Art / Le chantier, une source d’inspiration potable
Le chantier peut être une nuisance pour le citoyen, un frein à la création pour l’artiste. Mais ce surgissement de mouvements, de matériaux et d’histoires est aussi une source abondante – et souvent négligée – de création.
Lorsqu’au printemps 1960, la transformation d’une villa menace le paysage qu’il aimait tant observer depuis sa résidence cannoise, Pablo Picasso saisit le carnage sur une grande toile de 130×195 cm. Au premier plan, „Paysage de Cannes au crépuscule“ présente le paysage intérieur de la villa du peintre. Au second plan, dans la nuit, une grue dénature le paysage extérieur jusque-là composé d’une végétation luxuriante et de villas raffinées.
A l’issue d’une halte muséale au Luxembourg en 1999, le tableau fut abîmé au moment du décrochage. L’Etat racheta le tableau, le fit restaurer. Et c’est ainsi que par un clin d’oeil de l’histoire, l’unique Picasso présent dans les collections publiques présente une grue et constitue une critique de l’urbanisme incontrôlé. Il ne pouvait sans doute élire meilleur (ou pire) domicile que dans une capitale dans laquelle trouver un panorama débarrassé de grues demande depuis lors une forte dose d’imagination.
La ville est le produit d’une multitude de chantiers disparus du paysage. Et chaque nouveau chantier fait apparaître en un lieu des hommes, des matériaux et des problématiques, qu’on ne rencontre pas avant et plus après le chantier. Et c’est souvent la photographie qui, au cours du dernier siècle, a réparé l’injustice, qu’elle veuille saluer le courage des ouvriers, la dextérité des machines ou la barbarie de la démolition.
L’attrait du chaos
Depuis 2015, Patrick Galbats a souvent rôdé, appareil en bandoulière, autour du chantier Royal Hamilius, quand il était encore photographe du Lëtzebuerger Land, puis comme l’artiste indépendant qu’il est désormais. Les chantiers l’attirent, pour ce qu’ils sont dans leur sens premier, un chaos. Un chaos qui s’invite dans des endroits où on ne pensait plus le voir venir. Le photographe se nourrit des contrastes de la ville. Le chantier lui en offre des biens spécifiques. „Ce qui est surtout intéressant, c’est tout ce bordel. Tu as des panneaux, de la signalisation, des choses cassées. Ça devient des coins un peu crades et des lieux de passage.“
Le chantier est créateur de poussière, de saleté. Il remet du figuré là où il n’y avait plus que du propre. Le monde, les machines, les mouvements concentrés en pareils lieux constituent une multitude d’éléments parmi lesquels piocher pour faire ses compositions. „Faire une photo, c’est l’inverse de faire un tableau. Tu as le monde devant toi, rempli de choses. En tant que photographe, tu dois réduire; alors qu’un peintre au contraire doit remplir. C’est comme si la toile était pleine et que tu devais retirer des choses.“ C’est par le cadre et l’angle de vue que le photographe opère.
Un de ses clichés incarne cette impression de sens dessus-dessous. Pris du 5e étage d’un immeuble, le jour où l’on détruisait l’ancien bâtiment de La Luxembourgeoise. Le photographe se surprend encore à devoir le déchiffrer. Sur ce cliché (voir photo), „il y a une chouette lumière, tu vois à travers le bâtiment, comme si tu étais en survol, il y a au fond une rue, des gens qui marchent, tu ne comprends plus comment cela fonctionne.“ Les palissades du chantier, à la manière de Walker Evans dans les années 40 à Detroit, lui ont servi aussi pour dresser à son tour une typologie des travailleurs et passants côtoyant le chantier.
