Forum / La lutte pour l’Europe – Un plaidoyer
Lorsque l’auteur de cet article passa la frontière belgo-française en 1971, l’espace Schengen n’existait pas encore. Il voulait s’inscrire à l’université de Rennes. Sa 2CV était pleine de livres, ce qui intrigua les douaniers qui vidèrent la voiture et soumirent le jeune homme à un interrogatoire poussé.
Le système d’autoroute qui a créé un vaste terrain européen qui permet aux touristes de la Ruhr d’aller au Mont-Saint-Michel et de faire station à Pontorson pour continuer en Bretagne, en quelque sept heures, n’existait pas à l’époque. Pour aller de la Ruhr à Rennes, on mettait 18 heures ou plus pour les 1.000 kilomètres par des routes départementales et nationales. Ce temps fut prolongé quand les douaniers s’intéressèrent à la 2CV du jeune allemand. L’Europe, c’était l’Union économique européenne où les frontières entre les pays continuaient à exister. Dans les zones frontalières, les gens vivaient avec deux, voir trois portemonnaies pour les différentes monnaies nationales. Quand on montre ces monnaies et raconte la vie de l’époque à nos petits-enfants, ce sont des contes de Grimm pour eux.
Cette Union européenne était une union qui existait sur le papier, mais pas encore dans la vie économique et pas non plus dans la vie quotidienne. A Rennes, le jeune étudiant se présenta à l’office de l’immigration pour recevoir un titre de séjour, mais non sans prouver qu’il avait une bourse et n’irait pas vivre sur le système social français.
Entre temps, il existe une convention européenne avec des cartes vitales internationales, qui règle aussi la question épineuse de la reconnaissance des cotisations sociales. Le vrai départ de l’Union européenne n’est arrivé qu’à la création de l’espace Schengen. Cet espace a créé le citoyen européen qui, d’un seul coup, pouvait voyager partout dans une Europe libre de frontières et de contrôles.
La création de l’Europe que nous connaissons aujourd’hui n’a pas été faite sans difficultés. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de la France de l’époque, a longtemps empêché la création de l’espace Schengen par sa grande réticence envers l’ouverture des frontières intérieures. A l’est de la France, il fallait expliquer aux polices comment faire dans des actions communes transfrontalières avec la police allemande. L’auteur de cet article a expliqué aux gendarmes lorrains dans un séminaire organisé par le Journal de Sarrebruck quel est le droit de la presse en Allemagne, quels sont les droits très larges des journalistes allemands et comment faire en cas de rencontre avec des journalistes allemands pendant une action policière. Il fallait éviter des malentendus.
L’espace Schengen
Charles Pasqua, le souverainiste, a représenté la position française avec vigueur. On lui doit une situation spéciale dans le système Schengen. Dans des situations exceptionnelles, on peut toujours installer de façon unilatérale des contrôles aux frontières. Ce qui était acquis comme une exception française a prouvé son utilité en cas d’attaque terroriste ou, par exemple, pendant la pandémie de Covid. L’Allemagne a déjà annoncé vouloir rétablir des contrôles aux frontières pendant le championnat européen de football au mois de juin pour des mesures de sécurité. Mais la première ministre du Land de Sarre et ministre plénipotentiaire pour les affaires culturelles et d’éducation entre la France et l’Allemagne, Anke Rehlinger, a reconnu entre temps que la fermeture de la frontière franco-allemande en Sarre pendant le Covid a été une erreur, „parce qu’une frontière n’arrête pas une maladie en cas de pandémie“.
Et c’est vrai: si on veut créer une Europe intégrée avec, par exemple, une défense commune, il faut nécessairement renoncer partiellement à la souveraineté nationale. Une idée que le général de Gaulle en tant que président de la France avait strictement refusée. Si on entend ce qui se passe dans la campagne électorale en France, il faut poser la question: est-ce que la France a fait des progrès depuis?
Et pourtant, l’Europe s’est intégrée par exemple sur le plan des étudiants avec le système Erasmus qui donne des bourses pour des études dans les pays européens. Le Manchois Benoit Rabel est à la base d’un système Erasmus pour les apprentis, mis en application avec la chambre des métiers de la Sarre. L’apprentissage en France est un système de l’Education nationale, en Allemagne un système régi par un contrat privé de formation entre une entreprise et un apprenti. Il fallait trouver un pont pour mettre les deux systèmes à égalité et pour permettre aux apprentis de faire une partie de leur apprentissage dans le pays du voisin. L’agriculture française, pour ne donner qu’un autre exemple, profite avec plus de neuf milliards d’euros du plan d’agriculture commune européenne (PAC), un système qui doit être réformé de fond en comble.
