Cannes / La maladie de l’amour
C’est un signe fort que de commencer la compétition officielle de la 75e édition du festival de Cannes par le nouveau long-métrage du réalisateur russe Kyrill Serebrennikov, désormais un habitué de la sélection, puisque ses deux films précédents, le très beau „Leto“ et le déjanté „Petrov’s Flu“, y avaient figuré respectivement en 2018 et 2021.
À l’époque, le réalisateur russe était assigné à résidence pour une sombre et factice histoire de détournement de fonds. L’affaire étant close, Serebrennikov s’est réfugié à Berlin, d’où il continue une carrière prolixe – outre ce nouveau long-métrage, il prépare un Tchekhov pour Avignon, un opéra à Amsterdam et contribue à une adaptation de „Limonov“ d’Emmanuel Carrère.
C’est d’autant plus un signe fort que d’autres festivals, confondant tout, avaient supprimé de leur programmation des films de réalisateurs·rices dissident·e·s. Le message est clair: à Cannes, on ne confond pas le régime et les artistes russes, et on ne juge pas quelqu’un pour son appartenance nationale.
C’est une chance, car si „Tchaikowsky’s Wife“ paraît d’abord de facture plus classique que „Leto“ et „Petrov’s Flu“, il raconte de façon poignante une histoire sombre où la forme prend lentement revanche sur le fond historique, saccageant à la fois la toile de fond, déconstruisant un mythe national tout en se moquant de la notion de génie.
„Petrov’s Flu“ était un film formellement explosé, qui témoignait de la liberté (toute relative, puisqu’il ne pouvait pas quitter la Russie) que Kyrill Serebrennikov venait de gagner, le réalisateur n’étant plus assigné à domicile pour ce dont il était accusé et qui était une sorte de synecdoque pour les mensonges du tyran du Kremlin, Serebrennikov ayant a priori détourné tout autant d’argent que l’Ukraine a besoin d’être dénazifiée.
Dans le précédent „Leto“, Serebrennikov dévoyait son esthétique en noir et blanc par des clips vidéo pour montrer comment les influences de la musique underground occidentale avaient réussi à discrètement saccager le sobre utilitarisme de l’Union soviétique des années 80.
Alors que le réalisateur a enfin fui la Russie, son nouveau film paraît tout d’abord être son long-métrage cannois le plus classique, à la fois du côté de la narration, d’abord linéaire, que du côté de la forme, Serebrennikov suivant les codes du film d’époque, reconstituant la Russie de la fin du 19e siècle dans un classicisme qu’il ne tardera pourtant pas à démanteler.
De même, le film paraît d’abord être une œuvre moins subversive, moins provocatrice, qui suit une jeune femme croyante s’étant éprise du célèbre compositeur, qu’elle adule et qu’elle entreprend d’épouser en suivant les rites de la séduction en œuvre – après une première rencontre échouée, elle consulte un livret de lettres d’amour et copie des formules éculées pour lui confier son ressenti.
Tchaïkovski (Odin Lund Biron) ne paraît d’abord pas bien intéressé, ce qu’il lui fait savoir lors d’une visite dans le minuscule appartement, mais des troubles financiers tout comme les ragots qui circulent sur son homosexualité l’obligeront à accepter de prendre la main d’Antonina Miliukova, brillamment interprétée par Alena Mikhailova.
L’histoire tragique de ce mariage on ne peut plus malheureux est connue et a pu être reconstituée grâce aux mémoires d’Antonina Miliukova, de l’autobiographie du frère de Tchaïkovski ou même dans un autre film – „The Music Lovers“ de Ken Russell.
Car de fait, le mariage entre les deux n’aurait duré que quelques semaines, Tchaïkovski, qui avait pourtant prévenu la jeune femme qu’il ne pourrait s’engager qu’à un amour fraternel et calme, lui confiant presque – mais tout est dans ce presque – son homosexualité et qui l’avait avertie de son tempérament irascible, partira en voyage pour ne plus jamais retourner auprès de son épouse, envoyant famille, amis et avocats pour la convaincre de divorcer, ce qu’Antonina refusera de faire.
