Rentrée littéraire / Le cœur tendre et l’œil dur
Histoire passionnelle tragique qu’on découvre au fur et à mesure d’une enquête juridico-poétique, „Mon maître et mon vainqueur“ est aussi une déclaration d’amour à la littérature et aux frasques de Rimbaud et de Verlaine, ces grands fous mélancoliques dont les poèmes tout comme les existences foutraques et grandiloquentes hantent ce nouveau roman de François-Henri Désérable.
„Si j’étais un romancier du XIXe, si j’étais, mettons, Stendhal, je commencerais par décrire le département du Vaucluse, ses spécialités gastronomiques, ses curiosités culturelles et son climat (…) Mais je ne suis pas Stendhal. Je ne fais pas dans le réalisme. Je dirais même que le réalisme m’emmerde (…).“
Plutôt que de succomber donc à la veine bavarde du réalisme, à ce souci du détail censé faire effet de réel, François-Henri Désérable, tout comme son narrateur et ses personnages, lirait et vivrait plutôt le réel selon les codes narratifs et comportementaux des personnages de romans, affichant une manière bien littéraire d’être dans l’existence – comme le rapprochait un de ses tortionnaires à Breughel dans „Le port intérieur“ d’Antoine Volodine.
Ainsi, au cours de son récent „Un certain M. Piekielny“, son auteur-narrateur avait commencé par suivre les traces d’un voisin de Romain Gary évoqué dans „La promesse de l’aube“ pour finir par raconter le sort des juifs du ghetto de Vilnius, Désérable transformant peu à peu son autofiction mâtinée d’intertexte (on retrouve dans son nouveau roman des traces du précédent, notamment à travers quelques clins d’œil à Gary) en un subtil roman sur ces oubliés de l’Histoire que seule la littérature a le pouvoir de faire revivre.
Pour „Mon maître et mon vainqueur“, un nouvel intertexte – l’amitié passionnelle entre Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, dont chacun connaît la tragique apogée – et un nouveau récit, reconstruit à coups de sonnets, de haikus et d’alexandrins dans le bureau d’un juge, personnage un peu rêveur que Désérable a emprunté à l’excellent „Article 353 du Code pénal“ de Tanguy Viel et qui demande des explications au narrateur, meilleur ami de l’inculpé.
Car on a retrouvé, sur son ami Vasco, outre l’arme d’un crime dont on ne connaît ni la nature ni la gravité – même si l’intertexte est là pour fournir des indices –, un carnet de poèmes, intitulé avec une verve toute dix-neuvièmiste „Mon maître et mon vainqueur“.
Ce seront les poèmes de Vasco qui constitueront la charpente narrative du roman, chaque poème référant à une étape de la relation orageuse, adultérine, qui liait l’actrice Tina, mariée à Edgar, un employé au ministère des Finances aussi naïf qu’ennuyeux, à Vasco, conservateur à la BnF qui en tombera raide amoureux, de Tina – et il s’agira là d’un de ces amours dont l’impossibilité ne fait qu’alimenter le noir feu de la passion, d’un de ces amours dont chacun, abstraction faite des amants eux-mêmes, habiles quand il s’agit de se voiler la face, sait qu’il fera des ravages et laissera exsangue au moins l’un des partis impliqués, d’un de ces amours qui ne font du bien que quand on les rencontre en poésie, dans le creux d’une métaphore ou au détour d’un couplet qui fait mouche.
Fou d’amour
L’histoire de Vasco et de Tina commence avec un silence (c’est à la suite d’une interview à la radio, où Tina gardera le silence de façon prolongée, que le narrateur voudra faire sa connaissance), se poursuit avec un malentendu on ne peut plus proustien (un peu comme Odette pour Swann, Tina n’est pas le genre de Vasco et, s’empresse d’ajouter le narrateur, lui „n’avait jamais été le sien“) et commence véritablement quand Vasco l’invite à la BnF pour voir les exemplaires originaux d’„Une saison en enfer“ et des „Poèmes saturniens“.
Le prétexte est gros, mais Vasco est loin de se douter de ce que ce texto pas anodin du tout va déclencher: c’est dans la Grande Réserve, une pièce exigüe, „où étaient conservés rien de moins que les trésors de la BnF“ que Tina, jeune actrice aussi fougueuse qu’extravagante, qui aimerait passer sa vie „à boire, à lire et à baiser“, se fera lécher la chatte par Vasco jusqu’à ce que celui-ci, au sommet de l’extase, tombe dans les pommes.
