Sculpture / Il y a 66 ans, au numéro 66
La capitale européenne de la culture n’engendre pas que des grandes manifestations à gros budget. Elle propose des spectacles de moindre envergure et souvent plus intéressants, mais elle suscite également des désirs qui trouvent à s’accomplir loin des circuits officiels. Exemple avec le projet „Esch 66“.
Quand on est artiste et Eschois, comme Ray-L (Raymond Lohr dans le civil), on a deux bonnes raisons de se sentir travaillé par l’événement d’une capitale européenne de la cutlure, que l’on fasse remonter dans la hiérarchie des priorités une vieille idée rangée dans un coin de sa tête ou qu’au contraire on se mette à chercher quelle pierre apporter à cet effort de redynamisation culturelle de la métropole du Sud.
Il a beau s’être installé une trentaine de kilomètres en aval de l’Alzette, Ray-L se sent toujours un „Minettsdapp“. Son épouse, originaire de la capitale, entretient d’ailleurs la flamme en lui faisant remarquer que ses emportements verbaux sont ceux d’un gaillard du Sud du pays qui n’a pas la langue dans sa poche. Et Esch, pour Ray-L, reste la période enchantée des quinze premières années de sa vie, passées dans un endroit idyllique, bien que survolé par les fumées des usines.
En 1955, ses parents s’installent avec le nouveau-né qu’il est alors dans une dépendance du château médiéval de Berwart, accolée à la tour qui en est aujourd’hui le dernier vestige intégré dans le technopôle „Schlassgoart“. Son père est gardien à l’usine toute proche. C’est pour le jeune garçon la vie de château. Il y a un grand espace vert sur le palier de la porte, au milieu duquel trône une majestueuse fontaine. Il y a certes une douzaine d’autres familles logées à la même adresse. Mais elles vivent à un endroit, qui ne donne pas sur la cour, de sorte que le jeune Raymond peut se croire le seul maître de ce grand espace. Il se revoit assis sur le large rebord de fenêtre du bâtiment médiéval, en train d’admirer des maisons de maître situées de l’autre côté de la rue de Luxembourg, au fond du parc. Il se souvient aussi les montées d’épiques au sommet de la tour sur des escaliers branlants, bravant l’interdit des parents, pour mieux se retrouver devant une colonie de chauves-souris qui le fixent à l’ouverture de la porte. Il a en tête encore les couleurs du potager luxuriant, l’abondance de jouets dans les maisons des enfants d’ingénieurs qui vivent dans les maisons spacieuses un peu plus bas dans la rue. Il se souvient aussi des drapeaux agités au passage du Grand-Duc, dans ce quartier qui offrait alors une entrée majestueuse à la ville.
Pour donner chair à ses souvenirs, s’il était musicien, Ray-L pourrait grandement s’inspirer de la chanson composée en 1972 par Nino Ferrer, „La maison de près de la fontaine“, empreinte d’un même sentiment mêlé d’enchantement et de nostalgie. En tant que sculpteur, c’est la mémoire des lieux qui ont abrité ces souvenirs qu’il a l’idée de restituer. Il fera œuvre utile, car cet univers a disparu en 1970 pour laisser place au centre de recherches de l’Arbed ouvert trois ans plus tard. Et les chercheurs qui y travaillent tous les jours n’ont pas idée des joies qu’ont connues les enfants comme lui à cet endroit.
Toujours bien entouré
Dans son atelier niché dans l’ancienne plâtrerie Irthum de Walferdange, c’est avec un autre ancien habitant du Sud qu’il se débat actuellement: un séquoia récemment coupé. Il s’y abandonne à ses anciennes amours. Ray Lohr, a commencé sa carrière avec le bois. Dans les années qui ont suivi son départ d’Esch, il a suivi les cours de Josy Jungblut. Ce n’est que dans les années 90 qu’il se mettrait à la pierre. „Avec la pierre, quand tu as une idée, tu peux la rentrer dedans. Avec le bois, il y a des surprises à gauche et à droite, des couleurs différentes“, observe-t-il. Un des tronçons de l’arbre sur lequel il travaille devrait devenir un confessionnal pour absoudre les péchés commis envers la nature.
