Zoos humains / Il y en a eu aussi au Luxembourg
Lors d’une exposition internationale en mai 1912 et à la „Schueberfouer“ de 1929, le Luxembourg a connu au moins deux reconstitutions de villages africains. La question de leur influence sur le racisme dit structurel est posée.
Dans le cortège de la journée internationale des femmes du 8 mars dernier, figurait pour la première fois, un bloc d’Afro-descendantes dont l’expérience était jugée suffisamment particulière, comme celle des femmes de ménages qui les précédaient, pour être thématisée. Parmi tous les slogans qui ont alors fleuri, il y en avait un, „Don’t touch my crown“, qui attirait l’attention sur un aspect souvent mésestimé du racisme ordinaire et de ses micro-agressions, celui consistant à toucher sans autorisation et à faire des remarques sur les cheveux bouclés des femmes afro-descendantes qui ont renoncé à se les lisser. Les deux femmes qui portaient cette revendication disaient leur impression de se sentir déshumanisées, transformées en objet de curiosité. „C’est insupportable. Comme si on était un animal dans un zoo“, nous confiait alors l’une d’elles.
L’idée que les zoos humains et autres exhibitions de peuples qui avaient cours jusque dans les années 30 ont pu durablement imprimer les gestes et les regards envers les Afro-descendant·e·s du Luxembourg, est revenue régulièrement dans les débats sur le racisme déclenchés depuis la publication de l’étude „Being black in Luxembourg“. Comme il y avait eu un colonialisme luxembourgeois, qui n’était pas d’Etat, il y avait eu aussi des zoos humains au Luxembourg.
Du „racisme colonial vulgarisé“
Derrière le terme générique de zoos humains, popularisé par un groupe de chercheurs français autour de l’historien Pascal Blanchard et de l’anthropologue Gilles Boesch, se cachent des réalités différentes. Celles-ci touchent au caractère plus ou moins choquant de l’exposition, à la plus ou moins grande contrainte exercée sur les personnes exhibées. Les pires exemples sont ceux de membres de peuples embarqués contre leur gré pour être exposés au Jardin d’acclimatation à Paris dans les années 1870 ou au Weltmuseum de Hambourg. Il englobe mal les pratiques des cirques qui engagent des personnes sous contrat, dans les années 20 et 30, pour jouer sur l’attrait exercé par les populations étrangères pour remplir leur tente et leur caisse.
Mais ces deux chercheurs l’affirment haut et fort dans une publication du CNRS: „Les spectacles anthropozoologiques ont été le vecteur essentiel du passage du racisme scientifique au racisme colonial vulgarisé. Pour les visiteurs, voir des populations derrière des barreaux, réels ou symboliques, suffit à expliquer la hiérarchie: on comprend tout de suite où sont censés se situer le pouvoir et le savoir.“
La mémoire de ces exhibitions a aussi un effet redoutable sur celles et ceux qui peuvent s’identifier à ceux qui étaient regardés. „Réaliser que nous étions des bêtes de foire fait froid dans le dos, cette déshumanisation provoque une réaction épidermique“, explique la porte-parole du groupe d’Afro-descendant·e·s Finkapé, Antonia Ganeto. „Les zoos humains sont une facette du racisme, un symptôme de ce phénomène, une démonstration de ce que l’homme est capable de faire à un autre lorsque l’autre est chosifié, déshumanisé, humilié, c’est un rapport de dominant à dominé, l’humain versus animal.“
Le travail d’objectivation de ces zoos humains peut donc avoir des vertus aussi bien pour celles et ceux qui s’identifient au public comme à celles et ceux qui s’identifient aux personnes exhibées. Alors que dans les trois pays voisins, la question est déjà bien approfondie, au Luxembourg, elle reste encore en friches. Auteur d’un mémoire remarqué qui a rappelé que le Luxembourg, sans être colonisateur, a amplement participé au colonialisme à travers le Congo belge, Régis Moes, s’intéresse à aborder une première fois la question en 2014 lors d’une conférence sur la représentation de l’Afrique au Luxembourg. Devenu depuis conservateur au Musée national d’histoire et d’art, il ne manque pas à chaque nouvelle numérisation de journaux sur le site eluxemburgensia, d’étoffer par mots clés son dossier sur le sujet. L’exposition que le Musée national d’histoire et d’art consacrera au colonialisme en 2022 devrait permettre d’aborder en profondeur le sujet.
Des Amazones à la villa Louvigny
Dans les fonds du MNHA, l’historien a retrouvé un tract invitant à ce qui semble pour l’heure à la plus ancienne exhibition connue dans le pays. En 1836, un Indonésien est présenté sous une tente sur la place Guillaume par sa propriétaire néerlandaise. L’homme à la peau cuivrée raconte dans sa langue sa capture à l’issue d’un combat avec les forces coloniales néerlandaises. Il fait voir ses cicatrices, fait des démonstrations de danse, de musique et de chasse. On peut venir le voir manger le soir son riz et son poisson, entouré de ses enfants.