Le film épousant le point de vue de la jeune femme, Serebrennikov joue sur l’ironie dramatique: tout le monde sait que Tchaïkovski est gay – sauf elle. Cela devient évident dans les scènes où le compositeur, entouré de ses admirateurs et (peut-être amants), doit faire face à l’étonnement amusé de sa cour: toi, avec une femme, comme si on leur en racontait une de bien bonne.
Au centre de cette mascarade se trouve pourtant une jeune femme aveuglée par l’amour, obsédée de façon proustienne, qui ne veut ni ne peut voir le réel, l’escamotant pour se réfugier de plus en plus dans un monde factice, un réel illusoire, tombant peu à peu dans le dénuement matériel et la folie – c’est la raison pour laquelle le film prend des tournures de plus en plus fantasmagoriques.
Un lent effritement
Dès la première scène pourtant, le classicisme du film d’époque s’effrite – on y assiste aux funérailles du grand compositeur, alors que la veuve doit se forer un chemin à travers les endeuillés pour voir le corps de feu son mari. Quand elle y arrive, Tchaïkovski se lève de son lit de mort pour pointer un doigt accusateur sur son épouse, lui reprochant d’avoir voulu l’épouser, de lui avoir coûté du temps et de l’énergie. Fatigué par l’effort, il s’effondre, soutenu par ses fidèles, alors que la veuve s’enfuit, terrorisée.
La caméra, habile, tournoie autour de son personnage principal, qui est dans toutes les scènes tout en paraissant en être curieusement absent, surtout lorsque Serebrennikov s’intéresse à la courte phase lors de laquelle Antonina accompagnait son époux dans des soirées vides de présences féminines, où personne ou presque ne paraît s’intéresser à elle, qui en est réduite à vivre sa propre vie comme un personnage secondaire.
C’est cela qui, d’abord, fait la force d’aliénation de ce film – que Serebrennikov s’intéresse avec tendresse et empathie à une personne qui n’a pas vécu sa vie, qu’il mette au centre de son film une femme dont la vie est marquée, rongée, phagocytée par l’absence. Serebrennikov filme une présence obsédée par un vide, un fantôme, une obsession, il braque la caméra sur cette femme marginalisée, qui devient aussi une métonymie pour le traitement des femmes dans la Russie de l’époque (les femmes n’avaient pas le droit voter, ne pouvaient que difficilement divorcer, étaient plus ou moins la propriété du mari).
Dans une critique du Hollywood Reporter, l’on peut lire que Serebrennikov ne laisse pas le temps ni l’espace pour que le génie de Tchaïkovski se déploie. On peut croire que le critique n’a pas compris l’enjeu du film: déconstruisant un mythe national sans pour autant remettre en question le talent du compositeur, Serebrennikov dépeint Tchaïkovski comme une personne un peu ridicule, entouré par une cour qui l’idolâtre et le choie outre mesure, montrant un personnage à la fois écrasé par les conventions sociales là où son frère vivait ouvertement son homosexualité et qui, à force de se faire dire qu’il est une sorte de divinité solaire, perd tout ancrage dans le réel – une séquence de rêve follement kitsch vient de façon hyperbolique illustrer à quel point la notion de génie est kitsch et dangereuse, presque totalitaire.
Car oui: Serebrennikov filme le totalitarisme, l’absolutisme de ces génies qui n’ont d’égard que pour leur souffrance et pour qui personne d’autre n’a de voix au chapitre. Ce culte de la personnalité a pu mener, dans d’autres sphères, à des débordements autrement plus dangereux.
Filmé dans des couleurs sombres et ternes (le film fut projeté une après-midi ensoleillée et en en sortant, on s’étonnait qu’il ne fasse pas nuit), capturant des scènes qui sont comme des tableaux de vieux maîtres que Serebrennikov prendrait un malin plaisir à saccager peu à peu, enveloppé dans une bande-son qui tisse du Tchaïkovski dans quelque chose de baroque et de très beau, „Tchaikowsky’s Wife“ convainc non seulement grâce au jeu subjuguant d’Alena Mikhailova (il est trop tôt pour le dire, mais un prix de l’interprétation me paraîtrait amplement justifié), mais aussi par sa déconstruction subtile d’un mythe, déconstruction qui va de pair avec celle de sa propre esthétique.
„Tchaikowsky’s Wife“ de Kyrill Serebrennikov, en compétition officielle, 3,5/5
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