Echos du tragique / „Habiter le temps“ de Rasmus Lindberg au Grand Théâtre
Dans „Habiter le temps“, trois drames relationnels qui se déroulent à trois époques différentes sont joués conjointement sur scène. Réflexion intelligente sur la pérennité du dysfonctionnement relationnel et de la difficile émergence de la vérité dans les tragédies familiales, la pièce gagne encore en profondeur dans sa mise en scène dynamique, brillamment chorégraphiée, de Michel Didym.
Elles sont trop rares, ces fictions qui donnent à sentir que la forme choisie pour raconter une histoire n’est jamais innocente, qu’elle détermine même l’histoire narrée et, a fortiori, le réel qu’on se forge. Alors que la plupart des fictions se contentent d’une narration ou bien linéaire avec quelques retours en avant et en arrière plus ou moins dynamiques ou alors éclatée – et c’est au lecteur ou au spectateur de rapiécer la chronologie –, peu nombreuses sont ces histoires qui mettent en avant notre rapport au temps en bousculant les codes classiques de la narration.
Cousin lointain de „Memento“, „Habiter le temps“ raconte trois histoires réparties sur trois époques mais qui, sur scène, et c’est là toute l’originalité, voire l’ingéniosité de la chose, se déroulent en même temps. Les histoires, de facture a priori classiques, sont typiquement scandinaves, au sens qu’on sent l’influence d’un auteur comme Henrik Ibsen peser sur les trois nœuds tragiques de la pièce – sur les trois niveaux temporels, le spectateur assistera à chaque fois à un moment de crise d’un couple.
En 1913, Kristin (Irène Jacob) et Erik (Eric Berger), viennent de donner naissance à Stefan. Le couple se chamaille parce que Kristin, découvrant des lettres adressées à une amante, réalise qu’Erik l’a trompée. Cette dispute culminera sur un terrible accident domestique, qui mutilera à jamais leur fils Stefan. Plus d’un demi-siècle plus tard, en 1968, ce même Stefan (excellent Jérôme Kircher), âgé de 55 ans, retourne dans sa maison d’enfance pour affronter les fantômes de son passé. C’est tout du moins l’idée qu’a en tête sa thérapeute Caroline (Julie Pilod), qui l’y accompagne – et qui ne s’attendait peut-être pas que Stefan lui fasse une déclaration d’amour.
Cette séance thérapeutique marquera le début d’une relation dont naîtra une enfant, Myriam (Catherine Matisse), qui, des années plus tard, en 2014, fait découvrir la maison familiale à sa jeune copine Hannele (Hana Sofia Lopes), qui porte leur premier enfant et avec qui elle emménagera dans la vaste demeure. Hantée par le passé familial, Myriam se croit condamnée à répéter les erreurs de ses ancêtres, puisqu’elle ne cesse de tromper Hannele.
Les époques changent, les mesquineries restent, qu’on voit se répéter à tous les niveaux: alors qu’ils se disputent une garde hypothétique de l’enfant, Erik menace de révéler au grand jour que Kristin picole. Après avoir couché avec Stefan, Caroline, qui est mariée à un thérapeute abusif, prend peur que son patient n’en profite pour la faire chanter – une pensée qui prendra tout son temps pour mijoter puis maturer dans l’esprit du vieux solitaire qu’est Stefan. Enfin, le futur enfant d’Hannele deviendra un enjeu central dans la crise qu’affronte le couple, crise que le passé et la maison familiale viendront comme raviver.
Dans „Habiter le temps“, tout couple n’est que chantage affectif ou réel, dépendance affective ou réelle, et les erreurs des générations se transmettent d’époque en époque, soit que nos gènes contraignent notre liberté comportementale, soit qu’un événement traumatique premier ne se réverbère longuement à travers le temps, soit enfin que la seule pérennité du genre humain, ça soit sa propension au mensonge, à la mesquinerie, à l’infidélité. Pourtant, une des questions centrales de la pièce tournera autour de la possibilité de briser cette malédiction, question que le monologue final d’Hannele viendra élucider.
