Muséologie / L’art de la collecte
La collection est la colonne vertébrale d’un musée. Dans l’intérêt du rayonnement de l’institution publique comme du bon usage des deniers publics, les décisions d’acquisition ne peuvent se prendre à la légère.
Elles vivent au sens propre comme au figuré à l’ombre des expositions. Mais l’une ne va pas sans l’autre. Exposition et collection sont les deux faces d’une même médaille, se nourrissent mutuellement, la collection fermentant des idées d’expositions, des expositions enfantant de nouvelles acquisitions. Elles construisent de concert l’identité du musée et l’intérêt que les visiteurs peuvent éprouver à son égard. Les acquisitions sont ainsi toujours pensées en fonction de la manière dont elles peuvent être stockées, ce qu’elles seront pour la plupart, la majeure partie du temps, mais surtout pour leur possibilité à être exposées, que ce soit dans les murs du musée ou dans d’autres institutions qui en demandent le prêt.
„Une des missions du musée est de conserver, mais c’est aussi de rendre visibles et accessibles les pièces“, explique Marie-Noëlle Farcy, responsable de la collection du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean (Mudam). Elle est rejointe en la matière par le directeur du Musée national d’histoire et d’art (MNHA), Michel Polfer. „On ne collectionne pas pour le dépôt. Nos dépôts sont pleins à craquer et ce n’est pas une finalité“, confie-t-il. „Une proposition en beaux-arts sera toujours évaluée en fonction de son utilité pour un accrochage dans une exposition temporaire ou pour l’exposition permanente.“
Direction assistée
Constituer une collection, c’est devoir faire des choix dans la profusion d’œuvres éligibles. Et pour une institution jeune comme le Mudam, c’est une question stratégique de premier ordre. Chaque direction a imprimé sa marque dans ce que la collection du musée du Kirchberg est devenue aujourd’hui. Cette dernière a sa préhistoire, avant même le début de la construction du musée, quand, entre 1996 et 1998, le Focuna acquiert une cinquantaine d’œuvres dans des médias traditionnels que sont la peinture, la sculpture et la photographie, en vue de la construction du musée. C’est de cette époque que date l’entrée dans la colletion des photographes allemands comme Bernd et Hilla Becher ou Andreas Gursky, Thomas Ruff.
La Fondation du musée a ensuite pris le relai jusqu’à l’arrivée de la directrice Marie-Paule Beaud au début de l’année 2000. Jusqu’à son départ en 2008, cette dernière diversifie les disciplines et les supports, en allant vers la vidéo et des installations plus mixtes. Elle fait des coups, pour obtenir des pièces-clés indispensables à la notoriété du musée. C’est ainsi qu’en 2000, le Mudam acquiert l’aéroport (Flugplatz Welt) de Thomas Hirschhorn, présenté l’année précédente à la Biennale de Venise. C’est rétroactivement un pari gagnant avec „une pièce qui dit encore beaucoup de choses et sur la scène de l’art contemporain et sur la pratique de l’artiste“, constate Marie-Noëlle Farcy.
Le budget, inchangé depuis lors, de 620.000 euros oblige aussi à être créatif, dans un marché de l’art souvent spéculatif. Beaud cultive la proximité avec les artistes déjà établis, ce qui permet de faire entrer certaines de leurs pièces à des prix convenables, souvent assorties d’un don. Les artistes sont eux-mêmes intéressés à placer leurs œuvres majeures dans des collections publiques qui leur offriront une plus grande visibilité. Marie-Paule Beaud s’est aussi rapprochée des collectionneurs pour obtenir des dépôts qui viennent enrichir la collection à moindres frais dans l’optique future d’un don. C’est ainsi que Myriam et Jacques Salomon ont déposé sous sa houlette une vingtaine de pièces importantes, dont quatre, voilà trois ans, furent données au Mudam.
