Festival de Cannes / Le Luxembourg dans la sélection „Un certain regard“: Vicky Krieps et Adam Bessa récompensé à Cannes
Avec trois coproductions dans la sélection „Un certain regard“, dont deux coproductions Samsa avec Vicky Krieps et une coproduction de Tarantula, le Luxembourg bat un record personnel. Ce record a d’ailleurs porté ses fruits, puisque Vicky Krieps et Adam Bessa ont obtenu tous les deux le prix de la meilleure interprétation pour leurs rôles dans „Corsage“ et „Harka“.
Une fois encore, Vicky Krieps est omniprésente à Cannes, avec deux rôles principaux dans deux films de la sélection „Un certain regard“. Dans „Plus que jamais“ d’Emily Atef, elle joue Hélène, atteinte d’une maladie des poumons mortelle. Cruelle ironie du sort, c’est Gaspard Ulliel, décédé il y a peu d’un accident de ski, qui joue son mari Mathieu et que le spectateur verra donc dans son tout dernier film s’inquiéter du lent délitement de sa partenaire, qui doit affronter, d’entrée de jeu, les réactions des amis du couple. Ceux-ci ne savent pas comment la traiter, les uns l’interrogeant bêtement sur ses plans d’avenir alors que d’autres la traitent comme si elle était déjà morte.
Parce qu’elle n’en peut plus de toute cette pitié, parce qu’elle souffre du regard des autres, de la détresse de sa mère (Valérie Bodson) et qu’elle n’en peut plus des hôpitaux et consultations, elle décide de tout larguer et de partir – départ précipité par le blog d’un homme qui, lui, souffre d’un cancer, à qui elle commence à partager sa détresse et qui l’invite dans sa cabane dans l’isolation d’un fjord norvégien.
Mathieu ne comprend pas pourquoi elle veut quitter son bercail, qui lui explique à mainte reprise que si jamais elle trouve un donneur de poumons, il faudra qu’elle soit au taquet et non pas au fin fond de la Norvège. Hélène n’est plus sûre de vouloir subir une telle intervention, n’est pas sûre d’en vouloir, de cet espoir qui risque d’être déçu – et part donc rejoindre le mystérieux inconnu qui ne ressemblera guère à la photo qu’il avait publiée sur son blog. Arrivée en Norvège, elle devra s’accoutumer à une vie rêche dans une cabane peu chauffée, au lit comme fait pour des insomniaques et à l’absence de Wi-Fi et se liera d’amitié avec Bent (Bjørn Floberg) jusqu’à ce que son mari finisse par la rejoindre.
Dans une scène poignante, Hélène dit en toute lucidité comment elle voit son partenaire refaire sa vie après sa mort, comment elle le voit faire un enfant à une autre, combien elle en souffre, de cette vision, discours auquel Mathieu répond par son propre désespoir, son avenir sans elle, la femme avec qui il avait pourtant commencé de passer sa vie. Si la scène touche, c’est que leurs détresses sont irréconciliables, qu’elles se trouvent dans un registre ontologique différent: Hélène pleure l’injustice d’une vie qui s’en va, Mathieu l’injustice d’une vie qui continue, double chagrin qui est comme métaleptiquement hanté par le fait que chaque spectateur dans la salle Debussy, lors de la projection, savait qu’une mort tristement réelle planait sur le film.
Certes, le scénario a des failles – le personnage de Bent, censé être opaque et elliptique, ne convainc pas tout à fait et sa disparition prématurée en fait une sorte d’homme de paille, de personnage purement fonctionnel là où le ménage à trois aurait pu offrir des tensions narratives plus intéressantes – et le tout est parfois trop larmoyant. Mais Vicky Krieps parvient à subjuguer, même si, à tant susciter les torrents de larmes, elle risque le typecasting – on se souvient de sa mère et veuve endeuillée dans „Serre moi fort“ de Mathieu Amalric l’année dernière.
Corps (pas) sage
Comme pour y remédier, elle incarne donc l’impératrice Elisabeth d’Autriche (plus connue sous le nom de Sissi) au tournant du 20e siècle dans un biopic féministe fortement fictionnalisé où le titre allégorise de façon assez ostentatoire le propos du film – le corsage désignant à la fois cet accoutrement un peu ridicule que la mode ou la société obligeait les femmes à porter tout comme ce confinement social dans lequel on tenait alors les femmes, surtout quand elles étaient des célèbres épouses et qu’il fallait veiller à ce que leur comportement soit exemplaire.