Ce sont encore une fois les accords de Schengen qui font profiter la France sur plusieurs niveaux. La France exporte son chômage en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et en Suisse. Ce sont 400.000 Français qui quittent la France tous les matins pour y travailler, parmi eux presque 100.000 lorrains qui vont au Luxembourg et en Sarre (Allemagne). Des signes pour la disparition des frontières: le tramway qui part de Strasbourg, traverse le Rhin et s’arrête à Kehl (Allemagne) ou la ligne de train Strasbourg/Offenburg (France/Allemagne). Les trains de chemins de fer luxembourgeois vont jusqu’à Nancy, cœur de la Lorraine, pour transporter les transfrontaliers. Sans les accords de Schengen, on connaitrait tous les jours le chaos aux frontières françaises. Sans le Luxembourg, le taux de chômage en Lorraine augmenterait de quatre pour cent.
Regardons la Baie du Mont-Saint-Michel et la Bretagne: 67 pour cent des touristes y viennent de l’étranger, surtout des pays qui ont une frontière avec la France. D’après la statistique des offices de tourisme de la Baie du Mont-Saint-Michel, la majorité des étrangers vient d’Allemagne, suivie des Belges, des Espagnols et des Italiens parmi les Européens. L’ouverture des frontières avec les accords de Schengen a causé une ruée de touristes vers la France. Schengen est devenu un facteur économique de premier ordre pour la France.
Si on recréait une frontière française, comme on l’entend proposer ces jours-ci pendant la campagne électorale pour élire un Parlement européen, la France sortirait de l’espace Schengen et tuerait une de ses plus importantes branches économiques. On retournerait alors à la situation de 1971 où les douaniers ont vidé la voiture d’un étudiant allemand parce que des livres étaient suspicieux? Et on tuerait le tourisme dans la baie? On quitterait possiblement et par conséquence aussi l’Union européenne? Regardons l’Angleterre et on voit le danger que la France court.
L’élection du 9 juin n’est pas une élection pour ou contre le président de la République française, mais une élection pour la constitution d’un Parlement qui jettera largement les bases pour l’Union européenne dans les cinq ans à venir. Ne nous trompons pas de sujet.
Il existe une tendance inquiétante dans cette campagne électorale. On entend tout d’un coup la parole de „préférence nationale“, comme si la France était encore au 17e et 18e siècle où elle dominait l’Europe. Ce serait quel chemin pour la France? Une invitation pour les Allemands, les Espagnols, les Bulgares, les Néerlandais, bref pour les 26 autres en Europe de renationaliser leurs économies? Est-ce qu’on va retomber dans une concurrence brutale, déloyale, sans règles? Est-ce que la France est assez forte pour une telle politique? Et: pourquoi ceux qui défendent une telle politique se portent-ils candidats pour un Parlement européen?
Pourquoi devrait-on acheter alors en Allemagne des trains Alstom puisque Siemens en fait aussi? Pourquoi devrait-on laisser l’entreprise française Transdev faire circuler des trains régionaux alors qu’il y aurait des entreprises allemandes qui pourraient le faire aussi bien? Pourquoi les Allemands et les Luxembourgeois devraient-ils acheter du vin français puisque les vins de la Moselle, du Palatinat et de la Franconie jouissent aussi d’une grande réputation? Cette idée de la préférence nationale aussi bien que celle des frontières intérieures détruisent l’Europe. Ces idées sont étroites d’esprit. Elles ne voient pas que tous ces produits français peuvent survivre parce que seule l’Europe possède le poids pour porter la France.
Derrière ces idées se trouve une autre, celle qui refuse l’intégration européenne qui a donné la paix pendant plus de 70 ans à l’Europe. Pourquoi la France devrait-elle tout d’un coup s’isoler de l’Europe? D’où vient cette tendance de se dresser contre l’Europe au moment où la guerre de la Russie contre l’Ukraine demande à l’Europe de se renforcer?
La France est responsable pour une autre idée dangereuse qui pourrait détruire l’Europe: au lieu de s’intégrer, l’Europe deviendrait une sorte de club de coopération des nations où chacun travaille d’après ses besoins. Quelle idée de faire de l’Europe un supermarché dans lequel chacun se sert d’après ses besoins! Ce n’est pas cela l’Europe. L’Europe, c’est une communauté de 27, qui portent une responsabilité commune pour la paix et pour la démocratie.
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