Arts plastiques / Justine Blau ou le souci du décloisonnement
Depuis quinze ans, la plasticienne Justine Blau s’emploie à nous interroger sur notre rapport au réel et à la nature. 2022 aura été pour cette archéologue de nos structures mentales une année faste.
Les cartographies, les cases, les catégories, tout ce qui fige et sépare n’a jamais mis à l’aise Justine Blau. Non pas qu’elle nie la nécessité de mettre de l’ordre dans le chaos du monde. „On est dans une époque où on essaie de décloisonner le plus et on se rend compte que c’est compliqué, que c’est une structure dont on a besoin pour opérer.“ Néanmoins, il y a différentes manières de mettre ainsi en ordre le monde. Et toute sa désormais longue carrière d’artiste en est émaillé de ce dernier rappel. „Je suis fasciné de me rendre compte à quel point ce cloisonnement est aléatoire et est rarement remis en question“, explique-t-elle.
Le jour où Justine Blau a su que son métier serait celui d’artiste, c’est lorsque, remportant une commande publique de la ville de Manchester, elle avait paré les murs d’une de ses gares urbaines d’affiches vantant des paysages exotiques factices. C’était une étape dans ses premières recherches sur la fabrication de l’ailleurs rendue possible par la photographie et internet. L’année suivante, en 2011, elle passait de l’autre côté de la fabrication et, d’observatrice, elle devenait productrice d’artefacts fictifs et folkloriques d’un lieu mythique du Luxembourg, le symbole de liberté pour les non-Européens qu’est Schengen.
„Tout est plus souple“
D’images et d’immigration, il en est toujours question, dix ans plus tard, dans le projet qui l’aura accapéré à Dudelange en cette année de capitale européennne de la culture. C’est en curatrice plutôt qu’en artiste que Justine Blau circule dans l’exposition hybride qui, sur les murs de la galerie Nei Liicht et du centre d’art Dominique Lang, font se côtoyer des résidents luxembourgeois qui se cherchent une place et des artistes qui se sont intéressées à la question identitaire qui les taraude. L’exposition „Re-Retour de Babel“ dont il s’agit se veut la continuation de l’exposition „Retour de Babel“, un des moments forts de l’année européenne de la culture, en 2007. Il s’agit d’une commande, une invitation de la ville de Dudelange à poser un „regard intime et poétique“ sur la suite à donner à ce vaste panorama de l’expérience migratoire réalisé quinze ans plus tôt.
Non-experts du sujet, et donc d’autant plus libres, Justine Blau, la conteuse Luisa Bevilacqua et le photographe Andrés Lejona ont décidé de rencontrer les enfants (sauf deux exceptions) de ceux qui avaient été interrogés en 2007, pour interroger la notion de filiation et documenter l’expérience de la seconde génération. Quand les trois thèmes de l’exposition de 2007 s’appellaient „Partir – Arriver – Rester/être“, c’est sur la thématique „Être à sa place“ que se concentre „Re-Retour de Babel“. Justine Blau a interviewé ces personnes. Et quand elle raconte ces témoignages, ce qu’ont fait les enfants de l’espoir placé en eux par leurs parents, du cheminement très personnel des uns qui ont fait le tri de ce qu’ils voulaient garder de leur héritage, à l’écrasement des autres dont la société a décidé du sort, le thème du décloisonnement ne tarde pas à refaire son apparition. Elle s’émerveille de la manière dont la psychologie humaine est capable d’abattre des murs dressés par la culture ou le racisme et constate aussi la coexistence de plusieurs chez moi, le privé où reconstituer la communauté perdue et le public. „Le Luxembourg est l’exemple même d’un pays qui n’est que hybride, qui n’est que créolisation. On a besoin de ces concepts, de dire que tout est plus souple, plus transversal“, dit-elle, en pensant à Edouard Glissant.
En vis-à-vis de l’éditrice audacieuse Afsaneh Angelina, de la policière éprise de justice Antonia Flor et des huit autres postmigrants portraitisés au côté d’un objet qui leur inspire la filiation apparaissent les oeuvres d’artistes qui devaient faire écho au sujet et „parler à des gens qui ne sont pas du monde de l’art“. On découvre ainsi des messages énoncés par des proches tissés par Patricia Aida Schweitzer sur des morceaux de linceul, l’angoisse de l’attente aux frontières (Bani Abidi, la Tati pakistanaise), le tristement antinomique „Welcome stranger“ (Marco Godinho) ou des discussions éloquentes sur les langues avec des enfants de Marseille (Marianne Mispelaëre).
