Chèque en bois / L’annexion épineuse du Kammerwald et de Roth (1949-59)
En 1949, une forêt de 526 hectares, le Kammerwald, et un village de 250 habitants, Roth an der Our, doivent être intégrés au territoire en attente de réparations définitives pour les dommages de guerre allemands. Dix ans plus tard, ils sont rétrocédés pour ce qui restera une excentricité de l’histoire.
Les „Geschichtsfrënn de Vianden“ préparent de grandes festivités. Le Grand-Duc Henri les honorera de sa présence. Dans son discours, le président de l’association, Jean-Paul Hoffmann, ne manquera pas de mentionner un nom étonnamment bien connu pour être celui d’une forêt: le Kammerwald. Une anecdote ajoutera encore un peu plus d’épaisseur à l’histoire et aux mythes qui lui sont liés: en 1939, le jour où la Grande-Duchesse Charlotte est à Vianden pour célébrer les cent ans de l’indépendance du pays, Hitler était dans cette forêt, à deux vallées de là, en train d’inspecter la ligne Siegfried. L’image transmettra un peu de l’effroi de la guerre à venir et du soulagement de la libération de Vianden qu’il s’agira de célébrer. Ce sera le 12 février 2020.
L’anecdote aurait pu redonner un peu de puissance symbolique à un autre événement qui a manqué d’être commémoré durant l’année 2019 finissante: l’annexion du Kammerwald. Et ce à deux reprises: pour les 70 ans du début le 23 avril 1949 et les soixante ans de sa fin, le 11 juillet 1959.
Ce qui reste la seule conquête territoriale du Luxembourg contemporain était restée modeste dans son ampleur. La forêt de 526 hectares n’était qu’une partie des terres dont le Luxembourg avait été séparé par le traité de Vienne de 1815. A cette dernière occasion, l’Our était devenue, avec la Sûre, une des nouvelles frontières d’un Luxembourg entamé dans sa partie orientale. La commission chargée d’appliquer sur le terrain les grands principes du partage avait déterminé que la commune de Vianden dans son ensemble revenait au Grand-Duché auquel elle appartenait jusque-là. Pour cause, il était prévu que là où le cours d’eau traversait un même endroit, c’est la partie la plus peuplée qui déciderait à qui revenait la totalité.
Mais il fut aussi décidé de lui adjoindre le plateau du Scheuerhof, situé vis-à-vis du château médiéval, de l’autre côté de l’Our, lieu de pâturage qui avait appartenu également au comte de Vianden. Désormais la frontière passait dans la vallée sauvage séparant le Scheuerhof du Kammerwald. Le Kammerwald avait certes appartenu au comte de Vianden, mais il était inscrit sur le cadastre du village de Roth. Et Roth, entièrement développé sur la rive droite, devait passer au Royaume de Prusse. Ainsi, l’Our, encore aujourd’hui, arrête de faire la frontière à la sortie du village de Roth, et ne la redevient que plus au Nord, au niveau de Bivels.
Expansion contenue
Au sortir de la guerre, les territoires séparés du Luxembourg en 1815 faisaient l’objet des fantasmes des nationalistes, d’une reconstitution d’un Grand Luxembourg. Certes, en introduisant le service militaire obligatoire et en renonçant à la neutralité, le gouvernement en 1944, avait fait ce qu’il fallait, pour figurer dans le camp des alliés, et à ce titre, être en mesure d’occuper une partie de l’Allemagne et obtenir satisfaction pour ses revendications territoriales. Fin 1945, deux bataillons, de 1.200 hommes, avaient ainsi reçu du gouvernement militaire français la gestion du Kreis de Bitburg et de celui de Saarburg. L’administration et le commandement tactique restaient aux mains des Français. Mais une annexion territoriale plus grande faisait courir le risque d’un futur conflit avec l’Allemagne. Le gouvernement comme la majorité de l’opinion publique étaient plutôt pour une correction de frontière mineure, qui permettrait notamment de construire le barrage de l’Our.
Mais de mineure, la correction de frontière est devenue minime, sinon infime. En juin 1948, entre partenaires, les Etats-Unis, la Belgique, la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Luxembourg décident d’accorder au Luxembourg le Kammerwald mais aussi du village de Roth an der Our. La décision ne fut connue que le 22 mars suivant, le jour justement où la Chambre des députés débattait de réparations.
Dans les semaines suivantes, les journalistes luxembourgeois se succèdent à Roth pour décrire, photos à l’appui, le nouveau bout de Luxembourg. Ils découvrent un village exsangue. Leurs commentaires sont ironiques. Le journaliste du Tageblatt, qui a fait campagne contre toute annexion, tente un bilan financier de ce qu’il présente comme des gages obtenus en attente d’un règlement sur les réparations. Le rendement de la forêt lui paraît largement amoindri par les grandes provisions de bois qu’ont faites les habitants de Roth. Les châteaux du XIIIe siècle et l’église du XIe siècle pourraient avoir un intérêt touristique, mais leur mise en valeur nécessiterait un investissement qui ne peut être dans les priorités d’un pays en reconstruction. Au final, ces deux acquisitions pourraient coûter plus qu’elles ne rapporteraient.
