Photographie / In Bocca al LUPA: le Luxembourg aux 54ième Rencontres de la photographie à Arles
Tout premier lauréat du Luxembourg Photography Award, Daniel Wagener présente, à la Chapelle de la Charité arlésienne, une exposition dont le dispositif ironique dénonce la mercantilisation du monde là où les photos constituent un hommage touchant à ceux qui œuvrent dans l’ombre pour rendre habitable le monde d’aujourd’hui.
De retour à la Chapelle de la Charité après un passage à l’espace Van Gogh pour rendre hommage, l’an dernier, à l’œuvre éblouissante de feu Romain Urhausen, décédé peu avant le vernissage d’une expo-somme à la mise sur pied de laquelle il avait encore travaillé avec son commissaire d’exposition Paul Di Felice, „Lëtz’Arles“ présente pour la première fois un nouveau modus operandi, même s’il s’agit avant tout d’un changement qui s’inscrit dans la continuité de sept ans de présence luxembourgeoise dans la belle ville arlésienne.
Pourtant, à première vue, les choses semblent avoir bien changé: pour commencer, les deux artistes retenus sont d’abord élus lauréats du Luxembourg Photography Award (LUPA, pour les amateurs d’acronymes bien ficelés). Ensuite, il n’y a, cette année, qu’un seul travail présenté à la Chapelle de la Charité – celui de Daniel Wagener – là où Rozafa Elshan, la deuxième lauréate, qui s’est vu attribuer le Luxembourg Photography Award Mentorship, bénéficie d’un mentorat sous forme d’une résidence de trois mois en partenariat avec l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles.
„Les processus de sélection“, explique Danielle Igniti, „sont restés substantiellement les mêmes“, au sens où les deux artistes ont d’abord été choisis par un panel de nominateurs puis sélectionnés par un jury d’experts. „Ce qui a changé par contre, c’est, d’un côté, le fait qu’on ne laisse plus exposer deux artistes – l’expérience nous a appris que l’espace confiné de la chapelle, déjà saturé, se prêtait mal à la coexistence de deux œuvres, dont le voisinage produisait parfois des tensions, des enchevêtrements indésirables, de sorte qu’on a pris la résolution suivante: si l’un des artistes investit la Chapelle de la Charité, l’autre bénéficie à présent d’une résidence de trois mois. Enfin, pouvoir dire qu’on a décroché le LUPA, ça en jette un peu plus que de dire qu’on fait ‚Lëtz’Arles’, côté nomenclature. Qui plus est, ça traduit peut-être mieux le fait que derrière, il y a toute une production, un cachet, une publication.“
Les deux Daniel(le)
Je rencontre les deux Daniel(le) – elle, Danielle Igniti, qui n’est plus à présenter, ayant pendant des années dirigé opderschmelz, où elle nous fit découvrir ses coups de cœur artistiques et musicaux (très jazzy), endosse ici le rôle de commissaire d’exposition; lui, Daniel Wagener, premier lauréat du LUPA donc, dont la sélection pour Arles constitue un énorme pas en avant pour ce jeune artiste et imprimeur vivant à Bruxelles – en fin d’après-midi du mardi, un jour après l’ouverture des 54ième Rencontres d’Arles, un jour avant le vernissage de l’expo luxembourgeoise, qui aura été l’occasion, comme d’habitude, de détourner l’art pour un who is who où le gratin de la scène artistique luxembourgeoise se sera salué à coups d’un Chandon-Spritz particulièrement propice à la gueule de bois et qui aurait pu nous inciter à un „name dropping“ fastidieux (on vous l’épargne), quand il n’aura pas été l’occasion de politiser la chose, élections législatives oblige (contrairement à l’année précédente pourtant, ni Xavier Bettel (DP) ni Sam Tanson („déi gréng“) ne furent présents).
