Théâtre / La grande séparation: „The Kingdom“ d’Anne-Cécile Vandalem
Clôturant sa trilogie sur l’échec temporel après le très réussi „Arctique“, la metteure en scène belge Anne-Cécile Vandalem nous amène dans la taïga sibérienne pour suivre une équipe de réalisateurs tournant un documentaire sur une famille qui, après avoir quitté l’Europe, s’est construit un royaume, une utopie qui craquelle de plus en plus. D’une poésie formelle absolue, „The Kingdom“ explore des sujets on ne peut plus contemporains sans pour autant verser dans le cliché.
„Voici l’homme, soudain, avec ses mots, avec ses idées, avec ses inventions, tout ce baratin performatif: il assèche ou inonde, lève des terres ou les tasse, il sème ou il déboise. Rien en l’état ne lui convient jamais. (…) L’être humain présente d’ailleurs toutes les caractéristiques de l’extraterrestre: monstre glabre et technophile aux desseins obscurs, assoiffé de conquête, il capture, il asservit, il exploite.“
Ces phrases, tirées de „L’Arche Titanic“, nouveau récit d’Éric Chevillard publié chez Stock dans la collection „Ma nuit au musée“, semblent faites pour évoquer „The Kingdom“, nouvelle pièce de la metteure en scène Anne-Cécile Vandalem qui vient clôturer une trilogie entamée avec „Tristesses“ et poursuivie par le magnifique „Arctique“, une trilogie reliée par un sujet – „l’échec temporel ou comment le futur ne peut plus résonner avec la promesse d’un monde meilleur“ – et une forme – l’enchevêtrement soigné de techniques cinématographiques et d’une mise en scène plus classique.
Une famille fuit l’Europe pour s’installer dans la taïga sibérienne, loin de la „merditude des choses“, dans un milieu pourtant hostile, qui rend l’homme à sa véritable place dans la chaîne alimentaire, place qu’il a oubliée à force de s’être imposé comme maître, possesseur et destructeur de la planète.
Installée là-bas, vivant en autarcie totale, la famille, qui s’étend désormais sur trois générations, est empêtrée dans un conflit de longue date avec ses voisins, qui laissent des braconniers infiltrer et détruire peu à peu le territoire, conflit qui a donné lieu à toute une mythologisation familiale, une histoire de sang et de rancune avec quoi le grand-père Sacha Braguine (excellent: Philippe Grand’Henry) berce ses petits-enfants en caressant son énorme barbe de vieux bûcheron mi-sage mi-fou.
Inspiré par „Braguino ou la Communauté impossible“, un travail réalisé par l’artiste Clément Cogitore, qui a suivi et filmé une communauté exilée en Sibérie et en a tiré une exposition et un film documentaire, Anne-Cécile Vandalem voulait conclure sa trilogie sombre sur l’échec des lendemains enchanteurs, sur la faillite téléologique d’une humanité qui ne sait plus que concevoir et non plus réaliser un avenir meilleur, avec une pièce mettant au centre le regard de ces enfants qui seront les adultes de demain et à qui on lègue un monde en pièces, un monde qu’on n’a pas pu ni voulu traiter avec le respect qui lui était dû, nous „monstres glabres et technophiles aux desseins obscurs“.
Vignettes cinématographiques et tableaux scéniques
Pour contrecarrer les discours de ceux qui vivent l’intégration d’écrans et de caméras sur scène comme une sorte de trahison du médium théâtral, le dispositif scénique – une scénographie magnifique nous montre un petit fleuve, une forêt dense, une maisonnette en bois, un décor-dédale tout en recoins que l’équipe de réalisation explorera ensemble avec les personnages qu’ils suivent et dont les captures sont reproduites sur un écran accroché au-dessus de la scène – est d’autant plus légitimé sémantiquement que l’équipe des réalisateurs vient sur place pour recueillir les témoignages de la famille, désenfouissant par la même occasion des tragédies familiales qui les hantent depuis toujours.
Devant la caméra ou simplement sur scène, les personnages se racontent et, ce faisant, enchevêtrent leur passé – l’arrivée au paradis, l’émerveillement initial, la vie difficile ensuite, avec la mort de l’épouse de Sacha à cause des conditions de (sur)vie difficiles, la morsure par un ours qui a transformé Zoé (incarnée pour les deux représentations au Luxembourg par la metteure en scène elle-même, qui a repris le rôle après deux jours de répétitions seulement à cause d’un cas Covid positif) en être hybride, et toujours cette tendance qu’a le clan familial, depuis son arrivée, à bâtir toute une mythologie qui lui est propre, où fiction et réel s’emmêlent de façon presque indiscernable, la fiction étant là pour panser, mais aussi pour entretenir le feu de la haine – et le présent, où la situation avec les voisins s’envenimera de plus en plus, qui invitent incessamment des braconniers venus perturber l’équilibre naturel.