Enchevêtrements et recoupements
En présentant conjointement sur scène les trois couples, Lindberg montre non seulement la pérennité des dysfonctionnements relationnels, mais opère aussi un montage subtil où la relativité de la notion de vérité est engagée. Alors que Myriam raconte à Hannele que sa mère fut immonde envers son père, le spectateur connaîtra les vraies raisons de ce comportement, de même que ce que Stefan croit savoir quant à l’accident qui l’a défiguré ne correspond pas tout à fait à la vérité: chacun croit ce qu’il veut ou ce qui l’arrange, les autres couples sont toujours opaques et parmi les nombreuses versions du réel qui circulent, nous choisissons souvent de manière intuitive celle qui donne le beau rôle à la personne que nous estimons le plus.
A travers la juxtaposition de différentes strates temporelles, la vérité émerge comme un difficile processus de reconstruction au sein même des croyances, des fantasmes, des convictions intimes de chacun. Il faut voir le dispositif narratif à l’œuvre: les trois niveaux temporels sont joués conjointement et la transition, très rapide, entre les trois microcosmes fictionnels se fait souvent à travers des mots ou des phrases qui se répètent d’une situation à l’autre, phrases qui deviennent alors des embrayeurs d’univers.
Au départ, ce ballet – car il s’agit d’une chorégraphie subtile, orchestrée de main de maître par Michel Didym, dont la mise en scène fluide, dynamique et élégante est époustouflante la plupart du temps – peut paraître confus, puisque le spectateur doit se familiariser avec trois univers différents, qui s’enchevêtrent et se télescopent. Pourtant, et c’est fort impressionnant, au bout de cinq minutes, le dispositif se clarifie et c’est avec le suspens d’un whodunnit qu’on suit l’évolution des différentes trames imbriquées qui peu à peu découvrent les zones d’ombres et les points aveugles d’une tragédie non pas en train d’advenir, mais toujours déjà advenue, un peu comme dans „Le petit Köchel“ de Normand Chaurette, une tragédie qui se rejoue et se répète sur scène à travers différents prismes.
Lors d’une scène de pardon paroxystique, le dispositif atteint ses limites, qui perd en subtilité quand les trois générations se mettent sur une table pour se parler plus directement – si ce dialogue fonctionne moins bien, c’est que l’impression qu’ont eue les personnages des différentes époques de frôler quelqu’un d’invisible, d’entendre les fantômes de leurs aïeux, est ici renforcée, mais que d’un point de vue sémantique, la scène n’aboutit pas et paraît un peu trop construite.
Le jeu des acteurs peut d’abord paraître un peu inégal – mais cette inégalité est trompeuse, puisque Didym semble aussi se faire réverbérer trois façons, inscrites dans leur époque, de pratiquer le jeu théâtral. Là où Kristin et Erik, responsables du drame original, s’adonnent à une certaine grandiloquence, le jeu de Catherine Matisse et de Hana Sofia Lopes, très drôle par moments, nous paraîtra plus naturel, puisque mimétiquement plus proche de nous, tout se passant un peu comme si les costumes d’époque (Jean-Daniel Vuillermoz) déterminaient aussi le jeu des acteurs.
Les trois récits prenant place dans un décor unique – la maison hantée, qui agit presque comme un personnage à part –, la scénographie prend une importance de premier plan. Signée Clio Van Aerde, elle reste assez naturaliste, représentant une vieille maison dont on croirait entendre craquer les lattes de bois, son aspect peut-être un peu sagace faisant ressortir avec plus de force ce tableau de cheval peint par Kristin, dont on n’a de cesse d’évoquer la laideur et qui sera pourtant au centre du dénouement tragique.
Réflexion sombre (mais pas désolante) sur le couple, évocation poétique du temps qui passe, texte au jeu formel puissant, Habiter le temps convainc aussi, dans la mise en scène de Didym, par sa chorégraphie dynamique, intelligemment rythmée. Dommage qu’en ces temps de limitations du nombre de spectateurs, on n’ait eu droit qu’à deux représentations.
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