Essai / „Le harcèlement moral est mon métier“
En 2006, sept dirigeants de France Télécom ont initié des plans visant à faire partir 20 pour cent de leurs effectifs. Ils sont accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés, dont 19 ont fini par se suicider. Ce procès, qui a eu lieu de mai à juillet 2019, donna lieu à un jugement de pacotille: selon Sandra Lucbert, impossible de juger le monde capitaliste dans la langue même du capitalisme. Dans un essai virulent, l’autrice en découd avec l’uberisation du monde, la novlangue managériale et le cynisme des dirigeants qui qualifient les suicidés de trouble-fêtes – et propose une rupture avec la langue comme première étape d’une rébellion devenue nécessaire.
„Au procès France Télécom, le monde jugé est le nôtre. Le monde qui juge est aussi le nôtre. Le monde jugé est celui depuis lequel on juge.“ C’est cette antinomie qui guide le procès France Télécom, lors duquel sept de ses dirigeants, dont le PDG Didier Lombard, furent accusés de harcèlement moral „à l’échelle d’une entreprise“. „C’est la première nouveauté“, écrit Sandra Lucbert: „on incrimine une organisation du travail qui aurait nui à l’ensemble des salariés. Les prévenus dirigent – dirigeaient – une entreprise du CAC 40. C’est la seconde nouveauté: d’ordinaire, en France, on ne juge pas ces gens-là.“
En 2006, afin de libérer „sept milliards de cash flow“, de sortir d’un endettement conséquent et de satisfaire les actionnaires, France Télécom met sur pied le plan NExT, joli acronyme digne d’une méchante société dans un film de science-fiction derrière lequel se cache l’a priori inoffensif „Nouvelle expérience des télécommunications“. En réalité, ce plan a pour but de faire partir en un temps record de trois ans et sans incommodant plan social 22.000 employés: à cette fin, 4.000 employés sont formés pour faire partir ces effectifs en recourant au harcèlement moral, en dégradant au plus haut point les conditions de travail, de façon à pousser les employés à partir volontairement, réduisant ainsi les coûts liés aux indemnités à payer.
Lors du procès, il „manque beaucoup de monde sur les sièges des prévenus“: pas seulement à cause des limites de prescription du droit, mais aussi et plus „fondamentalement“ parce que les responsables sont „injugeables“, que la condamnation qu’ils encourent n’est autre que symbolique. La peine maximale sera d’ailleurs, au-delà d’une année de prison que les accusés ne feront pas, leur casier étant vierge, de 15.000 euros d’amende – une fraction de leur salaire annuel. D’ailleurs, ces responsables s’en foutent, visiblement, que leur mise en application du plan NExT ait abouti à des pendaisons, des noyades, une défenestration, une immolation, un suicide sur rails, un suicide en réunion à l’arme blanche: „Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison. Il digère.“
Mais que digère-t-il, nous demande l’autrice? Il digère des „MUs liquéfiés par ses soins“. Par MU, il faut comprendre „moyens utilisés“, et par „moyens utilisés“, il faut comprendre: des êtres humains, dont la vie professionnelle (et psychique) est en jeu. Car il est plus facile, n’est-ce pas, de dire (ou d’écrire) qu’on se débarrasse d’un MU que d’admettre qu’on a poussé au départ en le brisant psychiquement un être humain. Et d’admettre que trente-neuf salariés de France Télécom „se sont résignés à mourir“.
Au monde des „CDI sans chaise“
C’est là tout le propre de cet essai brillant que de pasticher le langage entrepreneurial en mettant en vitrine son absurdité, sa laideur, de faire ressentir le rabaissement des employés, leur humiliation non pas rampante mais claire et nette comme une vérité cartésienne, leur déshumanisation non pas lente et progressive mais rapide et radicale tout en le moulinant, ce langage, à la sauce deleuzienne (il sera beaucoup question de flux et de liquidités) afin que son idiotie ressorte avec brutalité, avec véhémence, avec un cynisme rageur qui montre qu’un langage peut se rebeller contre l’utilisation à laquelle on le plie.
Plutôt que de machines désirantes, il sera ici question de machines qui broient, de machines qui déchiquètent et d’hommes qui ont accepté de devenir les rouages d’une exploitation systémique autant que systématique – c’est la triste et révoltante histoire d’un devenir-système du mépris à l’échelle organisationnelle du travail que raconte „Personne ne sort les fusils“.
Car le vrai problème est plus vaste, qui ressort d’une comparaison qu’on aurait pu juger malsaine mais qui s’avère, dans la suite du propos, d’une justesse glaçante: si Sandra Lucbert commence son essai avec le récit fait par Joseph Kessel d’une journée au procès de Nuremberg lors de laquelle l’on montra aux accusés un documentaire sur les camps de concentration, c’est pour montrer que lors de ce procès, le monde Alliés-Américains „en juge un autre, qu’il a vaincu“ et qu’on y a décomposé „pièce à pièce, six mois durant“, le monde nazi pour analyser comment „l’infraction d’interdits majeurs a pu y devenir un système“.
