Stéréotypes / La représentation des femmes dans les manuels scolaires: Peut beaucoup mieux faire
Les manuels scolaires transmettent aux élèves de l’école fondamentale une répartition stéréotypée des rôles des hommes et femmes dans la société. C’est ce qui ressort d’un vaste exercice de comptage réalisé par la sociologue Laurence Brasseur et la psychologue de l’éducation Sylvie Kerger sous l’égide de l’Université du Luxembourg.
En en exfiltrant le cours de religion, on a certes mis l’école à distance des représentations divines, mais on ne l’a pour autant pas débarrassé des inégalités de genre dont l’Eglise n’est pas la seule à détenir le secret. Le manuel scolaire „Gesellschaft und Leben – Vie et société“, du cours éponyme introduit en 2017, en fournit la preuve tangible. Certes, l’ouvrage montre la volonté de déconstruire les clichés en évoquant le cas d’un enfant non binaire, d’un garçon qui joue à la poupée ou d’un homme éducateur. Mais la vue d’ensemble parle un autre langage.
Les personnages y sont majoritairement de sexe masculin (51% contre 25% de sexe féminin). La raison réside principalement dans l’omniprésence des hommes dans les activités professionnelles, (seulement 24% de femmes), loin de la réalité d’une société dans laquelle la part des femmes ayant un emploi est égale à celle des hommes. Femmes et filles sont majoritaires dans la sphère domestique. Seules les femmes, d’ailleurs, font le ménage parmi les huit personnes qui s’y adonnent. Parmi les 223 personnages célèbres représentés, la différence est encore plus flagrante, puisque 85% d’entre eux sont des hommes. Sur 21 philosophes, on ne compte par exemple qu’une seule femme. „Certaines images des trois manuels transmettent indubitablement des stéréotypes de genre, notamment en ce qui concerne les attributs physiques et codes vestimentaires des différents personnages“, estiment la sociologue Laurence Brasseur et la psychologue de l’éducation Sylvie Kerger dans l’étude consacrée aux stéréotypes de genre dans les manuels scolaires de l’école fondamentale qu’elles ont publiée en mai dernier.
C’est en observant des études similaires faites à l’étranger, que les deux chercheuses ont voulu tenter l’expérience, sous l’égide de l’Université du Luxembourg. Elles ont obtenu le soutien financier du ministère de l’Egalité entre les femmes et les hommes, pour recenser pendant un an et demi les représentations de genre dans 67 manuels scolaires de sept matières (français, mathématiques, cours „Vie et société“, histoire, sciences naturelles, luxembourgeois) utilisés dans l’école fondamentale. Le résultat de l’étude montre que l’objectif de loi relative à l’obligation scolaire de 2009 qui veut que la formation scolaire doive amener l’enfant à respecter l’égalité entre les genres, ne peut être complètement rempli, tant les manuels scolaires perpétuent les normes.
Femmes à la maison, hommes au travail
En se fondant sur une méthodologie inspirée par le travail du Centre Hubertine Auclert, en faveur de l’égalité hommes-femmes, ainsi que sur des travaux et le guide méthodologique réalisés en 2008 pour l’Unesco par la démographe Carole Brugeilles et la sociologue Sylvie Cromer, les deux chercheuses ont compté page par page le nombre de personnages, réels ou fictifs (dont ceux dits de fidélisation), évoqués dans les illustrations et dans les textes et relevé l’activité dans laquelle ils sont représentés à l’intérieur de trois grandes catégories (sphère domestique, loisirs, professions) toutes traversées par des considérations de genre.
Sur un total de 26.373 personnages recensés, 14.298 soit 54% étaient masculins, 8.114 (31%) féminins, et 15% étaient de sexe indéterminé. La tendance est la même dans tous les ouvrages. C’est notamment le cas dans la série de livres de lecture „Mila“ utilisée dans les cycles 2.1 et 2.2 de l’école fondamentale. Les femmes forment la majorité des personnages représentés dans la catégorie de la sphère domestique. Elles sont plus souvent représentées que les hommes pour ce qui est du ménage et des soins apportés à l’enfant. Les hommes sont surreprésentés dans la sphère professionnelle. Ils y dominent aussi dans les activités de loisirs, où la danse est la seule activité dans laquelle les femmes sont les plus nombreuses.