„C’est donc quelque chose qui a existé, qui était présent au XIXe siècle“, souligne Régis Moes. Mais c’est pour l’heure le dernier exemple connu en ce siècle qui enfante les théories scientifiques de hiérarchisation des races et les zoos humains.
Le fastidieux passage au peigne fin des archives devrait permettre d’en savoir plus. Pour l’heure, une recherche patiente dans les journaux numérisés démontre que le Luxembourg n’est pas passé à côté du phénomène de ces exhibitions souvent itinérantes.
Du 1er au 10 février 1900, un groupe de 53 personnes originaires du royaume du Dahomey (actuel Bénin) se donne par exemple à voir à la villa Louvigny. Dans ce groupe qu’on dit placé sous la direction de la cheffe guerrière Bandza et du chef guerrier Alfa, il y a surtout des „wilde Weiber“, les Amazones, des guerrières devenues fameuses dans la presse populaire depuis leur résistance face au colonisateur français dix ans plus tôt. Chaque jour, à 17.00 heures, on peut regarder les familles et leurs enfants et à 20.30 h, se tient un spectacle consistant dans la présentation de danses guerrières, la simulation d’un combat puis d’un spectacle de pantomime (en alternance „Une nuit à Dahomey“ ou „L’attaque et le vol d’une Amazone dans un camp d’Amazones“).
Des groupes d’Amazones ont déjà été exposés dans les deux hauts-lieux de cette industrie de l’ostentation, en juin 1890, que sont le Weltmuseum de Hambourg qui appartient à la galaxie de l’entrepreneur de crique Hagenbeck et deux ans plus tard, au Jardin zoologique d’acclimatation de Paris. Pour ce qui est du groupe passé à Luxembourg, il s’agit de celui dirigé par l’impresario allemand Albert Urbach, identifié à l’automne précédent à Mulhouse et à Munich, et l’automne suivant à Fribourg. Ce même Albert Urbach avait déjà organisé en 1882 une exhibition de Lapons dans la villa Louvigny, avant de liquider sa société sur place et d’y vendre rennes et fourrures tandis que les Lapons, dont deux enfants de moins de dix ans, regagnaient leur pays.
Les annonces qu’il passe dans L’Indépendance luxembourgeoise pour son spectacle d’Amazones promettent „l’Afrique au Luxembourg“, mais elles véhiculent bien plus que cela. „De 1890 à 1925, ces exhibitions d’Amazones ont si bien marqué les esprits qu’elles contribuèrent à renforcer les préjugés de millions de spectateurs occidentaux en matière de ‚hiérarchie des races’ et des sexes, et d’identité nationale“, constate Suzanne Preston-Blier dans sa contribution à un livre collectif, „Zoos humains“, paru en 2004.
C’est aussi les corps dévêtus sinon nus de femmes à une époque de grande pudeur et d’interdit, que l’on vient voir et que l’on peut souvent aussi toucher. Le corps des hommes y est plus souvent admiré pour sa force. On ne sait pas combien de personnes ont vu le spectacle à la villa Louvigny, mais elles étaient suffisamment nombreuses pour qu’un ingénieur d’Eich ait besoin de monter sur un banc pour observer le spectacle puis chuter et voir sa double fracture du bras qu’il a contractée apparaître dans la presse. Par un même hasard, c’est dans la rubrique des faits divers que l’on apprend qu’un „Negerdorf“ devait être présenté à la „Schueberfouer“ de 1907, sans qu’on sache que la mort prématurée de son organisateur a permis de le montrer.
„Le clou de l’exposition“ de 1912
Les reconstitutions de village africains étaient devenues des attractions inévitables dans les expositions universelles, au moins depuis celle de Paris en 1899. Dans ces célébrations de la modernité et de la nation organisatrice, on venait mesurer au village reconstitué ce qui sépare le colonisateur du colonisé. Un village sénégalais est présenté aux expositions universelles de Liège en 1905 et de Bruxelles en 1910. Et c’est sans doute le même qui est présenté dans l’ersatz d’exposition universelle que l’association luxembourgeoise des cabaretiers organise sur le plateau Bourbon durant le mois de mai 1912. Les Sénégalais sont parmi les premiers arrivés à la fin du mois d’avril. Leur village se dresse à côté d’un Lunapark dans la partie distractive de cette exposition consacrée au savoir-faire industriel et commercial local, où l’on peut admirer les prouesses de l’électricité et du gaz. Un journal de la classe moyenne de la ville le présente comme „le clou“ de l’exposition et constate: „Ces 55 Africains sombres de toutes les tailles et de tous les âges excitent l’intérêt de tous les visiteurs.“
Les citadins sont tout aussi intéressés par l’arrivée des acteurs du cirque Carré l’année suivante. L’établissement néerlandais fait une halte à Luxembourg, de retour de tournée en Allemagne. „L’arrivée du train spécial a causé une grande animation à la gare. Les Japonais, Chinois, Arabes, Marocains, Bédouins qui font partie de la nombreuse troupe d’artistes, sont l’objet d’une vive curiosité.“ Cette vive curiosité, c’est aussi celle que rencontre le jeune Jacques Leurs, remis à ses grands-parents en ces années 1910, par son père luxembourgeois, colonisateur du Congo. Durant son enfance, les habitants de la capitale et des environs se rendent dans le quartier du Pfaffenthal pour le voir mais aussi le toucher. C’est ce que raconte la voix off du réalisateur, Fränz Hausemer, dans le documentaire „Schwaarze Mann – Un Noir parmi nous“, sorti en 2017.