Il fait très chaud, j’ai à peine eu le temps de déballer ma valise, mais déjà eu l’occasion de me faire manger par des moustiques particulièrement rapaces, dont les morsures commencent par lentement dessiner sur mon corps comme une œuvre d’art abstraite qui se concrétiserait au fur et à mesure que ma peau se constelle de vilaines taches rouges. Contrairement à l’année précédente, où le seul hôtel disponible dans les parages me forçait à des aller-retours du fin fond de la Camargue, aller-retours qui, à cause du nombre trop restreint de taxis arlésiens, se transformèrent en expéditions solitaires à travers forêts, routes de campagne mal ou pas du tout éclairées et zones industrielles vides et un peu inquiétantes, je loge cette fois-ci non loin de la légendaire Librairie Actes Sud.
En débarquant à la Chapelle de la Charité, la première chose qui saute aux yeux – pour une fois, l’expression n’est pas hyperbolique – est une gigantesque étagère coincée entre deux colonnes de la Chapelle, piliers qu’on a encerclés, de part et d’autre, de sangles qui la soutiennent, l’étagère. C’est une sorte de blasphème au carré, ce double geste de cacher à la vue du croyant l’autel tout en réduisant les colonnes, piliers de la foi autant que porteurs de cette maison de Dieu, l’un des plus grands propriétaires de la Planète, à une sorte de support de l’étagère, corps étrange qui investit ce temple de la croyance, cheval de Troie très visible contre lequel l’organisme religieux paraît sans défense.
„C’est un lieu qu’il n’est pas évident d’investir tant il est chargé en symboles, tant on doit aussi respecter certaines particularités d’un site protégé – ainsi, on n’est pas autorisé à y enfoncer des clous“, explique la commissaire de l’exposition. Des particularités qui rappellent la situation à l’Arsenale à Venise, où les exposants rencontrent des conditions similaires.
Lutter contre/jouer avec
„Cette chapelle baroque, un patrimoine historique précieux et en principe protégé, mais que la France laisse néanmoins se détériorer, constitue un véritable défi pour tout artiste“ – ça n’est pas, comme l’an dernier au premier étage de l’espace Van Gogh, un lieu d’exposition neutre (ni un lieu d’exposition tout court). „Qu’on soit croyant ou non, c’est un endroit où il y a quatre autels, ce qui est toujours un peu impressionnant. Et puis“, s’amuse la commissaire, „il faut déjà commencer par lutter contre le tapis“, une moquette en effet assez saturée en symboles, d’un baroque-kitsch avec quoi on est obligé de négocier.
Loin d’éprouver ce mélange entre peur et admiration qui résume le sentiment que l’humain devrait éprouver face à Dieu et pour lequel les Allemands ont forgé le terme Ehrfurcht (awe en anglais, les Français, quant à eux, n’ont rien forgé du tout, par esprit de rébellion et athéisme collectif, peut-être), Daniel Wagener considérait la Chapelle plutôt comme un „défi“, une façon aussi de questionner, de s’éloigner de ce geste traditionnel qui consiste à simplement accrocher un tableau à un mur.
Son premier geste, assez couillu donc, si vous permettez, fut de cacher l’autel central, celui vers lequel, a priori, au moment d’entrer, tous les regards convergeraient, par cette énorme étagère de „Baumarkt“, qu’on trouve bien plutôt dans les entrepôts en libre-service chez IKEA – pour l’artiste, il s’agissait de substituer, à l’autel des croyants catholiques, un nouvel autel, celui du néolibéralisme.
„Ce fut un miracle divin“, ironise Danielle Igniti, „que la dimension de ces trois étalages corresponde exactement à l’espace entre les deux colonnes“. Comme si, voyant ses disciples se raréfier comme le cheveu sur le crâne d’un sexagénaire, Dieu lui-même s’était résigné à la modernisation, à s’incliner devant l’imparable marche de la mercantilisation de tout et de tous.
„Au départ, je voulais placer mon étagère, haute de dix mètres parce que l’autel a, lui aussi, une hauteur de dix mètres, juste devant l’autel – mais pour des raisons techniques, cela fut impossible. C’est ça aussi, le travail in situ – travailler avec le lieu, avec ses particularités, ses contraintes, adapter son projet, le revoir“, rajoute Daniel Wagener.