Même les livres plus vertueux comme la série „Sprachfuchs“, qui montre les hommes plus actifs dans la sphère domestique, n’évitent pas tous les écueils. Le serpent s’y mord la queue, quand, dans une histoire qui entend à l’origine déconstruire les clichés, un jeune garçon qui veut cuisiner, doit entendre de ses camarades que c’est une activité de fille. De même, l’ouvrage ne renonce pas à encourager la compétition entre les sexes, comme le veut la bonne pratique, quand un questionnaire demande à attribuer un jeu à chaque sexe. Dans la sphère professionnelle, les hommes continuent à assumer les activités physiques tandis que les femmes sont vendeuses, couturières, sorcières ou fées.
L’ouvrage „Flex und Flora“ destiné au cours d’allemand réalise presque la parité dans les illustrations. Par contre l’ouvrage „Flex und Flo“ du même éditeur consacré aux mathématiques présente un écart considérable avec 79% de personnages masculins contre 15% de personnages féminins, du fait que les personnages de fidélisation (qui accompagnent l’élève dans sa découverte du livre), qui étaient un garçon et une fille dans l’ouvrage consacré à l’allemand, sont deux garçons dans celui dédié aux maths. Cela désespère particulièrement Sylvie Kerger qui, au début des années 2000, a étudié les différences de genre dans les performances en mathématiques et constaté que les filles s’y sentent moins capables que les garçons, bien que leurs performances soient comparables. Dans cette matière „les filles se sous-estiment et les garçons se surestiment“.
Rayées de l’histoire
Pour la littérature, les deux chercheuses se sont contentées de dénombrer le genre des auteurs. S’intéresser aux représentations dans les textes aurait été trop chronophage. Les manuels de littérature du cours d’allemand présentent 67% d’auteurs et 29% d’auteures. Ceux du cours de luxembourgeois 84% d’auteurs et 13% d’auteures. Le comptage opéré dans le livre d’histoire „Die Zeitmaschine – Lëtzebuerger Geschichtsbuch“, révèle qu’au total, textes et illustrations confondues, y sont représentés 937 personnages de sexe masculin (67%) et 226 personnages de sexe féminin (16%), tandis que 236 personnages sont de sexe indéterminé (17%). Dans les textes, la différence est encore plus flagrante que dans les illustrations.
„La version de l’histoire présentée par ce manuel transmet une vision erronée du passé, suggérant que les femmes n’ont pas joué de rôle dans le développement sociétal et dans la production économique“, commentent les chercheuses. Il s’agit non seulement de réhabiliter celles qui ont bravé les obstacles pour se faire une place dans l’histoire, mais aussi de „thématiser le fait qu’il était défendu pour les femmes de faire différents métiers ou alors de fréquenter des écoles“, explique Sylvie Kerger. „Elles ne sont pas restées sur le canapé pour autant. Elles ont fait d’autres métiers. Elles ont travaillé beaucoup et avaient leur rôle dans la société.“ En parlant des femmes, c’est aussi une certaine écriture de l’histoire, sociale, du quotidien, qu’on privilégie sur celle politique, des grands hommes.
Le livre d’histoire est un mauvais élève également pour le deuxième volet de l’étude qui s’intéresse au langage. Il existe trois manières d’écrire de la moins à la plus égalitaire: le masculin générique, les doublets et le langage épicène (neutre). Au total, il apparaît que ce sont les formes neutres qui sont utilisées majoritairement. Néanmoins, le masculin générique est utilisé fréquemment, de sorte que „les manuels scolaires donnent l’impression de s’adresser aux garçons plus qu’aux filles“. Des chercheurs réunis autour de Pascal Gygax, psycholinguiste à l’Université de Fribourg, ont pourtant démontré dès 2009 que lorsque la forme masculine d’un métier est utilisée dans sa qualité générique, elle engendre une représentation mentale masculine dans la plupart des cas. Ils ont établi plus récemment que ces représentations masculines apparaissent dès l’âge de trois à cinq ans.