Explorations solastalgiques
Dans un recoin du premier étage de l’ancienne gare qui constitue le centre Dominique Lang, on tombe sur une oeuvre de taille modeste de Justine Blau. Il s’agit d’un écusson reproduisant le visa Schengen, lointain descendant de son oeuvre de 2011. C’est aussi de fil que sont faites deux commandes publiques plus récentes de Justine Blau. Il y a le fil indien duquel fut tissé le tapis accorché à un mur du Laboratoire national de santé tout proche depuis 2020. En plus d’apporter de la chaleur et de l’animalité à un décor de béton à l’esthétique par force aseptisée, l’artiste y fait du beau avec de l’anormal, des cellules cancéreuses et chromosomes qui sont le matériel quotidien des lieux. C’est le medium utilisé qui le permet. „J’aime comment l’image naît, le côté très aléatoire d’un lissier qui va interpréter et de la trame qui va donner forme au dessin.“ L’autre commande plus récente est une tapisserie réalisée par la lissière d’Aubusson, Françoise Vernaudon, là aussi à partir d’images synthéthiques du corps humain comme „corps compris“, comme une cartographie idéalisée de l’invisible. Sur ce tapis oblong baptisé „Soma“, elle déroule une fresque à la manière des tapisseries médiévales, qu’on pourra lire en circulant dans le couloir étroit du Lycée technique pour professions de santé de Bascharage qui l’accueillera.
Il est aussi question de ce que l’homme, encore et toujours lui, fait du vivant dans les oeuvres solastalgiques de Justine Blau. L’année denrière, elle avait intérrogé cinq femmes d’un jardin partagé d’Esch, presque toutes issues de l’immigration, au sujet des paysages de leur enfance. Non seulement elles avaient abandonné un lieu, faisant naître une nostalgie, mais le lieu les avait abandonnées à son tour, à cause du changement climatique, faisant naître en elles une solastalgie. La restitution, intitulée „Je suis une partie du paysage“, est passée injustement inaperçue dans L’annexe à Esch. Après avoir exploré les paysages que l’on cherche, voilà donc Justine Blau partie dans l’exploration des paysages que l’on a perdus. Elle y voit un lien: „Plus je lis de choses sur l’environnement et notre rapport hors sol au monde, plus je me dis que mes collages parlaient déjà de ce ressenti, de cette déconnexion du monde concret, réel, de ce qu’est le vivant et la nature, qu’il y a un souci dans notre manière de fonctionner dans le monde.“
Contacts avec les communautés autochtones au Canada
La solastalgie sera ainsi aussi le thème de sa résidence de recherche et de création à Montréal en 2023. Son idée est d’aller discuter avec ces communautés autochtones qui manquent à l’Europe, „des gens avec d’autres systèmes pour appréhender la nature, d’autres façons d’imposer des règles“, dont la parole peut aider à „sortir d’une culture très occidentale et très libérale au Luxembourg“. Ce sera l’occasion pour elle de prendre recul après une année faste, grâce à Esch 2022, dont elle se demande ce qu’il restera. C’est aussi le moyen de s’éloigner quelque temps de son nécessaire mais non rémunérateur engagement au sein de l’Association des artistes plasticiens du Luxembourg (APPL). Elle y défend une meilleure rémunération des artistes, quand ils exposent notamment, laquelle serait un juste retour des choses. Les salles ne mettent pas un espace à disposition aux artistes pour s’exprimer, mais les artistes remplissent d’idées et d’échanges des lieux qui resteraient sans cela vides, dit-elle.
Pour pouvoir décloisonner les autres, il faut se décloisonner soi-même. Au Canada, elle observera comment cela transforme un corps de vivre dans des espaces plus grands. C’est une démarche d’anthropologue égale à celle d’aller interroger des scientifiques, comme elle en a pris l’habitude, comme pour rendre compte de l’extinction des espèces qu’elle a abordée à Nei Liicht en 2020. L’art du décloisonnement est un art de la question, pratique en partage avec son accolyte Luisa Bevilacqua. „Nous nous disions récemment, que nous avons des questions mais pas de réponses. Et plus on a de questions, plus notre oeuvre est riche. Une réponse trouvée soulève beaucoup de nouvelles questions.“
Actualités
A Dudelange: visite de „l’exposition Re-Retour de Babel“ avec l’équipe le 3 décembre à 17.00 h et finissage de l’exposition le 11 décembre (avec performance contée par Luisa Bevilacqua à 11.30 et 16.30 h)
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