Un travail instinctif
D’où le fait qu’il y avait une grande partie d’improvisation, de travail instinctif. „Avant d’arriver, on avait certes fait une maquette“, mais nombre d’aspects, comme par exemple l’agencement des différentes photos, ne furent décidées qu’une fois sur place, pendant les quelque dix jours où l’artiste et la commissaire investirent le lieu, „et de façon parfois assez instinctive, qui nous a permis de constater que Danielle et moi, on s’accordait plutôt vite sur toutes ces choses“, explique l’artiste.
„Ce fut d’ailleurs plutôt éprouvant, de tout accrocher“, renchérit la commissaire, se rappelant des escalades assez aventureuses dans l’espace creux qui se constitua peu à peu à mesure qu’on accrochait, de part et d’autre des deux pans, les photographies. Cet aspect un peu improvisé est par ailleurs une des raisons pour lesquelles on y reviendra, le titre de l’expo – „opus incertum“, l’œuvre incertaine, donc – résonne si juste.
Plus que la sélection des photos à utiliser, ce fut donc d’abord le dispositif qu’il s’agissait de mettre sur pied et qui comporte, au-delà de l’étagère centrale – une étagère où, comme le dit la curatrice, une vision d’ensemble n’est jamais possible, une ombre par-ci ou une barre par-là nous empêchant d’avoir une vision holistique du travail de l’artiste, qui reflète en cela l’enchevêtrement de nos décors urbains –, nombre de petits chariots amovibles sur lesquels s’amoncèlent des photos comme autant de rebuts, rappelant ces caddies de grande surface tout autant que ces cadres contenant des motifs niais qu’on peut acheter dans cette même enseigne quand on ne sait pas comment ni par quoi décorer les murs de son domicile.
„C’est, là encore, un commentaire sur la société de la consommation, c’est pour dire que ces photos, c’est comme du rabiot“, explique la commissaire. Et c’est peut-être, aussi, une façon de pousser les visiteurs à discriminer entre œuvre principale, accrochée sur l’autel du capitalisme, et œuvre secondaire, le rebut, les left-overs, et à réaliser à quel point une telle distinction est absurde, arbitraire, artificielle.
Cette réflexion trouve par ailleurs une suite logique dans la publication qui accompagne l’expo et où, au milieu, dans une série d’impressions risographiques, les photos non retenues pour la Chapelle ont fait l’objet d’un retravail impressionnant qui a posé maint défi à l’artiste, ce procédé d’impression étant bien connu pour „laisser des traces partout“, comme le raconte Wagener lors de la présentation et signature de son ouvrage le lendemain mercredi, où l’on apprend aussi que ces impressions, réalisées pour chacun des quelque 600 exemplaires du tirage, lui ont coûté pas mal de temps et d’investissement.
Lors de cette présentation de l’ouvrage, Danielle Igniti aura insisté sur son rôle de curatrice, qui fut pour elle plutôt un accompagnement, guidage, aidant l’artiste à opérer des choix parmi ces nombreuses photos, lui laissant toutes sortes de libertés. Et Daniel Wagener de rajouter, avec malice: „toutes les libertés, sauf celle de publier un ouvrage sans texte“, l’artiste faisant allusion au court et beau texte d’Igniti en fin d’ouvrage.
Portrait des absents
Et il y a évidemment la dimension ludique, participative, puisque ces îlots sont mobiles et qu’on peut, en principe, les déplacer. „C’est une sorte de clin d’œil ironique à cette tendance, très contemporaine, d’expos mobiles, interactives. Cet humour, ce deuxième degré, par ailleurs très belge ou bruxellois, on le trouve un peu partout dans le travail de Daniel“, et notamment sur certaines photos, où l’absurdité du quotidien pointe dans des motifs a priori banaux, comme le toit d’une maison de poupées abandonné, transformé en déchet ou encore un gobelet abandonné, motifs que le regard et le cadrage du photographe transcendent en œuvre d’art. Ce sont souvent des éléments du décor urbain qu’on ne voit plus, à côté desquels on passe, par habitude, par lassitude, parce que notre quotidien est gouverné par la marche en avant, la finalité, là où le regard du photographe traîne, sonde, fouille, déniche, restitue, revalorise – une revalorisation à laquelle contribue notamment „la saturation des couleurs, qui est évidemment voulue, et qui témoigne de la formation de graphiste de Wagener“, explique Danielle Igniti.
