergie investie à faire connaître les dessous d’un véritable scandale médiatico-judiciaire en font un texte important.
Tout commence avec une artiste luxembourgeoise qui se sent injustement traitée par le milieu culturel en général et le Mudam en particulier, dont le directeur, Enrico Lunghi, aurait refusé de l’exposer. A cette époque dorée, l’on savait encore vers qui se tourner en cas d’injustice flagrante: Marc Thoma et son „Nol op de Kapp“ accueillaient à bras ouverts des belligérants mécontents en tout genre.
Thoma envoie la pigiste Sophie Schram sur l’affaire, dont les travaux préparatoires ne sont pas exempts de tout reproche, pour le dire de façon euphémistique – ainsi, pendant l’émission, pour prouver que l’artiste Doris Drescher bénéficiait d’une notoriété que nul, et surtout pas Lunghi, ne devait ignorer, elle filmait un livre d’histoire de l’art qui dédiait quelques passages à l’artiste allemand Jürgen Drescher, ne réalisant pas – ou feignant de ne pas réaliser – qu’elle faisait erreur sur la personne.
Abasourdi par les questionnements à la fois incessants et dénués de travail de recherche, le directeur Enrico Lunghi, pourtant connu pour être quelqu’un de calme, finit par s’emporter, abaissant le micro que tendait la pigiste dans un geste il est vrai pas très élégant. L’affaire aurait pu s’arrêter là – sauf que, après que l’émission originale fut projetée, un reportage est publié par RTL, qui affirme – faussement, comme on le constatera plus tard – qu’une journaliste a porté plainte contre Lunghi, et au cours duquel le montage des images et du son fait apparaître le directeur du Mudam de façon peu avantageuse. Pis, la pigiste apparaît soudain un bandage au bras et fait savoir qu’elle souffre de douleurs – un certificat médical délivré une dizaine de jours après l’entretien est là pour en attester (ou pour renforcer d’emblée l’impression qu’il y a là quelque chose qui cloche affreusement, plutôt).
Contrecarrer la lenteur de la justice
Après les inculpations aussi empressées qu’insensées du premier ministre Xavier Bettel, qui était alors ministre des Médias et ministre de la Culture, et le peu de confiance accordé par le CA du Mudam à son directeur, Enrico Lunghi démissionne. La pression monte, RTL sera obligé de montrer les rushes – donc les images non montées de l’émission – et le public se rend compte qu’il a été berné. C’est bien du Relotius avant l’heure (pour une fois que le Luxembourg aura été un précurseur dans quelque chose, on s’en serait bien passé). Enrico Lunghi dépose une plainte contre X et, après que l’on se fut empressé de calmer la situation, espérant que le public oubliera l’affaire et suivra sans broncher la nouvelle direction du Mudam, le silence retomba peu à peu sur l’affaire. C’était sans compter sur l’intrépidité et la vaillance de Catherine Gaeng, historienne et épouse d’Enrico Lunghi.
Après que son premier texte, „Lynchage public et abus de pouvoir“ eut fait la lumière sur le déroulement précis de l’affaire et que le dernier roman en date de Guy Helminger, „Die Lombardi-Affäre“, l’avait fictionnalisée, Catherine Gaeng revient donc avec un deuxième livre, qui se targue de porter à la connaissance du public la coulisse de l’affaire.
Au moment de finir son premier livre, l’autrice n’avait pourtant pas prévu de revenir sur cette bien triste histoire, à la fin de laquelle le public avait dû réaliser que les images pouvaient mentir (tiens donc) et que si tout journaliste, pour quelque média qu’il travaille, doit effectuer un choix dans sa façon de montrer, de structurer, de raconter le réel, il y a des limites à respecter afin d’éviter que, plutôt que de reproduire une version certes toujours narrativisée de la réalité, on n’en finisse par la fabriquer de toutes pièces, cette réalité.
„J’ai écrit le premier livre parce que j’étais persuadée qu’il fallait laisser une trace et de l’affaire et de sa couverture médiatique“, explique l’autrice. „Il n’y a rien de plus vieux qu’un journal de la veille et je me suis dit qu’en rassemblant les articles publiés sur cette affaire, j’élaborerai une archive. A cette époque, je pensais que le chapitre suivant serait écrit par la justice, puisqu’Enrico avait porté plainte. Sauf que la justice, c’est très lent. La preuve? Cinq ans après l’affaire, on attend toujours. J’ai réussi à me procurer le dossier de l’instruction, qui a révélé quelques énormités et, après l’avoir décortiqué, j’en suis arrivé à la conclusion que, contrairement à certaines affaires criminelles où il faut protéger les acteurs impliqués, où il importe donc de faire jouer un secret judiciaire, là, sur le coup, l’affaire était éminemment publique et qu’elle méritait par conséquent d’être portée à la connaissance du public, une fois l’instruction bouclée bien entendu.“
Et en effet, c’est quelque chose qui ressort de ce deuxième opus, ceux qui à l’époque cherchaient tellement à la rendre publique, cette affaire, sont dorénavant ceux qui font tout pour l’étouffer, recourant à des procédures judiciaires pour retarder encore et encore le moment fatidique du jugement.
