Penser la crise, relire … / „La Peste“ d’Albert Camus et la fin des destins individuels
Au cours des semaines à venir, nous vous donnerons non seulement différentes recommandations pour passer un cloisonnement culturel divertissant, mais analyserons aussi en quoi certaines fictions vous permettront de penser la crise sanitaire mondiale sous des angles différents.
A relire „La peste“, ces derniers jours – le procédé n’est pas follement novateur, puisqu’il semble que tout un chacun se rue en ce moment sur le classique d’Albert Camus, dont les chiffres de vente ont quadruplé depuis le début de la crise –, j’ai été saisi d’une étrange impression de dédoublement, comme si la réalité s’obstinait à suivre ce que la chronique camusienne décrivait déjà en 1947, abstraction faite toutefois du caractère bien plus mortel de la peste que du virus qui taraude notre société en ce moment. Plutôt que d’évoquer ici l’intrigue ou les qualités d’une œuvre que la plupart auront déjà lus, voilà cinq raisons pour lesquelles l’on gagne à relire le classique de Camus à l’aune du coronavirus.
1. Parce que la description de l’appréhension collective des Oranais évoque de façon troublante nos réactions face à la pandémie.
„Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant“: c’est ainsi que s’exprime l’énigmatique Tarrou en début de récit. Dans „La peste“, une ville entière, Oran, est lentement contaminée par le bacille de la peste. Dans une chronique se focalisant essentiellement sur le docteur Rieux, qui combat le fléau sans grandiloquent héroïsme, Camus décrit avec un grand souci du détail la réaction de la municipalité et de la collectivité concernée – un souci du détail d’autant plus troublant que chacun y reconnaîtra les réactions, individuelles ou collectives, auxquelles nous avons assisté ces derniers jours.
De l’effet-surprise initial, qui pousse certains à blaguer ou à se rassurer sur le caractère passager de l’épidémie, les Oranais passent à la peur et à la panique pour finir, quand le nombre de morts s’accroît terriblement, par ressentir la terrible abstraction de la peste, l’empathie humaine venant à faire défaut quand il s’agit, d’un côté, à sauver sa propre peau et quand de l’autre côté, le malheur, la souffrance et la mort deviennent la norme et non plus l’exception. Mais, une fois le sentiment d’abstraction et de résignation digérés, la révolte et la solidarité émergent chez certains, faisant penser à toutes ces actions d’entraide qui, au milieu de comportements foncièrement égoïstes – l’approvisionnement paniqué de la semaine dernière –, montrent que certains ressortent grandis d’une situation de crise.
2. Parce qu’il dit la (trop) lente prise de conscience des organismes politiques et des individus.
„Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. (…) Quand une guerre éclate, les gens disent: ‚Ça ne durera pas, c’est trop bête.’ Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais ça ne l’empêche pas de durer.“
Le moment où les habitants réalisent que la peste va devenir „la forme même de leur vie“ arrive assez tard, puisque c’est toujours l’incrédulité qui domine dans de telles situations, ce qui explique aussi pourquoi, alors que l’Italie et la Chine avaient déjà montré vers quoi l’on se dirigeait, on a tardé à mettre en place les mesures de confinement, laissant le virus se propager pendant deux semaines avant de prendre des mesurs strictes. C’est cette impression de réaction léthargique face au fléau de la peste qui traverse tout le roman: „La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts.“
Cette léthargie ne se traduit pas que chez les habitants, puisque, comme Tarrou le fera remarquer, la voie officielle „manque d’imagination“ et n’est jamais „à l’échelle des fléaux“: quand on voit le manque de réactions d’un Trump ou d’un Johnson, il est vrai que les remèdes que les hommes politiques „imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau“. Très tôt, les médecins s’inquiètent du nombre de lits disponibles, et ce sont avant tout des questions de logistique qui en viennent à occuper le centre de la lutte contre la peste, comme le soulignent des pages dures sur l’impuissance des organismes médicaux et l’enterrement des victimes – l’on passe d’un enterrement individuel rapide aux fosses communes et, enfin, aux fours crématoires –, ces pages miroitant de façon inquiétante la situation à laquelle est confrontée en ce moment une partie de l’Italie.
3. Parce que le livre préconise le rôle des médias, le phagocytage social de la peste, ses conséquences économiques et ses prêtres.