Or, lors du procès France-Télécom-Orange, il est devenu impossible d’analyser le processus de légitimation d’un mécanique social immonde, puisqu’il n’y a plus de dehors au système capitaliste: comme le disait Althusser, nous naissons toujours déjà dans l’idéologie et, comme le précisera Marc Fisher des années plus tard, il n’y a aujourd’hui plus qu’une seule idéologie (si on peut parler d’idéologie), qui est celle du néolibéralisme.
Opérant comme un révélateur universel, l’essai de Sandra Lucbert rend lisible les dessous d’une société qui nous „rentre dedans“, qui nous parle, comme dirait Lacan, et dont nous avons adopté les mécanismes malgré nous: l’autrice y décrit comment le vocabulaire managérial prépare et assouplit les atrocités commises au nom du néolibéralisme, qu’il permet ensuite de légitimer en recourant à des expressions qui ont toujours déjà choisi leur camp.
„Jésus manager“
Et ce camp, c’est évidemment celui des vainqueurs, raison pour laquelle même la défense, lors du procès, devra recourir à la langue des exploitants, arguant par concessions, s’excusant presque, affirmant que „même les gens fragiles ont le droit d’être protégés“, comme s’il pouvait être envisageable que les gens fragiles ne bénéficient pas d’un tel droit. Si Victor Klemperer avait analysé comment le Troisième Reich avait „refait la langue allemande“ pour la transformer en outil technique permettant de déchiqueter une société, Lucbert démonte le fonctionnement de notre langue à nous, une langue devenue universelle et mondiale, qu’elle baptise la Lingua Capitalismi Neoliberalis.
Cette langue, Sandra Lucbert s’ingénie, tout au long de l’essai, d’en démonter son fonctionnement, de montrer comment elle a envahi toutes les sphères de nos existences, comment elle a infecté le monde du travail et quelles en sont les étapes à venir. Car pour Lucbert, il est évident que NExT a préparé Uber, dont les contrats „répartissent des rôles imaginaires“ et dont le salarié „n’est plus un salarié“ mais un „partenaire“. Ainsi, „les questions de congés, temps de travail, maladies, accidents sont efficacement recouvertes par le gribouillis“.
On pense évidemment aux derniers films de Ken Loach („I, Daniel Blake“ et „Sorry We Missed You“) ou à „En guerre“ de Stéphane Brizé, l’on pense à ces victimes, actuelles et à venir, des restrictions budgétaires liées à la pandémie, l’on pense à ses métiers qui ne sont plus guère rentables, dont le journalisme fait partie, l’on pense aussi, ici à Luxembourg, à ce qui vient de se passer chez les collègues de Saint-Paul, où bon nombre de journalistes ont été licenciés et où le ressort culturel connaîtra une fusion avec la rubrique lifestyle: l’essai donne un substrat théorique à ces films enragés et noirs, à cette réalité de plus en plus soumise au joug du commerce en décrivant et en démontant la langue que se sont choisis les vainqueurs de ce monde.
Cette langue, c’est une langue laide, matinée d’anglicismes, d’acronymes et d’euphémismes. C’est une langue-piège, où chaque mot en cache un autre, une langue faite de gribouillis, qui dit pour mieux enfouir, une langue tissée de métaphores désolantes, d’allégories dérisoires, à la fois chrétiennes et crétines: vers sa fin, l’essai donne à lire un pastiche de vie de saint en déroulant les étapes désolantes de la vie de Michel Bon, responsable de la privatisation et de l’endettement subséquent de France Télécom, puis fait suivre et commente les extraits d’une conférence de carême tenue par François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, lors de laquelle celui-ci dépeint Jésus en „manager“.
Face à cette langue que nous parlons tous, un seul remède: la littérature. „Je trimballe avec moi quantité d’états de langage, c’est ce que fait la littérature aux gens qui la pratiquent. Elle impose un écart permanent avec ce qu’on dit. Je parle la langue collective, mais contestée par une cacophonie intérieure.“
Ce sont les bribes de cette cacophonie, transformées en „appareil optique“, qui aident à nous dégager de l’étreinte de la logique managériale, à y voir un peu plus clair: grâce à „La colonie pénitentiaire“ de Kafka, où se lit le „gribouillis“ insensé qui recouvre le corps des salariés dont on se débarrasse, grâce au „Quart Livre“ de Rabelais, où se donne à lire comment la langue managériale gèle le sens (Lucbert en dégage une théorie du tiret à la fois poétique, terrible et juste), grâce encore à une relecture de „Bartleby“ de Melville, qui rend compte de l’abandon des salariés, grâce enfin au récit parfois délirant, souvent cynique, toujours enragé, auquel s’adonne l’autrice, l’on finit par comprendre qu’il est devenu urgent de „rompre avec notre langue, distinguer les cibles, sortir les fusils“. Quitte à „gâcher la fête“.
Info
„Personne ne sort les fusils“ de Sandra Lucbert, Editions du Seuil, 2020, 156 pages, 15 euros
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