L’idée de Marie-Paule Beaud était de définir l’identité du musée comme une plate-forme expérimentale, allant jusqu’à confier des espaces fonctionnels du musée à des designers et des artistes pour qu’ils y fassent des œuvres qui sont partie intégrante de la collection. Le passage d’Enrico Lunghi (2009-17) s’est inscrit dans la continuité, mais en s’intéressant à une génération d’artistes plus en devenir, ce qui a permis de faire des achats plus nombreux. Suzanne Cotter (2018-22) avait plutôt le souhait d’acheter des pièces des années 60-70 pour mettre le musée en mesure de remonter davantage l’histoire de l’art contemporain. „On est sans cesse dans un mouvement de balancier: remonter en arrière sur des choses importantes et regarder vers l’avant“, constate Marie-Noëlle Farcy. Avec la nouvelle directrice Bettina Steinbrügge, la collection va entrer en résonance avec les problématiques actuelles comme le changement climatique. Dans ce dernier domaine, le Mudam ne risque pas d’entrer en concurrence avec le MNHA.
On est sans cesse dans un mouvement de balancier: remonter en arrière sur des choses importantes et regarder vers l’avantresponsable de la collection du Mudam
Des garde-fous
„En matière de collection, il y a plusieurs approches différentes, et un musée peut en combiner plusieurs. On peut partir de ce qu’il y a déjà“, explique Michel Polfer. À son arrivée en 2006, le MNHA disposait de deux belles collections d’art français constitué par ses prédécesseurs: la première de la deuxième école de Paris – abstraction française des années 50-60 – et une collection de figuration narrative, mouvement d’avant-garde né en réaction à l’abstraction. Michel Polfer s’est évertué à compléter les deux collections, en y faisant entrer des artistes importants ou en remplaçant des œuvres par de nouvelles aux qualités muséales plus évidentes. Puis, il a trouvé que la suite logique était de poursuivre la collection avec des artistes de Supports/Surfaces, le dernier mouvement d’avant-garde de l’art français. L’avantage résidait dans le fait que nombre de ses représentants étaient encore en vie et actifs, et que les prix n’étaient pas aussi élevés que ceux de leurs confrères américains de la même époque. Toutes les maisons de ventes en France savent que le MNHA est un acheteur potentiel et une référence à des centaines de kilomètres à la ronde pour qui s’intéresse à ce mouvement.
Le MNHA dispose d’un budget variable de 500.000 à 600.000 euros pris sur l’enveloppe globale de 3,8 millions d’euros (hors frais de personnel), pour l’ensemble de ses départements (dont la section historique, le cabinet des médailles et les arts décoratifs). Quand le musée achète des œuvres récentes, c’est pour documenter le parcours des artistes luxembourgeois les plus intéressants dont il a la charge de documenter l’évolution artistique. En la matière, le MNHA risque davantage de marcher sur les platebandes de la collection du ministère de la Culture, que sur celles du Mudam, dont 7% des acquisitions sont tout de même des œuvres luxembourgeoises
Par souci de soutien à la création et au secteur artistique locaux, le ministère, par l’entremise de son tout nouveau département artothèque, a prévu d’acheter pour 112.000 euros d’œuvres (entre 20 et 30) à des artistes luxembourgeois (de nationalité ou résidents) pour enrichir sa collection. Pour l’aiguiller dans ses choix et ne pas faire doublon, il dispose de l’aide d’une commission d’acquisition constituée de représentants d’autres institutions muséales du pays, dont Michel Polfer. Le but est de structurer la collection, en identifiant les figures tutélaires, connues et émergentes de l’art local, de refléter la diversité de la création de la scène artistique luxembourgeoise et assurer la pertinence des acquisitions pour ce qui est notamment de la période et du format ou encore de la carrière de l’artiste. Une des missions de l’artothèque pilotée par Lisa Baldelli consiste dans la mise en valeur de cette collection, comme le Kulturentwicklungsplan en a fait en sa priorité numéro 35. Jusqu’alors les prêts d’œuvres se font à la demande des artistes. La mise en ligne de la collection de quelque 300 artistes, en cours de développement, devrait stimuler la curiosité des curateurs et donc améliorer aussi les prêts et la visibilité des artistes, dont les travaux sont pour l’heure surtout présentés dans les bâtiments des ministères qui en font la demande.
Si dans les musées, les directions, de concert avec les conservateurs, impulsent les idées d’acquisition, ils ne sont pas seuls non plus à décider. Au Mudam, c’est ainsi depuis 2000 et la création d’un comité scientifique composé d’experts internationaux qui conseillent la direction sur l’enrichissement de la collection. C’est „une sorte d’agora“ qui mène une réflexion globale sur l’histoire passée du musée et son futur. Le MNHA a mis en place depuis deux ans un comité d’acquisition, pour mettre fin à l’époque où tout se passait uniquement entre le directeur et le conservateur. „Au XXIe siècle, ce n’est plus une manière de travailler. On dépense de l’argent public. On est donc redevable d’une certaine transparence, d’une traçabilité de nos décisions“, explique Michel Polfer. Tous les départements du musée y sont représentés. Chaque proposition qui arrive pour une acquisition, une donation ou un legs, est documentée.