„On parle beaucoup en ville de cette histoire de rats. Le journal s’en est mêlé. La chronique locale, qui d’habitude est très variée, est maintenant occupée tout entière par une campagne contre la municipalité (…) Le directeur de l’hôtel ne peut plus parler d’autre chose.“
L’on se rend compte qu’une crise est (trop) réelle quand elle phagocyte tous les domaines, qu’elle éradique toute vie commune et qu’elle devient le seul et unique sujet de conversation. Alors que le virus s’approchait – le premier cas luxembourgeois venait d’être confirmé – et que j’allais transcrire mes derniers entretiens après des rendez-vous avec des artistes dans des cafés, il m’arrivait d’entendre ce qui se disait aux tables adjacentes, où l’on parlait invariablement du virus, de sa propagation, de la peur qu’on ressentait, à quoi on adjoignait des spéculations, chacun se découvrant virologue amateur à ses heures perdues.
Dans sa chronique, Camus réussit à décrire ce phagocytage social total et la façon dont toutes les professions ou institutions se trouvent changées par la peste. Là encore, son regard est juste, précis et sans pitié: le personnage du prêtre Paneloux, qui prédit l’émergence possible d’un „regard neuf“ sur le monde, rappelle étrangement tous ces gourous spirituels qui préconisent des renaissances à venir (pensons aux fake news sur les dauphins à Venise) alors que le monde se dirige tout droit vers une crise économique; les journalistes sèment ou bien la panique ou alors souscrivent à un optimisme forcé alors que le directeur de l’hôtel symbolise les lourds séquelles économiques de la peste: „Il était sûr d’ailleurs que les voyageurs se détourneraient longtemps encore de la ville. Cette peste était la ruine du tourisme.“
4. Parce qu’il évoque concrètement la solitude, la séparation et l’impossible empathie dans une situation de confinement.
Parmi les plus belles pages de cet ouvrage à l’écriture sèche et intemporelle figurent les passages sur le confinement et l’exil: si nos ministres s’évertuent à dire qu’il faut passer les temps présents avec sa famille ou son partenaire, ils feignent d’oublier tous ceux qui vivent dans un confinement total – les veufs, les célibataires ou ceux qui ont décidé de ne pas emménager avec leurs conjoints – et les conséquences psychiques d’un tel cloisonnement involontaire. Camus, lui, ne les oublie pas: ces „prisonniers“ de la peste sont réduits à vivre dans le passé, „et si même quelques-uns d’entre nous avaient la tentation de vivre dans l’avenir, ils y renonçaient rapidement (…) en éprouvant les blessures que finalement l’imagination inflige à ceux qui lui font confiance“.
Dans ce sentiment d’exil que ressentent surtout ceux qui sont séparés de l’être aimé, c’est le besoin de chaleur humaine qui se manifeste le plus – encore que, dans le récit de Camus, les cafés, restaurants et théâtres restent ouverts –, besoin d’autant plus grave que tous ceux qui ne connaissent pas le confinement ne peuvent pas comprendre l’exil. Ce que dit Camus, ce sont les limites (linguistiques) de l’empathie: entre les solitaires et les solidaires, entre les exilés et le reste du monde, entre les infectés et les épargnés, s’élève un mur de langage impossible à franchir.
5. Parce que Camus y écrit de belles pages sur la solidarité en temps de crise.
A la fin, le narrateur (jusqu’alors anonyme) explique avoir voulu écrire cette chronique pour „dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser“. Et en effet, alors que les cadavres s’amoncellent, le docteur Rieux est rejoint par nombre d’hommes qui, mettant de côté leurs préoccupations individuelles, proposent de l’aider dans son combat contre la peste.
Ainsi, le journaliste Rambert, doublement exilé puisque séparé de sa bien-aimée dans une ville qui n’est pas le sienne, finira par abandonner ses projets de fuite pour assister Rieux et Tarrou dans leur lutte contre le fléau et l’un des escrocs contacté par Rambert pour son illicite évasion travaillera au stade de foot où l’on réunit les gens en quarantaine (notons que le détournement fonctionnel de certaines institutions récréatives s’observera aussi chez nous, puisque la LuxExpo et la Rockhal seront transformés en centres de traitement pour les infectés).
Mais, écrit Camus, parce qu’on ne félicite pas non plus un enseignant d’expliquer que deux et deux font quatre (on le féliciterait plutôt d’avoir choisi ce beau métier), les sentiments héroïques dont on entoure ceux qui luttent contre la peste sont déplacés – la peste est, pour Rieux, avant tout, une „interminable défaite“ face à laquelle il faut toujours recommencer. Et cet éternel recommencement n’a, pour Rieux, rien d’héroïque – à cet héroïsme, il oppose l’honnêteté qui consiste à faire son métier.
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