Film / La meilleure pire personne au monde: „Julie (en 12 chapitres)“ de Joachim Trier
„Julie (en 12 chapitres)“, intitulé „The Worst Person in the World” dans sa version anglaise, suit la vie professionnelle et amoureuse d’une trentagénaire farouche, féministe et follement perdue dans un monde en plein chamboulement. Le film de Joachim Trier, en compétition officielle à Cannes, multiplie les registres et les tons pour capturer l’hétérogénie d’une existence contemporaine sans jamais la juger. C’est souvent drôle et émouvant – et toujours incarné de façon brillante par les trois acteurs principaux.
La langue japonaise connaît cette belle expression, Koi No Yokan, qui donne non seulement son titre à un album des Deftones, mais qui désigne surtout le sentiment (pas si) diffus qu’on sait qu’on va tomber amoureux d’une personne – mais pas là, pas tout de suite encore.
Il se passe quelque chose de similaire dans la vie de Julie (Renate Reinsve, récompensée à juste titre pour le prix de la meilleure interprétation féminine à Cannes), une jeune femme de trente ans qui, après des débuts d’existence un peu trébuchants passés à commencer des études de médecine, qu’elle troque assez vite contre un parcours en psychologie pour finir, toujours sous le regard bienveillant de sa mère, par expliquer que ce qu’elle veut vraiment faire, là, c’est devenir photographe.
Un jour où elle assiste à la soirée de publication de la nouvelle BD de son copain Aksel (Anders Danielsen Lie) et qu’elle se fait vraiment chier, toute l’agitation étant centrée autour de son partenaire, les gens ne l’abordant que pour faire passer le temps à attendre dans la file d’attente pour se faire signer un exemplaire de la BD, elle décide de rentrer seule et, mélancolique, les larmes aux yeux, marche à travers une Oslo en fête.
Koi No Yokan
Comme elle en a marre de devoir être quelqu’un – et plus précisément, de jouer les seconds couteaux dans sa propre vie –, elle tape l’incruste à une fête où elle trouve plaisir à ne connaître personne et au cours de laquelle elle rencontre Eivind (Herbert Nordrum), dont elle s’éprend assez vite. Les deux étant tombés sous le charme l’un de l’autre tout en se trouvant tous deux dans une relation, ils sont bien d’accord qu’il ne se passera rien entre eux.
Mais où commence l’adultère, demande Julie. Boire au goulot de la bouteille de l’autre, est-ce déjà tromper? Se rapprocher de lui? Lui renifler les aisselles? Le mordre dans le bras? Lui confier des choses qu’on n’a jamais dites à qui que ce fût? Commence alors tout un ballet terriblement touchant où deux êtres essaient – avec un certain succès – de retarder l’inéluctable en se promettant de ne plus jamais se voir – une promesse qui ne sera évidemment pas tenue, faute à un malencontreux (ou heureux) coup du destin. C’est la scène la plus magistrale – brillamment écrite, filmée comme une chorégraphie de la séduction et de la tentation – d’un film qui en compte beaucoup, et qui suit sans (presque) jamais juger qui que ce soit les péripéties de sa protagoniste.
Il y a, dans „Julie (en 12 chapitres)“ une variation stylistique impressionnante qui, cachée derrière l’homogénéité du film, qui se manifeste surtout à travers son personnage principal (et donc son actrice) qui, aussi incertaine qu’elle puisse paraître, est l’un des personnages féminins les plus forts qu’on ait vus récemment au cinéma, se voit dans la segmentation du film en 12 chapitres (voire 14 si l’on compte le prologue et l’épilogue), ces segments empruntant à différents registres et styles, faisant du film non seulement un mélodrame sur l’amour, mais aussi un portrait du monde contemporain, de ses défis et de la place que peut y assumer une jeune femme.
Ainsi, on passe d’une soirée sous champi filmée de façon psychédélique à une scène de comédie romantique (un peu kitsch) qui recourt à des procédés surnaturels pour faire arrêter le temps en passant par des analepses biographiques impliquant une séance de prise d’ayahuasca, des selfies de yoga presque porno et un engagement écolo-fanatique, des séquences de mélo familial où l’on voit apparaître une figure paternelle grotesque ou encore un weekend entre amis où Julie, bien plus jeune que l’ensemble des amis d’Aksel, tous en famille avec des gosses, sent palpiter la tension et la jalousie à son encontre.
Masculinité toxique et champis psychédéliques
C’est aussi l’un des films les plus subtils sur le féminisme et la masculinité toxique qu’on ait réalisés à l’ère #MeToo, puisque Trier, bien que prenant parti pour sa protagoniste féministe énervée que tout tourne sans cesse autour de la vanité mâle de son partenaire, dépeint ses personnages sans les juger, alors qu’ils sont loin d’être sans faute.
Dans une scène très forte, Julie, qui a largué Aksel pour Eivind, court sur un tapis roulant dans une salle de fitness quand elle voit Aksel dans une émission télé où une jeune femme l’attaque en lui disant que son personnage de BD est un macho misogyne, à la limite du violeur et qu’il devrait avoir honte d’avoir dessiné et écrit cela dans le passé. Aksel se défend en parlant liberté d’expression, le discours s’envenime alors que le film suit du regard Julie, dont le regard est énigmatique, à la fois amusée que son ex si bavard connaisse un retour d’ascenseur et choquée par l’ampleur que prend le débat et par le durcissement rhétorique des deux côtés, que Trier filme sans complaisance aucune.
Pour Aksel, c’est tout un monde – son monde – qui est en train de disparaître, un monde dont il ne voyait pas l’habitus machiste qu’il colportait sans vraiment le questionner, mais aussi un monde de la matérialité, où art, musique, livres et collection allaient de pair, qui n’est plus et qui s’en va avec lui, qui sera atteint d’un cancer incurable vers la fin du film.
Pour Julie, le nouveau monde – celui où les films et les romans ne parleront pas que de masturbation, d’érection matinale ou d’éjaculation précoce, mais évoqueront aussi la menstruation, le plaisir ou l’absence de plaisir que peut éprouver une femme à pratiquer une fellation (elle écrira d’ailleurs un essai qui s’interroge sur l’art de la fellation à l’ère #MeToo) – peine à naître sur les ruines de l’ancien. Dans une scène finale où, prise à nouveau à témoin de l’instabilité et de la vanité des hommes, elle voit le côté cyclique, redondant des relations entre les êtres. Et parvient presque à en sourire.
En salles depuis mercredi.
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