Exemplaire, Elisabeth l’est pourtant très peu, qui feint des évanouissements quand son entourage la fait chier, qui se montre trop peu en Autriche et trop souvent en Hongrie, selon des hommes politiques influents qui, comme cela fut le cas pour à peu près tous les règnes, accusent l’épouse d’avoir une mauvaise influence politique sur le mari. De surcroît, elle insulte la cour de son mari, tire la langue à un docteur qui lui dit qu’à son âge – quarante ans – la plupart des femmes sont déjà mortes et drague ouvertement d’autres hommes, osant embrasser ouvertement ses désirs sexuels – s’il n’y avait pas ces ragots insupportables, lancés de surcroît par une sœur hyper-coincée.
Portrait d’une femme forte à une époque qui ne les supportait encore moins, les femmes fortes, que la nôtre, „Corsage“ cherche, un peu comme le faisait Sofia Coppola dans son „Marie-Antoinette“, à jeter des ponts vers la société contemporaine à coups d’anachronismes – les accoutrements limite steampunk des confidentes d’Elisabeth, la bande-son pop un brin convenue – comme pour montrer qu’on n’est pas si avancés que ça, aujourd’hui. Là encore, la lecture allégorique, bien que juste, est un brin convenue et n’arrive pas à la cheville du fameux „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma, film d’époque féministe bien plus subtil.
Si le jeu espiègle de Vicky Krieps parvient d’abord à faire oublier ces écueils, son comportement subversif s’épuise vers la fin – car tirer la langue à un médecin hautain qui lui suggère qu’elle n’est qu’une vieille est, en fin de compte, trop sage, trop infantile pour remporter l’effet escompté. Heureusement, la scène finale, où l’expression „larguer les amarres“ est prise au sens premier du terme, est fort belle dans sa portée utopique.
Har(k)a-Kiri
Enfin, „Harka“, coproduit par Tarantula, film le plus politique de la sélection luxembourgeoise d’„Un certain regard“, pose avec un véritable sens de l’urgence la question de ce qu’il reste aujourd’hui, dix ans après sa déconvenue, du printemps arabe. S’inspirant librement de la vie ou surtout, de la mort de Mohamed Bouazizi, un marchand de fruit et de légumes qui s’était immolé devant une préfecture, le long-métrage de Lotfy Nathan suit Ali (excellent: Adam Bessa), un jeune démuni qui vit sur un chantier et se débrouille en vendant illégalement de l’essence sur un trottoir, payant son droit de dealer sur le trottoir en glissant de façon honteusement ostentatoire un pot-de-vin aux policiers qui circulent.
Quand sa sœur vient lui annoncer la mort de son père, il réintègre le foyer familial, son frère en profitant pour se casser à Hammamet, où il y a beaucoup de touristes et donc plus de thune – l’une des scènes fortes du film montre d’ailleurs Ali qui rejoint son frère pour lui demander de l’aide, arpentant comme un fauve en cage les plages et terrasses de luxe, peinant à croire les billets glissés sur les tables, son regard blessé, irascible, ses mouvements saccadés trahissant sa pauvreté au milieu d’une richesse obscène.
Menacées d’expulsion à cause de l’endettement du père, les sœurs implorent Ali, qui a fait des épargnes afin de pouvoir quitter la Tunisie, de les aider. Ali obtempérera, accepte des combines de plus en plus dangereuses jusqu’à ce qu’il se rende compte que, peu importe ce qu’il fera, peu importe jusqu’où il s’abaissera – ça ne suffira jamais.
C’est à travers le regard de sa sœur, personnage focal qui dédouble le regard de la caméra, qui comprend qu’Ali dort toujours par terre, dehors, parce qu’il a honte et qu’il se sent sale, que cet homme qui parfois se croit un fantôme tant il passe inaperçu au regard du monde extérieur devient un être sensible, souffrant.
Une fois le constat de son impuissance fait, Ali se révoltera, gueulera, essaiera en vain d’attirer l’attention sur l’absurdité de son sort jusqu’à ce que le désespoir le gagne. Si le langage visuel du film – le contraste entre l’eau et le feu – est fort, il est aussi un tantinet convenu et prévisible, ce qui ne change rien au fait que ce film, animé d’une colère que porte avec brio son acteur principal brillant, est une réponse percutante, cinglante, urgente et en fin de compte désespérante aux échecs politiques comme subsumés par la passivité des hommes politiques devant la porte desquels Ali aura d’abord essayé de le montrer, son désespoir.
La scène d’immolation, filmée alors que des passants passifs ignorent qu’un homme part en fumée devant eux – c’est tout le contraire de la scène d’immolation qui clôture „Robe of Gems“, présenté en compétition à la Berlinale – n’en devient que plus marquante.
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