Théâtre / Le désespoir humain en dix leçons, leçon onze: „Decalogue of Anxiety“ au TNL
Avec „Decalogue of Anxiety“, le TNL poursuit une saison qui dépeint un monde en ruines, où la culture et le théâtre sont les ultimes bouées de sauvetage dans une société qui refuse de faire face. Se faisant l’apôtre d’un théâtre très rétro, sorte de retour au bercail de cet art, ce décalogue esthétiquement radical en aura déconcerté plus d’un.
A l’origine du projet se situe „Fahrenheit 451“, la fameuse dystopie de Ray Bradbury où un régime tyrannique essaie de saccager la mémoire culturelle de l’humanité en brûlant les livres. Afin de les sauver de la disparition, un groupe de dissidents se met à les mémoriser – dès lors, pour éliminer tout résidu culturel, il faudrait se débarrasser de ces hommes devenus livres ambulants.
Conçu par les cofondateurs du Sfumato Theater Laboratory Margarita Mladenova et Ivan Dobchev, présenté à Sofia sous forme de Work in Progress et, après son passage au TNL, en passe d’être joué au Finisterra Festival à Porto dans le cadre du projet européen Catastrophe, „Decalogue of Anxiety“ est composé de dix grands textes de la littérature mondiale déclamés par dix acteurs de différents pays – la Belgique, la Bulgarie, la France, la Grèce, le Luxembourg, le Monténégro et le Portugal.
Et tout se passe un peu, sur scène, comme si ces textes s’étaient emparés des acteurs et actrices, comme s’ils en étaient hantés, voire possédés, ces textes étant pénétrés d’une urgence, d’une certaine impatience à se faire entendre, à être déclamés dans une sorte de joyeux enchevêtrement des langages et des cultures, les acteurs et actrices s’aventurant mainte fois hors des sentiers battus de leurs langues maternelles.
Ces dix monologues résonnent sur une scène post-apocalyptique, sorte d’arche en ruines, avec ses chaises renversées, ses fantômes, ses empilements de cadavres, son double arc qui permet une mise en abyme par ailleurs reflétée dans le court extrait de Tchekhov censé nous mettre en bouche, une scène dont les différentes mutations auront en commun une tendance au macabre, au noir, au désespoir, à l’angoisse, comme le montre cette corde qui surgit d’un coup, invitant à la pendaison comme ultime échappatoire au tas de ruines qu’est devenu notre monde.
Cette arche théâtrale sur laquelle se meuvent les acteurs qui accompagnent les orateurs tantôt par des danses macabres, tantôt par des cortèges funèbres, quand ils ne s’affalent pas en pile de cadavres ou, leurs masques théâtraux devenant masques mortuaires, se pétrifient, ne semble plus là, comme aux temps de l’Ancien Testament, pour donner une nouvelle chance à l’humanité mais pour célébrer en un rituel funèbre ce en quoi elle excella: transcender en art ses nombreuses défaillances, incertitudes, désirs et angoisses.
Dans ces courts extraits, ponctués et rythmés par les compositions se situant entre les plages ambient des Irlandais de God is an Astronaut et du rock progressif psychédélique de Pink Floyd de Hristo Namliev, il sera presque toujours question d’aliénation, de mort et d’anxiété: qu’on écoute le Bardamu de Céline vitupérer sur la guerre et le vol de conserves, le personnage de Heiner Muller coincé dans un ascenseur réfléchir sur l’absurdité du monde du travail, qu’on entende Socrate réfléchir sur la mort qui l’attend ou encore les deux lettres d’Antonin Artaud et de Maria Tsvetaieva, deux textes comme gorgés de douleur, de désespoir et de folie par lesquels se termine ce sombre potpourri théâtral, le ton est aussi noir et désespérant que la scénographie le suggère dès le départ.
Saluons par ailleurs le travail du dramaturge Florian Hirsch, qui réussit à nous faire traverser les époques littéraires en trouvant, de Platon à Tsvetaieva en passant par Büchner, T.S. Eliot ou encore Céline, des fils conducteurs, des similitudes, des preuves que l’anxiété n’a jamais cessé d’être un beau moteur de créativité.
Si „Decalogue of Anxiety“ est décontenançant et qu’on a quelque peu du mal à s’immerger dans l’univers de la pièce tant on n’est plus habitué à cette manière radicale de déclamer des textes que le spectateur se prend en plein dans la gueule, il s’en dégage aussi quelque chose d’envoûtant, d’inquiétant, qui nous aspire dans ce royaume du désespoir en nous rappelant, bercés que nous sommes par le ronron du théâtre naturaliste ou le déconstructivisme des productions post-dramatiques, que d’autres formes esthétiques existent.
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