Témoignages / Historien·ne·s cherchent soignant·e·s
Le professeur d’histoire à l’Université du Luxembourg Benoît Majerus, a lancé #yeswecare, un projet d’histoire orale visant à recueillir la parole des soignants dans les moments historiques que nous traversons.
Depuis le début de la pandémie, l’histoire, comme discipline, a souvent été appelée en renfort pour replacer le coronavirus à sa place dans l’histoire des pandémies. Elle a décrit les différents contextes sanitaires mais aussi sociétaux qui les ont fait surgir. Elle a aussi souligné que la sensibilité à la pandémie diffère en fonction des époques: l’historien Patrice Bourdelais rappelait récemment que la grippe de Hong-Kong a tué des dizaines de milliers de personnes en France entre 1968 et 1970, et environ 1 million dans le monde, sans que personne ne s’en souvienne encore aujourd’hui.
Toutefois, l’histoire a aussi un rôle à jouer au coeur de l’événement. Un rôle de collecte des documents produits mais aussi de créations de nouvelles sources compilées sur le vif, afin de rendre possible de nouveaux types de recherche à l’avenir. C’est dans ces circonstances que l’histoire orale prend tout son sens et peut espérer être débarrassée des soupçons de distorsions de mémoire qui pèsent en général sur les témoignages recueillis longtemps après les faits.
Questions ouvertes
Jusqu’alors, ce sont les attentats qui avaient suscité des expériences d’histoire orale en direct, ou en léger différé. Moins d’un mois après les attentats du 11 septembre 2001, l’Université Columbia pilotait une vaste entreprise de mémoire sur le vif, qui a permis de collecter le témoignage de 600 New-Yorkais touchés de près ou de loin par l’événement. Les attentats des mois de janvier et novembre 2015 en France ont donné lieu aussi bien à la collecte de dessins et écrits réalisés sous le coup de l’émotion qu’au lancement l’année suivante d’un projet pluridisciplinaire ambitieux, étalé sur dix ans, par lesquels l’histoire et la neuropsychiatrie associent leurs efforts pour comprendre les liens entre mémoire individuelle et mémoire collective, éclairer les traumatismes et les mécanismes de résilience.
Le projet #yeswecare lancé en début de semaine par le professeur d’histoire de l’Université du Luxembourg Benoît Majerus est plus modeste mais non moins pertinent. Ce spécialiste de l’histoire de la médecine a eu l’idée de collecter de témoignages de membres du personnel médical et soignant durant la crise au Luxembourg. A la différence du projet sur les attentats de 2015, il n’y a pas ici d’hypothèse de recherche prédéfinie. Les questionnaires sont très ouverts pour permettre de récolter des témoignages les moins dirigés et donc les plus larges possibles, à même de documenter le vécu et les émotions des questionnés. L’interview commence par le récit du dernier mois et s’achève par une projection de l’enquêté un mois plus tard. Entre les deux, les six historien·ne·s du C2DH qui travaillent sur le projet bénévolement, peuvent s’inspirer d’un catalogue de questions dressé par l’Université d’Indiana pour un projet similaire auquel #yeswecare est associé.
Les interviews conduites à distance sont plutôt courtes (15-20 minutes) mais répétées tous les quatre jours de manière à constituer un journal de bord audiovisuel. Cette répétition fait d’ailleurs l’originalité du projet par rapport à des initiatives similaires lancées à travers le monde. „Nous partons de l’idée que c’est une crise dont on ignore la fin, que les mots employés mais aussi les projections dans le futur changent au fil du temps, et en fonction du niveau auquel on se trouve“, explique Benoît Majerus.
L’entretien n’étant pas dirigiste, les témoignages varient selon la fonction de l’interviewé·e. Les personnes interrogées font partie du personnel soignant au sens large. Il ne s’agit pas forcément de gens directement en contact avec des patients atteints du Covid-19. Pour l’heure, les cinq personnes qui ont accepté de se confier, par bouche-à-oreille, sont aussi bien médecin, employé-e de pompes funèbres qu’infirmier de prison. Le but est de varier les différents angles de vues. Chacun des six historien·ne·s bénévoles pouvant accompagner deux personnes, en imaginant avec les possibilités de renfort, le but serait de suivre 15 personnes.