Les œuvres de Ray-L ont généralement pour matière l’homme, sa place dans le monde et ses questionnements. C’est dire si le passé, cette matière mouvante sans laquelle il n’y ait point de nouveau questionnement possible, n’est jamais bien loin. Ce goût pour ces idées nobles, il l’a notamment forgé au contact de sculpteurs auprès desquels il a appris à travailler la pierre. Il y a d’abord eu Pierre Wéber, un sculpteur français qui avait entrepris de reproduire les grottes de Lascaux. Mais il y a eu surtout deux sculpteurs italiens, le Milanais Cesare Riva et Michele Benedetto de la capitale de la sculpture sur marbre, Pietrasanta. C’est après les avoir côtoyés qu’il a pu voir une de ses œuvres, „La fontana dei lacrime“, figurer auprès de pièces de Jean Arp et Fernand Léger dans le prestigieux musée d’art moderne Pagani à Castellanza.
L’amitié forgée avec ces deux sculpteurs italiens a donné lieu à l’exposition itinérante „Tre“, qui aura été l’exposition d’ouverture du „Tramsschapp“ de Walferdange en 2007, dont Ray-L fut l’initiateur, puis sera passée par Milan, Bruxelles, Londres, Pietrasanta. Cette amitié avec deux compagnons aujourd’hui disparus éveille, comme le jardin d’Esch, des souvenirs. „C’était une ambiance, avec des personnes très proches, comme des frères, des hommes qui entre eux pouvaient parler de choses intimes, doués d’empathie et qui aimaient les discussions en profondeur.“
Ray-L aime le compagnonnage. Il aimait aussi travailler avec son voisin d’atelier, Jean Bichel, un forgeron d’exception récemment décédé à l’âge de 86 ans, toujours capables d’imaginer pour faire tenir debout ses sculptures monumentales. C’est lui qui avait trouvé la solution pour „The Wall“, une œuvre de 2×5 mètres présentée en 2017 à l’Europaïsche Akademie Trier, qui fait réfléchir à la notion de frontière, qui protège et enferme à la fois. L’œuvre avait d’ailleurs donné lieu à des collaborations, avec une intervention de videomapping par Melting Pol et un happening de l’artiste allemande Barbara Heinisch
Pour ce projet centré sur son enfance à Esch, Ray-L a à nouveau réuni des gens autour de lui: la peintre Stella Radicati, l’écrivaine Georgette Bisdorff, l’architecte Odais Fortes et son fils Mathieu. Le projet est baptisé „Esch 66“ parce que c’est à la fois le numéro de la rue de Luxembourg, où il a vécu enfant, mais aussi le nombre d’années qui nous séparent de son arrivée en ce bas monde et en ces lieux. L’équipe est allée sur place pour se représenter les lieux et faire des relevés du seul élément restant: la tour. Ces mesures associées aux photos privées et publiques des lieux permettront d’en refaire les plans, lesquels donneront la base d’une reconstitution sous la forme d’une sculpture en bronze. L’endroit sera aussi documenté par des tableaux et par des mots.
Pour parfaire le tout, Ray-L entend installer la maquette au bord de la rue, pour que les passants puissent savoir ce qu’il y avait là par le passé. La sculpture serait posée sur une pierre rouge, où serait apposé un code QR qui renverrait vers un site internet où l’on pourrait découvrir les plans et photo des lieux tels qu’ils étaient dans les années 60. Et rêver comme des enfants sur ce que pouvait avoir été la vie à cet endroit.
Plus d’infos sur: http://ray-l.lu/esch66 et www.facebook.com/Esch66/
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