Un journaliste et un photographe de la Revue passent également dans ce territoire que la presse allemande dit avoir été „cambriolé“ et au sujet duquel, Victor Hugo, en son temps, avait poétisé: „Schaut euch unsere herrlichen Photos an! Ein Dorf wie geschaffen für Touristen, erholungsbedürftige Luxemburger und Lyriker …“, ironisent-ils. Le journaliste s’empresse de constater que la perspective du rattachement inquiète les habitants plus qu’elle ne les enthousiasme. Ils ignorent si le Luxembourg entend les aider à reconstruire.
Ces reportages et les défis qu’ils laissent supposer n’ont pu que conforter le gouvernement dans sa vision des choses. Le 12 avril, il faisait savoir qu’il renonçait à placer Roth sous sa compétence territoriale. Pour autant, il ne renonçait pas au Kammerwald, qui avait l’avantage sur la première de ne pas être habité.
La nouvelle du renoncement au village de Roth rend encore plus saugrenue la conquête territoriale. Le samedi 23 avril, le Tageblatt ironise du fait qu’une grande question politique soit résolue avec un si maigre butin. „C’est un principe devenu bois“, considère l’éditorialiste. „Und jetzt weiß jeder Luxemburger, daß das Vaterland gerächt ist, wir sind die Sieger. Und unsere Toten wissen, warum sie gestorben sind. Und der Rundstedt wird erfahren, daß die Bäume aus dem Kammerwald, hinter denen Panzer standen, jetzt dem Wiederaufbau dienen und daß im warmen Frühling uns neue Hoffnung wächst. Oh Kammerwald, oh Kammerwald, wie grün sind deine Blätter!“
Survivances
Ton Eggen avait trois ans quand ses parents ont jeté leur dévolu sur le château de Roth et décidé de quitter les Pays-Bas et le garage du père. C’était en 1958, un an avant que le Luxembourg ne renonce définitivement au Kammerwald et à Roth. Dans son château de Roth surplombant la vallée de l’Our, il entend prendre de la hauteur sur ce passé. Il lui importe d’avoir un regard équilibré sur la situation, de faire de l’histoire plutôt que de la mémoire.
Or, pour lui, évoquer l’annexion du Kammerwald et de Roth an der Our, c’est parler des excès de l’occupation luxembourgeoise. „On doit voir cela dans le contexte de la guerre qui venait de se finir. Il y avait beaucoup de mauvais sang des deux côtés. Dans cette occupation luxembourgeoise, tous les soldats n’étaient pas des anges. Comme les Allemands ont fait des crimes au Luxembourg et dans d’autres pays occupés, il y avait aussi des crimes luxembourgeois, certes pas perpétrés de la même façon. Mais il y avait un fort esprit de revanche.“
Habitué à traquer les non-dits de cette période sensible, l’historien Vincent Artuso avait tenu à rappeler en avril dernier, dans une chronique parue dans nos colonnes, que le Luxembourg avait été une force occupante en Allemagne. Et que les choses n’avaient pas forcément bien tourné. La plupart des militaires luxembourgeois étaient d’anciens résistants, déportés, enrôlés de force et réfractaires, dans leur majorité des nationalistes. Durant les premiers mois, ils ont multiplié les exactions. Le gouvernement militaire français a relevé notamment des réquisitions abusives de logement, de mobilier, de vivres, l’obligation de faire des révérences au drapeau luxembourgeois, des coups de feu. Le 26 avril 1946, le secrétaire du gouvernement et ancien président de la commission administrative, Albert Wehrer fut, à ce titre, convoqué à Berlin et intimé par le général français Koenig de mettre fin à ces exactions.
La solution fut notamment de centraliser les soldats à Bitburg et de fermer les détachements locaux, comme celui de Roth en 1947. La fin de ces agissements était dans l’intérêt du Luxembourg. Par une occupation juste, l’armée était censée préparer une future annexion. Toutefois, le code de conduite donné aux soldats, et cité par Artuso, n’invitait pas vraiment les soldats à traiter d’égal à égal les autochtones: „Quand ils luttent contre les barbares, [les Luxembourgeois] ne songent pas une minute à leur ressembler en quoi que ce soit, car ils s’en rendent bien compte, ce serait pour eux-mêmes un recul vers la barbarie.“
Ton Eggen sait que les choses ne sont pas toujours aussi simples quo’n ne les présente. „C’est toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire“, observe-t-il. „Toute histoire a deux faces. La raison n’est jamais d’un seul côté, il y a des mauvais et bons de chaque côté. Dans chaque camp, il y a des gens qui succombent à la tentation d’exercer leur nouveau pouvoir et d’autres qui y résistent. C’est surtout les crimes allemands qui ont été mis en avant parce que c’étaient les perdants.“
La jeunesse de Ton Eggen fut marquée par la guerre, que ce soit par les jeux dans les bunkers avec les copains, ou les films de guerre glorifiants. A son entrée à l’école de Vianden, certains enfants l’ont appelé le „Preis“, même s’il était Néerlandais. „Cela dépend surtout des parents, de la manière dont ils éduquent les enfants“, se dit-il aujourd’hui avec le recul, bien content que le terme „Däitschen“ supplante désormais le juron tout droit sorti du 19e siècle.