Relotius et l’affaire Lunghi/RTL/Bettel, même combat?
„Pour moi, il y a deux victimes dans cette affaire: Enrico et le public. J’ai commencé à écrire mon deuxième opus au moment de l’affaire Relotius. Si l’on regarde un peu comment la maison d’édition du Spiegel réagit, il faut dire qu’ils ont agi de façon juste: ils découvrent qu’un journaliste bidonne ses reportages et ils commandent, tout comme la CLT-UFA l’a fait pour l’affaire Lunghi, un audit. Mais contrairement au Spiegel, qui a rendu cet audit public, la CLT-UFA refuse de le publier. Ce faisant, on refuse au public luxembourgeois la connaissance des faits, qui reste aux mains de la seule enquête judiciaire, laquelle a été menée par des policiers, des juges, des greffiers, des avocats, donc des gens qui sont liés au secret professionnel, ce qui fait que le déroulement de l’enquête ne sortira jamais au grand jour. Tout ce qui est dit dans l’instruction ne sort pas pendant un procès, si procès il y a, déjà. Pourtant, je pense que cette affaire nous concerne tous – et que le public a le droit de savoir ce que j’ai découvert lors de mes recherches.“
Après un résumé de l’affaire, Catherine Gaeng nous embarque, avant de se consacrer au dossier de l’instruction, pour un détour par la culture, détour lors duquel l’autrice décrit et critique l’évolution du Mudam vers un musée plus classique, tout en évoquant d’inquiétantes démissions dans l’équipe et le choix fort critiqué de démanteler l’incontournable „Chapelle“ de Wim Delvoye pour y aménager un espace pour les enfants – un espace dont on a vite soupçonné, pour abriter une cuisine, d’être là pour des festins où les Big Four engloutiraient des petits fours et autres verres de champagne.
„On peut la défendre, cette nouvelle direction, mais je maintiens que le Mudam n’en a pas les moyens“, explique Gaeng. „C’est lors de l’exposition Anri Sala au Mudam que j’ai su qu’elle leur avait coûté très cher à cause de l’installation. J’ai effectué des recherches et constaté avec sidération que tout ce qu’on nous a vendu comme des collaborations exclusives avec d’autres musées, c’était faux. Ils se contentent de racheter des expos et les curateurs qui sont là – et qui sont bons –, ne sont plus que des exécutants.“ Plutôt que de proposer des découvertes, on se contente d’importer ce que l’aficionado d’art aura déjà vu ailleurs. „On s’est très vite dirigé vers ce que voulaient Xavier Bettel et d’autres hommes politiques: transformer le Mudam en musée-prétexte où on puisse faire des fêtes. Et elles ont commencé bien vite, ces fêtes.“
Après ce détour qui montre la verve intacte de l’autrice, dont le bouquin prend parfois l’allure d’un véritable pamphlet gorgé de citations (on y voit notamment apparaître Bourdieu et Clemenceau), le texte aborde la pièce de résistance et nous amène tour à tour dans les bureaux de la police judiciaire, dans le cabinet de la juge d’instruction et dans les locaux de RTL Télé Lëtzebuerg.
Des attestations médicales dubitatives et des astuces rhétoriques à trois balles
Et ce que révèlent les différents documents que nous présente l’autrice, c’est, en partie du lourd. L’on y découvre en outre qu’au Luxembourg, afin de maintenir un effet-surprise, celui qui tombe victime d’une plainte n’en est pas informé jusqu’au moment de la convocation par la police – même dans des cas où l’objet de la plainte est assez diffus, comme ce fut le cas pour la plainte que Sophie Schram et sa mère déposèrent contre Catherine Gaeng.
L’on y apprend avec sidération que certains gens soi-disant professionnels – maître Pol Urbany et Marc Thoma, pour ne pas les nommer – sont tellement peu familiers des ficelles du métier de journaliste qu’ils ont oublié qu’un micro enregistrait des propos racistes d’une bêtise rare qu’ils tenaient à l’encontre de l’ancien directeur du Mudam, propos saupoudrés de commentaires ironiques sur la personne de Sophie Schram, qui laissent entendre qu’ils n’y croyaient pas une seconde, aux maniganceries et péripéties médicinales de la pigiste.
Le texte révèle encore qu’une attestation médicale peut à la fois déclencher l’amnésie de la docteure qui l’avait signée et faire l’objet d’un nombre d’incohérences bluffant. Que, pour se défendre de leurs implications, certains ont recouru aux plus énormes inepties, à des astuces rhétoriques à trois balles et autres ruses judiciaires farfelues (et que ces astuces peuvent fonctionner).