D’ailleurs, avec ces voisins, il y eut un temps – on ne l’apprendra que plus tard – où la vie commune fut possible, jusqu’au début des querelles, symbolisées par une cloison en bois à droite de la scène, à partir d’où commence le territoire ennemi, plongé dans le noir. L’interdiction du patriarche est d’ailleurs formelle: en aucun cas ne peut-on la franchir, cette barrière qui symbolise les incessantes disputes territoriales, à petite ou à grande échelle, qui lestent la paix et le vivre ensemble des hommes depuis la nuit des temps.
Alors que les tensions montent et que Sacha demande de plus en plus à l’équipe des réalisateurs de se retirer, d’arrêter de filmer, comme s’il réalisait que c’est la technologie qui permet de propager, de diffuser leur récit qui attire conjointement le vrombissement des hélicoptères des braconniers, alors que l’utopie se mute en dystopie, l’on se rend compte que le conflit avec les voisins est devenu une prophétie autoréalisatrice, une fable dans laquelle le patriarche Sacha est englué, une obsession touchante liée à des fantasmes, des morts, des rivalités dont les petits-enfants n’ont que faire, qui tous réagissent différemment à l’obstination aveugle des vieux, leur perpétuation cyclique d’une vieille rengaine qui est découplée du réel.
Là où certains prennent peur ou s’enferment dans une rébellion sourde, qui tourne à vide, la plus courageuse d’entre eux nouera clandestinement des liens avec les voisins et affrontera le grand-père, lui disant que les braconniers, ce ne sont pas les voisins qui les invitent – „c’est le monde qui les envoie“.
The Wilderness
„The Kingdom“ étant une pièce écologique dans l’air du temps, on aurait pu craindre un ésotérique éloge du retour à la nature façon „Into the Wild“. C’était mal connaître Anne-Cécile Vandalem, qui clôture, avec „The Kingdom“, une trilogie qui s’inscrit comme œuvre de toute première importance du théâtre contemporain.
Il y a quelque chose de poignant dans le portrait de cette famille heureuse et naïve, dans ce patriarche un peu archaïque, qui dira qu’il avait „voulu [leur] construire un royaume pour [leur] montrer tout ce que le monde a de beau“, dans ce quotidien dans la taïga hostile, dans cette utopie sibérienne qui n’est pas sans rappeler les œuvres d’Antoine Volodine, dans les plans de la caméra, incroyablement léchés, dans la poésie de la scénographie et l’alternance entre tableau scénique et vignettes cinématographiques.
Il y a une beauté énorme – c’était risqué pourtant, de mettre au centre de la pièce des acteurs gamins et un chien – à voir ces gosses qui n’en ont que faire de conflits qui, pour eux, paraissent durer depuis une éternité, dont ils sont victimes, eux à qui on interdit de s’approcher de ceux qui, pourtant, sont les seuls amis qu’ils pourraient se faire, à les voir affronter un monde hostile, surtout dans ce monologue final tenu par Laurent Caron, monologue tout en bafouillements et en vitupérations dont on ne saisit pas chaque mot tant l’acteur suit la panique, l’étonnement et l’incrédulité de son personnage, alors que le royaume que la famille s’est construit menace de basculer, monologue où le personnage, suivant un peu la doctrine du théâtre classique selon laquelle les moments de grande violence doivent se tenir hors scène, se contente de décrire ce qu’il voit et qui est hors-champ, hors-scène.
Mais ce hors-scène où il braque son regard, ce hors-champ où il se passe des choses tantôt horribles, tantôt courageuses, où se condense à la fois le pire et le meilleur dont l’homme est capable, ce hors-champ occupe la place des spectateurs, la réalisatrice pointant un doigt accusateur tout en laissant quand même, à travers les actes des enfants, une lueur d’espoir que vient aussi ponctuer la mélopée envoûtante, les acteurs accompagnant, un peu aussi comme dans les productions de Julien Gosselin, la pièce d’une bande-son certes ici plus épurée, artisanale, fabriquée en partie sur scène et sur mesure, avec les moyens et instruments du bord – des cordes vocales, un marteau et autres instruments de percussion.
Après la pièce de théâtre, un ami m’expliqua en long et en large pourquoi il n’aimait pas les pièces qui recouraient à des techniques cinématographiques. Je lui répondis de la seule manière dont on peut répondre après avoir vu une pièce d’une telle beauté. Je lui dis donc: ta gueule.
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