Le ministère à l’écoute
La démographe Carole Brugeilles et la sociologue Sylvie Cromer désignent le livre scolaire comme un „levier puissant de changement social pour faire circuler les valeurs universelles“. Il est d’autant plus stratégique de s’y intéresser que, „pour beaucoup d’enfants, les manuels scolaires constituent les seuls livres auxquels elles et ils ont accès“, cite l’étude luxembourgeoise. Or, en parallèle, le marketing ne se contente plus de cibler les enfants. Il s’ingénie à les diviser en genres. „Dans les années 80, on avait des legos, de toutes les couleurs et pour tout le monde“, se rappelle Sylvie Kerger. „Aujourd’hui il y en a pour les deux. On divise tout le temps en deux catégories.“ Il est donc d’autant plus intéressant de contrebalancer cela dans les manuels scolaires. „Même s’il est vrai qu’il y a plus de femmes secrétaires et plus d’hommes pilotes, il est vraiment important de présenter les métiers aux enfants de façon égalitaire, sinon les filles ne peuvent pas se projeter dans les professions dont on dit toujours que ce sont les hommes qui les exercent.“
Parmi les recommandations qu’elles adressent en fin d’ouvrage, les deux chercheuses évoquent la solution pratique d’utiliser un personnage „neutre“ comme „l’élève“, „l’enfant“, „la personne“ ou introduire une indétermination en utilisant, par exemple, un prénom valable pour les deux sexes. „C’est un moyen d’insister sur l’universalité des caractéristiques et des comportements qui ne sont alors ni masculins ni féminins“, disent-elles. Pour le (rare) matériel didactique développé au Luxembourg, il serait important d’élaborer un guide d’écriture inclusive dont les principes veilleraient à un usage linguistique égalitaire et cohérent.
„Le ministère de l’Education veut suivre nos lignes de conduite, mais cela coûte beaucoup pour refaire les livres. C’est une machinerie lente“, observe Sylvie Kerger. Cela n’empêche pas d’agir de suite. „Il faut former les instits à jeter avec les enfants un regard critique sur ces représentations dans les livres.“ Un autre levier constitue justement à rendre attentif les enseignants aux réflexes inconscients par lesquels ils participent eux-mêmes à la reproduction des genres. Comme ils peuvent d’ailleurs participer inconsciemment à la reproduction des classes telle que l’avait décrite le sociologue Pierre Bourdieu dans „La reproduction“.
De même, on n’en finit pas avec les manuels scolaires en réglant la seule question du genre. Soulignant l’intérêt d’une approche intersectionnelle, l’étude avance que les „personnages non-blancs sont souvent représentés comme ceux qui habitent là-bas et non ceux qui font naturellement partie de notre société“. Quant aux personnes en situation de handicap, elles sont carrément invisibles, comme si elles n’existaient pas.
Mauvais genre
L’étude fournit quelques exemples éloquents, dont le suivant, tiré du manuel „Flex und Flora, Deutsch (3) – Sprache untersuchen“: „Dans un exercice qui demande aux élèves d’associer un personnage à un état ou une activité (Namen für Zustände erkennen), on retrouve l’image d’une fille qui tient un miroir relié au mot ,beauté‘ (die Schönheit) et l’image d’un garçon avec une ampoule électrique au-dessus de sa tête relié au mot ,idée‘ (die Idee).“
- Un livre sur le colonialisme récompensé – Le choix de l’audace - 14. November 2024.
- Trois femmes qui peuvent toujours rêver: „La ville ouverte“ - 24. Oktober 2024.
- Une maison à la superficie inconnue: Les assises sectorielles annoncent de grands débats à venir - 24. Oktober 2024.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können.
Melden sie sich an
Registrieren Sie sich kostenlos