Que des personnes dont la culpabilité dans l’affaire a quasiment été triplement établie lors des différents moments de l’enquête ont su se déresponsabiliser en recourant entre autres au principe dit de la responsabilité en cascade, qui voudrait que, plus on est en haut d’une échelle hiérarchique, plus il est facile de passer la balle à un étage hiérarchique plus bas – et qu’en gros, alors que la culpabilité d’un Alain Berwick (alors directeur général) a été prouvée, ce sera peut-être au directeur des magazines et directeur d’antenne Steve Schmit, qui s’opposait à la diffusion des reportages, d’en payer les frais. Pour résumer, l’on y découvre que certaines lois semblent être faites pour protéger certaines personnes au détriment d’autres.
On vous laissera découvrir ces énormités dans leurs détails – car en dépit du caractère parfois un peu aride de la matière, ce qui est dû aux nombreuses citations issues de l’instruction pénale, et en dépit d’un certain nombre de redondances, inévitables pour que le lecteur soit confronté aux assertions parfois contradictoires des impliqués dans l’affaire, le livre se lit presque comme un whodunnit, grâce à un humour caustique bien senti et un effort de structuration habile, qui assimile l’approche documentaire de Gaeng à celle d’une Florence Aubenas (en moins objectif toutefois).
Vers une universalité du propos
Ainsi, Gaeng commence avec les enquêtes de la police judiciaire et la juge d’instruction („parce que là, ils pouvaient encore mentir“) et finit sur l’audit, où „il y a avait des témoins concrets“ et où, du coup, les faits éclatent au jour de façon moins ambiguë, du fait d’un recoupement de versions qui fait perdre en crédibilité les assertions d’aucuns. C’est très habile et montre qu’on peut donner une structuration toute personnelle à un récit sans pour autant berner le lecteur.
„Cette affaire, c’est un micro abaissé. Ça n’aurait jamais dû donner une affaire – mais que cinq ans après ça ne soit pas encore jugé laisse pantois. Car il y a des gens qui travaillent dessus, qui investissent beaucoup de travail dans cette affaire – et pendant qu’ils font ça, ils ne peuvent pas travailler des choses peut-être plus graves. Il ne faut pas oublier qu’Enrico a face à lui six avocats – un par personnage inculpé – et que ces avocats ont tous contribué à retarder l’affaire“, explique l’autrice.
Info
„Donc, nous avons menti au public“ – Dans les coulisses de l’affaire Lunghi/RTL/Bettel, par Catherine Gaeng, 2021, 20 euros
Partant de ce qui aurait dû n’être qu’un simple fait divers anecdotique, ce deuxième essai réussit, dans ses meilleurs moments, à parler de la liberté de la presse, de la fabrication de la réalité par des médias sans scrupules, de la crédulité du public et de la lenteur quelque peu sclérotique d’un système judiciaire dont certains savent tirer leur épingle du jeu et, s’y attardant, gagne en universalité.
Pour cela, il est d’autant plus dommage que parfois, le cynisme l’emporte et qu’on sent quelques coups d’ad hominem qu’on peut certes tout à fait comprendre, mais qui paraissent parfois un peu hyperboliques. Ainsi, l’autrice s’acharne parfois un peu trop sur le manque de discernement et le peu d’intelligence de Sophie Schram et, si ses formulations sont pertinentes et non dénuées de punch, l’on ne peut s’empêcher de penser, au vu de l’évolution de la carrière de cette ancienne pigiste reconvertie en prof de lycée – un chapitre du livre retrace ce parcours professionnel, tout en trébuchements et en plaintes infondées –, qu’une description plus neutre de ce parcours aurait été plus percutant encore. Quant à son évocation de Pol Urbany, qui est déjà tiré d’affaire, on comprend très bien la colère qui a dû animer l’autrice.
Les risques encourus
Malgré les risques encourus – si son mari a six avocats devant elle, ceux-ci devraient s’intéresser de près à son livre et nous savons de source sûre qu’il y en a un qui n’a pu s’empêcher d’envoyer une missive flamboyante à l’autrice –, Gaeng ne regrette pas la publication du livre: „Je ne me sens pas comme la justicière de mon mari, même s’il y a certainement un peu de ça aussi. Mais avec les emmerdements que je risque, je me suis posé la question: qu’est-ce que je fais? D’un côté, il y a l’article huit du code de procédure pénale, qui vise le respect du secret de l’instruction, de l’autre côté, il y a le paragraphe un de l’article dix de la Convention européenne des droits de l’homme, qui touche au droit à l’information, même s’il faut préciser que dans le paragraphe deux, ce droit est contraint par certaines limites, comme le fait qu’on ne peut pas porter atteinte à la vie privée. La balance a penché en faveur du droit à l’information. Parce que j’estime que le public a le droit de savoir.“
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