Pour nourrir sa réflexion et son film interrogeant la différence, Fränz Hausemer est allé à Paris en 2012 découvrir l’exposition au musée parisien du Quai Branly intitulée „Exhibitions. L’invention du sauvage“. Il en est retourné avec une interrogation: y a-t-il eu au Luxembourg des zoos humains sous une forme ou une autre? C’est en cherchant, dans les films conservés par le CNA, à percevoir l’ambiance de la capitale dans laquelle a baigné Jacques Leurs devenu bachelier durant l’été 1929, qu’il trouve une réponse. Il tombe sur l’extrait d’un film sur la reconstitution à la „Schueberfouer“ d’un village africain. On y voit des huttes en paille, devant lesquelles des hommes et enfants noirs en vêtements traditionnels au regard fatigué, sont scrutés par des femmes et hommes en vêtements d’époque. „Cela m’avait beaucoup touché, parce que je n’aurais jamais cru trouver ces images.“ De surcroît, à une époque plutôt proche qu’il savait être celle du déclin de ce type de zoo.
Le réalisateur pense que le racisme actuel puise à plusieurs sources et que ces scènes désolantes de la „Schueberfouer“ furent l’une d’entre elles, au même titre que les images plus récentes du cinéma américain qui montre l’Afro-descendant non plus comme un sauvage mais comme une menace. Il puise aussi dans les raccourcis commodes. „Malgré le niveau d’information et d’éducation qu’on peut avoir, on peut tous avoir des stéréotypes envers les autres gens. On peut ne pas croire en l’inégalité des races et avoir des stéréotypes.“
Le village „glauque“ de 1929
Régis Moes a également répertorié un film de 1929 sur ce village „glauque“, qu’il dit être „l’un des cas les plus proches du zoo humain“, au sens strict, qu’il y ait eu au Luxembourg. Il a aussi pisté les commentaires dans les journaux et leurs clichés sur l’odeur, sur la mendicité, la fainéantise des personnes exhibées. Il a aussi lu des critiques et aime aussi rappeler que durant ces années 20 et 30, on allait aussi admirer des artistes noirs américains dans les music-halls. En dehors de ces exemples de villages, les exhibitions de peuples avaient lieu, sous forme de numéro, dans des cirques où on pouvait aussi voir des cowboys. Jouer sur les clichés était un moyen simple d’attirer du public et de gagner de l’argent. C’est ce que fit notamment le cirque Sarrasani en 1930 et le cirque Busch en 1936 (qui présente un village abyssinien).
„Les clichés que l’on applique aux colonisés, qui ne se lavent pas, qui ont une libido incontrôlable, sont alcooliques, sont les mêmes que ceux que la bourgeoisie dit des ouvriers étrangers et luxembourgeois, et c’est la même chose en partie de ce que disent les ouvriers des partisans de l’Oesling“, remarque-t-il. Derrière la question du racisme se pose la question de l’Autre qu’il est plus confortable de déprécier plutôt que s’attaquer à notre immobilité à laquelle cette différence nous renvoie.
Régis Moes pense qu’il ne faut pas exagérer le rôle de ces „Völkerschauen“. „Ils ont joué un rôle mais c’est aussi quelque chose qui a pu étonner, fasciner, ce n’est pas nécessairement péjoratif“, dit-il. Il juge plus fondamental le travail des missionnaires dans la diffusion d’une hiérarchisation des peuples. Il y a leurs écrits mais aussi les nombreuses conférences tenues à l’issue des messes, leurs enseignements mais aussi d’autres moyens comme le musée africain d’un des principaux groupes de missionnaires, les Pères blancs de Marienthal. Il ne faut pas négliger le racisme ordinaire dans les objets, dans l’art populaire comme dans les journaux.
Quelques cas connus
– Octobre 1836: exhibition d’un Indonésien sur la place Guillaume
– Février 1900: exhibition et spectacle des Amazones du Dahomey à la villa Louvigny.
– 1907: „Negerdorf“ à la Schueberfouer
– Mai 1912: village sénégalais au Plateau Bourbon
– 1913: différents peuples présentés au Cirque Carré
– 1929 : village africain à la Schueberfouer
– 1930: Völkerschau au Cirque Sarrasini
– 1936: village d’Abyssiniens au Cirque Busch
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