Traversée de milieux urbains à travers différentes villes du monde – du Brésil, de la France et de la Belgique, notamment –, hommage à la matière, à la plasticité de nos constructions, portrait de ce même monde urbain tout autant qu’un commentaire sur les constructions, les traces qu’on laisse et celles qu’on efface, les villes palimpsestes où l’on accumule, restaure, démolit (il en va ainsi des maisons-façade de la place Brouckère, qu’on démolit puis revend et qui rappellent, dans leur escroquerie immobilière, nous confie l’artiste, ces maisons du Limpertsberg dont on dégrade les façades avant qu’elles ne soient classifiées), „opus incertum” est aussi un hommage aux travailleurs et constructeurs, à ceux sans lesquels les décors urbains que nous prenons pour allant de soi et que nous traversons aveuglément ne seraient pas là et qui, eux, sont les grands absents des photos de Wagener.
Cette absence, pourtant, est trompeuse (Éric Chevillard aurait parlé de „l’évidence du cratère“), car de ces ouvriers, on voit sans cesse les traces – une peinture inachevée, des outils de construction, des échafaudages, des grilles –, comme si l’artiste, en attirant notre regard sur tous ces signifiants que nous ignorons et qui témoignent pourtant de l’activité ouvrière, voulait rendre hommage à ceux sans qui les édifices branlants, bancals du néolibéralisme ne tiendraient pas debout mais dont notre monde efface toutes traces par honte, parce qu’on sait qu’ils sont sous-payés, qu’ils n’ont parfois même pas de papiers d’identité, qu’ils se fondent dans un décor qui n’existerait pas sans eux.
Engagé et ironique
En ce sens, le travail de Wagener est aussi engagé que certains romans de Lydie Salvayre – on pense à son magistral „La médaille“ –, dans lesquels elle redonne la parole à des ouvriers que l’on maltraite tout en comptant sur le fait que, le socialisme ayant perdu la lutte pour un capitalisme plus humain, leur parole ne sera de toute façon plus entendue.
Ailleurs, „opus incertum“ est une sorte d’hommage à des musées ruraux un peu incongrus comme le musée de la lessive à Spa, le musée du marbre à Sivry-Rance, le musée des minéraux à Sofia ou encore ce très étrange musée de la Tour d’Eben-Ezer, une tour construite par Robert Garcet, sorte d’architecte-archéologue fou dont les fouilles l’avaient convaincu, à force de croire lire l’histoire de l’humanité dans les silex, que l’homme vivait déjà du temps des dinosaures et qui a signé plusieurs ouvrages dans lesquelles il a laissé libre cours à ses élucubrations – musées où là encore, „les choses sont parfois incertaines“, nous explique Daniel Wagener avec un sourire en coin, au sens où malgré une passion certaine pour leur sujet, „bon nombre de ces musées sont très mal faits“, ce côté amateur ne suscitant nullement le dédain de l’artiste, mais bien plutôt une sorte d’intérêt amusé.
Car si le titre de l’expo – „opus incertum“, littéralement les temps incertains – fait référence à un procédé de maçonnerie romaine qui consistait à bâtir des murs sans utilisation de mortier et que les Romains nommaient ainsi de façon ironique, certains qu’ils étaient que ces murs allaient très bien tenir comme ça – et tenir ils faisaient, „mieux que les constructions hors de prix qu’on nous vend de nos jours“, rajoute Danielle Igniti; s’il fait également référence, comme nous l’explique Daniel Wagener, à un motif de carrelages où l’on intègre des carreaux cassés, il nous fait aussi comprendre, avec une ironie joyeuse, que dans les accomplissements des hommes, la seule véritable certitude qu’on a, c’est peut-être que rien n’est sûr.
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