De nouveaux types de consultation pourraient aussi voir le jour avec la possibilité ouverte sous des conditions strictes par la loi du 25 février 2022 relative au patrimoine culturel, afin de déclasser des biens culturels et donc permettre la vente d’œuvres jusque-là inaliénables, car appartenant au domaine public. Les musées nationaux ne vont pas pour autant suivre l’exemple anglo-saxon où les ventes font partie du quotidien. Il faudra argumenter ses choix et passer une commission. Le MNHA devrait en faire usage. L’inaliénabilité met les musées „à l’abri d’erreurs consistant à suivre les modes du marché qu’on suit toujours à contre-sens“, concède Paul Polfer. Mais ce principe met le MNHA dans l’impossibilité de se séparer d’œuvres qui n’ont rien à faire dans ses réserves, où elles bénéficient d’un traitement égal à d’autres pièces plus importantes.
Il s’agit dans le cas du MNHA de libérer de l’espace plus que de faire rentrer de l’argent. Pour cause, les donations ont eu tendance à remplir inutilement les réserves depuis les années 20. „Il arrive qu’on nous lègue trente tableaux à prendre ou à laisser. Si je dois accumuler ad vitam eternam dans mon dépôt vingt-neuf croûtes pour récupérer un tableau de qualité, je préfère aujourd’hui laisser partir le bon tableau pour ne pas embêter mes successeurs avec les croûtes.“ Il ne s’agira pas de revendre des pièces qui ont un rapport avec le Luxembourg. „Ça n’a aucun sens de garder un tableau de 4e choix acheté par un Luxembourgeois dans les années 50 en Italie.“ Car ces tableaux sont conservés de la même manière que le Picasso.
Source d’idées
Une acquisition peut déclencher des idées d’expositions futures et donc de prêts. Un bon exemple de ces liens entre collection et exposition, est le grand projet artistique que le MNHA réalisera avec le photographe Ervin Olaf à la fin de l’année, lequel avait apprécié l’acquisition passée d’une de ses photos exposées dans le cadre de la participation du musée au mois de la photo.
Un prêt peut provoquer une acquisition. Au Mudam, la programmation enrichit la collection, puisqu’il arrive régulièrement que le musée acquiert une ou deux pièces à la suite d’une exposition. S’il n’est pas imaginable que le Mudam puisse mettre la main sur un des tableaux de Lynette Yiadom Boakye qu’il expose au rez-de-chaussée (en peinture, la concurrence est encore plus rude, et les listes d’attente sont longues quand les prix ne sont pas prohibitifs), par contre, pour ce qui est de Tacita Dean, exposée depuis peu au premier étage, la question se posera en fin d’exposition si le Mudam veut faire entrer l’artiste dans sa collection par l’achat d’une des œuvres exposées.
Si je dois accumuler ad vitam eternam dans mon dépôt vingt-neuf croûtes pour récupérer un tableau de qualité, je préfère aujourd’hui laisser partir le bon tableau pour ne pas embêter mes successeurs avec les croûtesdirecteur du Musée national d’histoire et d’art
Au MNHA, il arrive qu’on acquiert une pièce en vue d’une exposition, comme ce fut le cas avec l’exposition itinérante „Beyond the Medici“. Il s’agissait à la base d’une collection privée qui vient des USA, intéressante, mais incomplète. Pour avoir „un package intéressant“ pour les musées, il a semblé préférable d’acheter des tableaux florentins alors que leur côte est en baisse. Les rentrées pour les locations de l’exposition aux autres musées ont permis de financer ces achats. „On a développé une petite collection d’art florentin, un petit éventail assez représentatif des meilleurs peintres qui n’ont rien coûté à l’État luxembourgeois“, se réjouit Michel Polfer. En pareil cas, l’acquisition est meilleure que le prêt, qui peut vite atteindre quelques dizaines de milliers d’euros. En art comme dans l’immobilier, il vaut parfois mieux acheter que louer. Avec les risques que cela comporte …
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