C’est le début d’un amour fou, intense, obsessionnel, qui ravagera et le mariage de Tina et la santé mentale de Vasco, un amour „aux temps du smartphone: une suite ininterrompue de déblocages et de blocages“. C’est un amour partagé entre une légèreté et une mélancolie maximales, entre la joie et la palpitation orgiastique et l’appel du suicide, la jalousie et le chantage affectif – „comme il y avait trop à dire et que le temps lui manquait, il a pensé lui écrire quelques vers, deux-trois quatrains qui annonceraient la couleur, un demain-dès-l’aube-à-l’heure-où-blanchit-la-campagne-je-m’ouvrirais-les-veines“, commentera, avec ce laconisme qui cache assez mal son inquiétude et son empathie, le narrateur.
Revivifier la littérature
Grâce à leur amour (et grâce au sens narratif de Désérable), la littérature et ses fétichismes sont ravivés, la matière a priori morte de l’histoire littéraire étant ranimée au cours de scènes à la fois burlesques et touchantes – sans trop vous en dire, au-delà de la scène de baise au beau milieu des épreuves corrigées des „Fleurs du mal“ et d’une bible de Gutenberg, il y en a plusieurs qui impliquent l’arme utilisée par Verlaine pour tirer sur Rimbaud et une, d’anthologie, au cours de laquelle Vasco, persuadé que Tina ne mérite rien de moins, en tant que cadeau d’anniversaire, que le cœur de Voltaire, incite le narrateur à l’assister dans son plan horriblement foireux qui consiste à vouloir dérober ledit cœur au Salon Voltaire de la BnF, où il est caché dans le socle d’une statue du philosophe.
Toute gravité et toute emphase qui viennent parfois lester les récits de grands amours tragiques, Désérable réussit à les désamorcer grâce à l’humour qui fait partie intégrante de son style (et qui rappelle parfois l’impassibilité d’auteurs comme Jean-Philippe Toussaint), cet humour le faisant railler, entre autres et pêle-mêle, les mauvais écrivains qui vous embarrassent de leurs piètres torchons, le jargon immonde et hypocrite des agents immobiliers, la vie émotionnelle asséchée des greffiers, Paulo Coelho ou encore la surveillance de tous par tous via Internet et le smartphone.
Mais, c’est là l’un des propres de l’héritage du postmodernisme littéraire, ce second degré permanent n’empêche pas Désérable de disséquer avec empathie, comme l’a fait Proust avant lui, les bienfaits et la toxicité du sentiment amoureux – le bon romancier, explique le narrateur, „doit avoir à l’égard de ses personnages le cœur tendre et l’œil dur“.
Et malgré quelques écueils – le montage en parallèle de la scène où le narrateur décrit comment Vasco et Tina font l’amour tandis qu’Edgar passe un weekend chez sa mère est un peu simpliste; Désérable est parfois un peu scolaire et l’on voit très bien que le dispositif qui fait parler son narrateur au juge permet aussi d’expliquer à ses lecteurs ce qu’est un haiku ou le kaïros; enfin, la seule véritable évocation de la vie privée du narrateur lors du mariage de Tina et d’Edgar vient un peu tard et paraît comme greffée sur le roman à la dernière minute –, Désérable a, envers ses personnages, la tendresse de cœur et la dureté du regard qui caractérisent le bon romancier, à quoi s’ajoute une lecture poétique du réel.
Et c’est pour cela que ce récit sous forme d’exégèse d’un recueil de poésie, exégèse tantôt énoncée à voix haute (quand les éléments fournis peuvent contribuer à prendre la défense de son ami devenu fou), tantôt tue (quand le poème est à charge de Vasco), est, en fin de compte, un plaidoyer pour l’extravagance des poètes, pour la folie de ceux sans qui la vie se résumerait à une accumulation de paperasses, à de fastidieuses séances yoga, aux courriels dont l’adresse de l’émissaire finit par gouv.fr., toutes choses contre quoi la littérature en général et Désérable en particulier s’insurgent.
Baudelaire voulait que le poète fût exonéré des lois qui régissent le commun des mortels – Désérable, lui, donne la preuve, par la littérature, qu’il est des cas où cela se justifie. Car pour le poète maudit, être condamné à vivre sans amour est la pire des peines à encourir.
Info
„Mon maître et mon vainqueur“, François-Henri Désérable, 2021, Gallimard, 192 pages, 18 euros.
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