Quand les palissades sont retirées, que le chantier s’achève, le photographe ne déserte pas pour autant. Il aime observer comment l’espace est recolonisé, toutes les manières contrastées de s’approprier l’espace urbain. „Chacun vit différemment la ville, y fait des choses différentes, y respecte de manières différentes l’espace.“ Mais là, le photographe a le désavantage sur le peintre que l’espace urbain se privatise et que les objectifs ne sont pas toujours les bienvenus. Ce phénomène s’observe même là où on ne l’attendait pas. Récemment, à Esch, aux Terres-rouges, il a immortalisé l’importation du fil barbelé à lame, redouté sur les frontières et dans les prisons, qui vient signifier l’interdiction et l’oppression jusque dans le paysage urbain.
Trop fouilli
Là où le photographe se délecte d’une foule d’éléments, le cinéaste se désespère de leur trop grand nombre. „Le chantier brouille l’image, il y a trop d’informations, alors que dans un film, tu veux que ce qu’on regarde soit assez clair“, explique Max Jacoby. Lors du tournage de son film „Péitruss“, il a essayé au possible d’éviter les chantiers, de les cacher ou les supprimer quand ce n’était pas possible.
Il a fallu donc ruser et faire appel aux méthodes les plus récentes pour contourner cette contrainte. Les travaux du Pont-Rouge ont été éffacés digitalement par la suite. „’Avec les VFX avec lesquels tu peux effacer tout et n’importe quoi. c’est devenu beaucoup plus facile et c’est pas cher. Il y en a pour une demie-journée pour un truc compliqué, tandis qu’un truc simple s’efface tout de suite.“ Pour une scène qui se tournait dans une crèche au Limpertsberg, en plein congé collectif, il a fallu recouvrir à une technique moins virtuelle et recouvrir le chantier pour le dissimuler. „C’était avant tout une question de lisibilité de l’image.“
Un chantier brouille l’image, il y a trop d’informations dans l’image, alors que dans un film, tu veux que ce qu’on regarde soit assez claircinéaste
Dans son film Péitruss, le haut de la ville incarne la pureté, et le bas de la ville, la Pétrusse, le glauque. Un chantier dans la ville haute aurait pu gâcher le propos. Ainsi, Luxembourg y figure, comme souvent les villes au cinéma, sans chantier. Mais ce n’est qu’une explication mineure à l’impression que le Luxembourg du film est très différent de celui de la réalité. „Si tu fais un film, tu choisis tes lieux et le genre d’histoires qui construisent un espace filmique différent de la réalité et que le spectateur puisse se construire un lieu imaginaire. Et Luxembourg dans mon film ressemble à une ville d’un million ou un demi-million d’habitants.“
Le chantier est aussi une contrainte pour le trafic qu’il crée. „Dans un film, tu veux qu’il y ait un flow quand un personnage se déplace, qu’il ne s’arrête pas toutes les cinq secondes à un feu rouge ou qu’il fasse un détour.“ De même, tourner des fameuses séquences de conversation en voiture, où les protagonistes sont chacun filmés par une caméra pour permettre au montage de sauter d’une prise à l’autre, requiert une continuité. „S’ils sont arrêtés tout le temps ou la moitié du temps, tu ne peux pas couper ensemble. Tu dois être soit tout le temps arrêté, soit tout le temps en train d’être roulé.“
Pour Max Jacoby, le chantier ne signifie pour l’heure que contraintes. Pour qu’il en soit autrement, „il faudrait écrire quelque chose spécifiquement pour cela“. „Je n’ai pas encore eu cette idée mais ça peut toujours venir“, s’amuse-t-il.
Le chantier de destruction des halles à Paris, au début des années 70, figure, à côté des projets de gratte-ciel américains, parmi les chantiers qui ont mobilisé les artistes et stimulé leur créativité. Longeant le trou laissé béant par la destruction des halles immortalisées par le Luxembourgeois Romain Urhausen dix ans plus tôt, le réalisateur italien Marco Ferreri eut l’idée d’un film. L’endroit sert de décor à „Touche pas à la femme blanche“, un western grotesque, sorti en 1974, opposant des cowboys qui seraient les promoteurs immobiliers et représentants de la loi, d’un côté, et les Indiens, habitants du quartier, de l’autre, qui se veut un éloge des révoltes populaires.
