Rentrée littéraire / „Il n’y a pas de si“: „Vivre vite“ de Brigitte Giraud
Dans une autofiction aussi courageuse que triste, Brigitte Giraud retrace les circonstances de la mort tragique de son mari Claude en énumérant toutes les conditions qu’il fallait réunir pour que l’accident de moto qui lui a coûté la vie ait bien lieu, laissant toujours entrevoir ces mondes possibles où elle aurait pu continuer à vivre (vite ou non) avec lui.
Dans le titre du roman, une absence, une ellipse, un manque, un écho fantôme de quelque chose qui ne suit pas, qui ne suivra plus, puisqu’il est issu d’une citation imputée à Lou Reed et dont la version originale devra être connue à tous : „Live fast and Die Young“. Vivre vite et mourir jeune.
Cette injonction, Claude, le mari de Brigitte Giraud, serait tombée dessus dans un livre qu’il aurait lu peu avant son accident tragique, que l’autrice a commencé à feuilleter lors de la nuit qui a suivi le décès de son mari et dans lequel des phrases comme „Jouer au méchant“ ou „Tout saloper“ l’ont fait tiquer, tant elles prenaient un sens ironique au vu des circonstances, tant elles résumaient aussi ce mari pris, au moment de l’accident, entre une vie bourgeoise – le couple vient d’acquérir une maison, lui travaille dans une discothèque à Lyon, quand il ne passe pas ses nuits à écrire des articles pour le Monde – et un côté punk-rock qui faisait son charme et dont il rechignait à se dépêtrer – plutôt que de discuter acquisition immobilière, il préférait les duels (un peu puérils) entre Oasis et Blur, quand il n’allait pas trafiquer sa moto dans son garage.
Au moment où un promoteur sans scrupules – un pléonasme, je le concède – l’oblige à vendre la maison qu’elle avait achetée avec son mari et dans laquelle elle n’a jamais vécu avec lui, une maison jadis plantée en zone verte et qui devra à présent faire place pour qu’on puisse tracer une route – l’ironie du sort – dans un quartier à vocation, Brigitte Giraud décide d’enquêter sur la mort de son mari, d’élucider les circonstances de cet accident de moto qui a fait chavirer sa vie.
Pour ce faire, elle dresse la liste de tous les menus événements, de tous ces rien du tout qui ont conduit à l’inévitable – le tragique étant bien le résultat de cette combinatoire entre l’infiniment insignifiant et l’inéluctable absolu. Clément Rosset en parle quand il décrit, dans „Le réel. Traité de l’idiotie“, avec Malcolm Lowry, comment le colonel alcoolo de „Under the Volcano“ titube à travers le roman. Lowry écrit sur sa démarche: „somehow anyhow“.
Pour Rosset, c’est ça le réel: il est nécessaire qu’il y ait quelque chose, qu’il y ait du réel, que quelque chose ait lieu – c’est le somehow – mais ce qui arrive au juste, sur cette toile du réel, est soumis à la loi du hasard le plus total, car tout y est matière à réel – anyhow.
Should I Stay or Should I Go
Dans la vie de l’autrice, ce hasard a mené à la mort de son grand amour. Et s’il est clair qu’il n’y a pas d’explication à ce décès abrupt, elle essaiera de s’y prendre, multipliant les pistes, les hypothèses – et si elle n’avait pas insisté pour acheter la maison? Et si elle en avait eu les clés plus tard, de la maison? Et si elle n’était pas partie à Paris faire les services presse de son deuxième roman „Nico“, que son mari ne lira donc jamais, qui restait seul chez eux avec leur fils? Et si sa mère n’avait pas glissé à son frère, qui ne savait pas où la garer, sa Honda 900 CBR Fireblade – une bécane japonaise interdite à la circulation au Japon mais autorisée eu Europe – que sa sœur les avait eues plus tôt, les clés de la maison? Et si le frère ne l’avait pas entreposée dans cette nouvelle maison, donnant des idées de vitesse à un Claude seul chez lui?
Dans son raisonnement apparaîtront le non-décès de Stephen King, une chanson de Coldplay qui aurait pu sauver la vie de Claude – ce serait bien la première fois que Chris Martin aurait contribué à quelque chose de bien dans sa vie –, une ode au magnifique „Dirge“ de Death in Vegas, des analyses souvent assez dichotomiques et un peu poussives sur le néolibéralisme, quelques pages en trop sur la musique rock et la fascination pour les motards, une ironie mordante qui recouvre (mal) le chagrin – et beaucoup d’amour pour un homme parti trop tôt.
Chez Giraud, tout s’enchaîne, tout est lié par son obsession de reconstruire et donc de comprendre le passé – et c’est infiniment triste de sentir se dégager de ses phrases hypothétiques, de ce récit d’une réalité, d’une „vie au conditionnel passé“, une culpabilité intacte depuis plus de vingt ans, une tristesse et un amour qui sont comme ces habitants de Pompéi pris, immobilisés par la lave, son amour et sa tristesse pris dans la lave du tragique, immuables à jamais, toujours là malgré la vie qui reprend à un moment donné, qui reprend toujours.
„Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre“, écrivait Blaise Pascal, et s’il est vrai que le mari de Brigitte Giraud serait encore en vie s’il n’avait ressenti ce besoin des motards à se comporter „comme des abeilles impatientes“, de ne pas supporter l’immobilité, la lenteur, de vouloir vivre vite à tout prix, j’affirme que Pascal s’est trompé: car tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne peuvent pas se contenter, qu’ils n’arrivent pas à accepter le réel, qu’il leur faut en permanence l’entourer, ce réel, de mondes possibles où d’autres vies auraient eu lieu.
Et parfois, ils le font pour mesurer tout le bonheur d’avoir échappé à quelque désastre – mais souvent, ils s’imaginent ces mondes possibles pour mesurer à quel point le tragique est un enchaînement inébranlable, hasardeux, injuste, idiot, incompréhensible, de séquences accidentelles, dénuées de sens, sans aucune téléologie mais qui, prises dans cet assemblage injuste, prennent tout à coup le visage monstrueux du désastre.
Il n’y a pas de si, écrit Brigitte Giraud. Et oui, il n’y en a pas dans le réel, où tout existe, comme le dit Kundera, dans son insoutenable légèreté: tout s’y produit exactement une fois. Il n’y a pas de deuxième chance, pas d’alternatives. Mais nos têtes en regorgent néanmoins, de tous ces si. Et c’est ce contraste que fait voir le roman de Giraud et qui le rend dur à lire, ce roman sur une tristesse intacte, sur un étonnement qui ne cessera pas, sur une incompréhension indépassable, qui est celle de notre condition humaine – et de ses limites.
Info
„Vivre vite“ de Brigitte Giraud, 2022, Flammarion, 208 pages, 20 euros
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