Pour la Deuxième Guerre mondiale, on en est encore à collecter des journaux personnels. Beaucoup sont perdus. Alors, pour cette pandémie, on essaie de le faire maintenant.professeur d’histoire à l’Université du Luxembourg
Géographies mouvantes
„Pour la Deuxième Guerre mondiale, on en est encore à collecter des journaux personnels. Beaucoup sont perdus. Alors, pour cette pandémie, on essaie de le faire maintenant“, justifie Benoît Majerus. Intervenir dans le vif de l’événement, c’est aussi pouvoir recueillir les émotions avant leur altération. Des premiers témoignages affleurent des sentiments forts comme la peur et la solidarité. Mais les intérêts de l’historien sont théoriquement nombreux. Et d’autres spécialistes pourraient être aussi intéressé·e·s à ce matériel.
Benoît Majerus est aussi curieux de voir l’évolution de ce qu’il appelle la géographie des personnes interviewées. „On parle d’une pandémie globale mais, si l’on devait faire une géographie de ce à quoi pensent les gens quand ils pensent à la pandémie, c’est très concentré sur la Chine et l’Italie. On peut s’imaginer que peu à peu cela va changer, d’autres géographies vont se mettre en place.“
Il aurait pu être pertinent de s’intéresser à d’autres métiers, convient Benoît Majerus, comme ceux mis en avant ces derniers temps, que ce soit dans le ramassage des poubelles ou les supermarchés. Le projet interdisciplinaire d’histoire orale et écrite lancé par l’Université de Columbia pour documenter le combat contre la pandémie à New York, dans ce qui est son deuxième projet du genre depuis le 11 septembre, prévoit de réunir 1.000 témoins dont 200 interviewés régulièrement.
Un travail aussi complet d’histoire orale permettrait notamment de vérifier l’hypothèse qui taraude Benoît Majerus et qui était la sienne dans l’ouvrage qu’il avait consacré en 2019 aux patients morts en service psychiatrique durant la Première Guerre mondiale (Vulnérables: Les patients psychiatriques en Belgique), à savoir qu’en période de crise la solidarité nationale ne fonctionne plus et les inégalités se renforcent. L’historien cite d’ailleurs un article du New York Times sur l’utilisation du métro avant le lockdown en fonction des classes sociales. Les 10% les plus pauvres ont pris le métro quatre jours plus tard que les 10% les plus riches. Qu’il soit dû à la nécessité ou au manque d’information, ce phénomène augure d’un plus grand nombre de contaminations et de mortalité chez les moins aisés.
„On aurait pu travailler sur comment la pandémie change le travail de journaliste ou le boulot du chercheur“, imagine encore Benoît Majerus. Il en sait quelque chose. Il était parti en début d’année pour la Californie pour une année sabbatique à l’Université de Berkeley qu’il devrait consacrer à la rédaction d’une histoire de la place financière. Elle s’est brutalement achevée à la mi-mars. L’historien est alors rentré en catastrophe en Europe. Pour se rapprocher de ses enfants, désormais privés d’école, mais aussi pour ne pas se retrouver confiné aux Etats-Unis durant cette période, à la merci d’un système de santé américain dans lequel, dit-il, il n’a aucune confiance. Les historiens, non plus, n’échappent pas à l’histoire.
Avis aux amateurs
Le projet #yeswecare est encore à la recherche de dix participants. Dans un premier temps, les interviews ne sont pas destinées à être rendues publiques. Une fois le projet de collecte terminé, les personnes interviewées peuvent décider de rendre leurs témoignages publics en les intégrant dans la plateforme covidmemory.lu ou, au contraire, de réserver leurs témoignages à des projets de recherche. Dans les deux cas, les chercheurs doivent demander une autorisation spécifique à chaque personne interviewée. Les personnes actives dans le domaine des soins au Luxembourg qui sont intéressées peuvent s’adresser par mail à benoit.majerus@uni.lu.
Deux autres projets
Deux autres projets en lien avec le Covid-19 sont réalisés au sein du Centre pour l’histoire contemporaine et digitale (C2DH) de l’Université du Luxembourg. Un premier projet lancé le 15 mars par Frédéric Clavert, professeur assistant en Histoire contemporaine et spécialiste des réseaux sociaux numériques, consiste à prélever les traces écrites de cette première „pandémie connectée“, par une collecte de tweets en français, incluant le hashtag covid19 depuis le dimanche 15 mars. „Twitter est (…) une plateforme paradigmatique de notre temps, de sa constante quête de mise à jour, d’actualité, de vie en direct. Et c’est bien l’interaction entre ce présent se mettant à jour en permanence sur Twitter et la portée historique de cette pandémie qui aboutit à cette construction en direct des mémoires de ce même événement“, écrit le chercheur. Le troisième projet consiste dans la collecte d’écrits et d’objets en lien avec la pandémie. Renseignements: https://www.c2dh.uni.lu/
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