Agent immobilier dont l’agence est située à Vianden, Ton Eggen est bien placé pour savoir que les choses ont évolué. Luxembourgeois et Allemands se mélangent. Et le marché immobilier a poussé cette mixité, en rendant l’Eifel désirable. Les logements sont trois fois moins cher à Roth qu’à Vianden, dix fois dès qu’on s’éloigne un peu plus de la frontière. „Il y a ceux qui ne peuvent pas se permettre un achat au Luxembourg et des gens plus âgés avant la retraite vendent leur maison à un prix très intéressant et peuvent racheter une belle maison pour beaucoup moins, et profiter du reste.“
Certes, la sauce ne prend pas toujours. Mais, là aussi, une vision nuancée aide Ton Eggen à y voir clair. Il y a des gens qui veulent s’intégrer et d’autres non, des introvertis et des extravertis, tout comme il y a des villages plus accueillants et d’autres qui le sont moins, explique-t-il. „Beaucoup vivent au présent et voient les Allemands comme d’autres nationalités. Même s’il y en a encore d’autres qui ont des choses dans la tête.“
Les têtes abritent encore des histoires d’après-guerre. On raconte que des résistants luxembourgeois sont venus après la guerre faire exploser le toit du château. Ainsi, on raconte qu’au Kammerwald de nombreuses personnes seraient mortes en marchant sur des mines dans les années suivant la guerre. Tous n’auraient pas été comptés. Et des anciens collaborateurs luxembourgeois condamnés y auraient été envoyés faire le sale boulot. Il faudrait passer tous ces faits au peigne fin de l’histoire orale pour y voir clair.
„L’un des deux résultats de la collaboration“
L’historien, Vincent Artuso, a souvent croisé l’histoire de l’annexion du Kammerwald dans ses recherches. Il le considère comme „l’un des deux résultats concrets de l’occupation“. Le second est hautement symbolique. Il s’agit du rapatriement du tombeau de Jean l’Aveugle, en 1946. Jusque-là abrité dans le village de Kastel, du Kreis de Saarburg, le tombeau du comte de la bataille de Crécy avait été invoqué au départ de l’armée d’occupation qui espérait des gains territoriaux. „Les nationalistes avaient mis en avant le symbole d’un passé glorieux pour obtenir des terres. Ils durent se contenter de cendres“, écrivait Vincent Artuso dans une contribution de mai dernier à ce sujet. Dans le Kreis de Bitburg, plutôt que de terres, c’est de bois qu’ils ont dû se contenter, pourrait-on compléter.
Toutefois, l’acquisition ne dura qu’un temps, une décennie. En 1959, le Kammerwald est restitué par un accord sur les réparations entre Allemagne et Luxembourg. C’est la fin de dix années d’une exploitation peu rémunératrice. Roth reste définitivement allemand. Dans son avis sur la loi qui entérine l’accord, le conseil d’Etat écrit l’histoire: „L’opinion publique luxembourgeoise, dès la fin de la guerre, était opposée à toute sorte d’annexion de territoires allemands, puisqu’il était bien compréhensible que, sans nous valoir des avantages réels, des annexions, peu ou prou importantes ne pouvaient que nous créer des complications et des difficultés pour l’avenir. La restitution du Kammerwald apparaît donc conforme à cet état d’esprit bien luxembourgeois.“
Le Kammerwald
Depuis 1815, sa position frontalière avait fait du Kammerwald un passage prisé des contrebandiers. L’intégration au Luxembourg entre 1949 et 1959 n’y a rien changé. En novembre 1950, d’ailleurs, les magistrats du parquet de Trèves sont venus sur place observer la configuration de ce qui était un des trois principaux lieux de passage des nombreux dossiers de contrebande qu’ils avaient à traiter.
19 ans plus tard, en mai 68, dans un nouveau jeu à trois, entre France, Luxembourg et Allemagne, le Kammerwald fut le théâtre d’un coup de maître d’une contrebande politique, à forte dimension internationaliste. Le couple d’historiens Henri Wehenkel et Janine Frisch, accompagné d’une amie, s’était rendu en voiture jusqu’au Scheuerhof. De là, le trio avait franchi la frontière rétablie en 1959 pour atteindre le Kammerwald, récupérer un certain Daniel Cohn-Bendit, déposé en voiture par des complices, et lui faire parcourir le chemin en sens inverse.
Ancien membre d’un réseau de passeurs durant la guerre d’Algérie réactivé à cette occasion, Henri Wehenkel avait repéré ce discret et facile point de passage de la frontière, pour faire entrer clandestinement au Luxembourg l’anarchiste expulsé de France. Le lendemain de ce 27 mai 1968, après avoir été teint en noir dans un appartement de Merl et avoir franchi à la frontière à Mondorf, il apparaissait au milieu de la Sorbonne occupée.
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