L’envers du progrès
Si elle devait s’intéresser au chantier, ou au trafic qu’il génère bien souvent, la chorégraphe Jill Croisivier s’intéresserait néanmoins aux sentiments qu’ils éveillent chez le citoyen. Le thème recoupe celui sur lequel elle est en train de mener une recherche: le progrès et, plus spécifiquement, le progrès technologique. Une recherche, en danse, signifie se concentrer sur une thématique, consulter des documentations, lire des témoignages, s’inspirer d’expériences personnelles. Or, lors de ses nombreux voyages en Asie, la lauréate du Danzpraïs a pu y observer ces effets du progrès.
Les effets du chantier ressemblent aux effets du progrès. Il est lui aussi bourré de contre-sens. „Les choses arrivent toujours plus et toujours plus vite, jusqu’à prendre le dessus et jouer sur nos qualités de vie. S’il y a un chantier c’est pour faciliter la vie des gens, faire des autoroutes, faire des immeubles pour que les gens puissent y habiter. Or, dans l’instant, ce sont les aspects négatifs qui comptent: les complications, le stress et la perte de temps.“ Avec le chantier, comme avec la robotisation, le progrès prend le dessus de l’humain.
La chorégraphe relève que le chantier est plus souvent vu au sens de nuisance, que de travail en cours. C’est l’agacement plutôt que la curiosité qu’il entraîne. „Dans la société, le mot chantier fait mal aux oreilles, alors que chantier ça veut dire aussi création, avancée, c’est intéressant, comprendre aussi pourquoi on réagit de telle manière.“ Dans les réactions énervées face au chantier et au trafic que souvent il engendre, Jill Crovisier perçoit des raisons profondes, d’insatisfactions liées à leur travail par exemple. „Dans la vie on se demande si on ne passe pas trop de temps à faire des choses qu’on n’apprécie pas. On peut décider de ne pas poser ces questions-là. Mais quand on est coincés dans les embouteillages, ça remonte.“
La chorégraphe ne connaît pas cette insatisfaction. Elle a le loisir de chercher la profondeur par ses recherches et la faculté de „lancer un questionnement“.
Le chantier comme support
La danse peut trouver dans le chantier à la fois une source mais aussi un support à la création. Cela dépend en fin de compte des promoteurs et de l’architecte. En France, l’architecte Patrick Bouchain se distingue à ce titre en se présentant comme un transformateur de rapports sociaux et en posant le chantier en un acte culturel. Il considère qu’il faut associer les citoyens au projet dès le chantier pour favoriser leur adhésion au projet, faire de ce dernier une histoire collective. Cela passe par une présence permanente sur le terrain mais aussi par des rencontres que l’art facilite.
En 2014, son agence Construire avec le Pôle d’arts urbains ont fait d’un projet sur la zone industrielle près de Tours une opportunité. La Compagnie Off a accompagné la progression des travaux, par différents spectacles. Leur liste démontre comment le chantier peut être à la fois le cadre et la source de l’inspiration des artistes. Une parodie clownesque de la pose de la première pierre, un concert avec mélanges d’instruments classiques et d’instruments de chantiers; un spectacle chorégraphié, des performances dansées. Certains des spectacles impliquent les ouvriers pour rendre honneur à leur travail.
De tels programmes sont d’autant plus pertinents que le chantier pourrait être traumatisant, parce qu’il supprime ou modifie un lieu d’identification. Le chantier du „Royal Hamilius“, qui n’a pas produit pour seul traumatisme de détruire un lieu culte du hip-hop, aurait été un cadre idéal pour de telles initiatives rassembleuses. Et en pareil cas, la programmation culturelle a la vertu d’obliger un peu plus les promoteurs à respecter des délais. Et dare-dare.
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